Exportations d’armes :L’Allemagne n’est pas un partenaire fiable ?
Le groupe Vauban* évoque tous les dangers d’une coopération avec l’Allemagne, qui pourrait se montrer très rétive à l’exportation de matériels militaires vers certains pays. « Si l’Allemagne peut faire, de temps en temps, à son gré et à son rythme, certains compromis, elle n’a aucune intention de se faire forcer la main. Elle le fait quand elle le veut et quand elle le peut. C’est son droit souverain que Paris devrait respecter : on ne peut être pour la souveraineté de l’exportation et la dénier aux autres. Mais cela emporte une conséquence dont il faut tirer immédiatement les leçons : l’Allemagne n’est pas un partenaire fiable » .( groupe Vauban dans la Tribune.)
Lors de l’examen à l’Assemblée Nationale du rapport sur l’exportation, le 26 septembre, le ministre des Armées a estimé que la politique restrictive de l’Allemagne ne serait pas un problème pour la France. L’argument d’autorité peut en effet impressionner une opposition qui ne travaille pas mais il n’a aucune valeur en France et en Allemagne : le ministre le sait parfaitement. Mais nous nous croyons obligés d’écrire ici pourquoi les coups de menton à Paris ne valent rien à Berlin.
Premièrement, jusqu’à ample informé, la fameuse loi de contrôle de l’exportation d’armement (REKG selon son acronyme allemand) n’est toujours pas connue et pour une cause qui devrait inquiéter Paris : la coalition se déchire à pleines dents sur ses dispositions les plus sensibles et de toute façon maintient sa politique d’exportation responsable c’est-à-dire restrictive.
La coalition jamaïcaine est en effet toujours profondément divisée entre realos (réalistes) et fundis (dogmatiques) : les premiers assument une politique un peu plus décomplexée dans le domaine de l’exportation avec deux arguments de poids : ne pas laisser certains pays face au choix obligé d’acheter Russe ou Chinois et demeurer un partenaire fiable au yeux de ses alliés en arrêtant de déchirer des accords qu’elle a pourtant signés ; les seconds ont déjà avalé la couleuvre ukrainienne (vendre à un pays en conflit) et ne veulent plus en avaler d’autres (saoudiennes, émiriennes, qataries, égyptiennes, etc).
Il est bien difficile d’ailleurs de dresser une cartographie des partisans et opposants à l’exportation d’armement, tant les lignes de partage traversent les partis politiques eux-mêmes. C’est bien une coalition dirigée par une CDU (Mme Merkel) qui, par deux fois (2013 et 2018) a accepté un contrat de coalition déjà très restrictif pour gouverner et assumé aussi l’embargo unilatéral décrété en novembre 2018 contre l’Arabie et les EAU pour pouvoir continuer à gouverner ; c’est cependant un Vert (M. Habeck) qui, le premier (fait, totalement oublié) a souhaité armer de manière offensive les Ukrainiens AVANT le début de l’actuel conflit, position qui lui avait valu à l’époque les pires avanies de ses amis politiques…
Si M. Scholz a refusé d’exporter le Typhoon en Arabie saoudite, il n’en a pas moins allégé certaines exportations d’équipements de défense dans le cadre de sa réforme de l’Agrément Général depuis le 1er septembre et a laissé son ministre de la Défense s’exprimer à deux reprises de manière très décomplexée sur le thème de l’exportation d’armement sans être démenti. Bref, le thème de l’exportation d’armement est, pour la scène politique allemande, une dune qui change de forme selon les vents. En un mot : M. Lecornu devrait surveiller de (plus ?) près les débats allemands actuels sur ce sujet avant de juger que la France les a réglés définitivement à son avantage et surtout avant même que la coalition ait tranché elle-même ce dossier explosif. Rien ne serait plus faux et dangereux que de le croire.
Deuxièmement, certaines dispositions (déjà annoncées) de la future loi (en octobre 2022 dans un document énonçant ses principes directeurs) sont extrêmement inquiétantes à terme, notamment la proposition totalement baroque mais (hélas !) bien réelle, de création d’un comité composé des pays partenaires d’un projet d’armement où chacun d’entre d’eux aura un droit de vote proportionnel à son poids dans le programme.
M. Sven Giegold, secrétaire d’État au Ministère de l’Économie, auteur de cette idée loufoque, imagine que ce comité pourra prendre des décisions d’exportation à la majorité qualifiée et, pire, pourra permettre à un de ces membres de demander un nouveau vote sur un cas déjà décidé, s’il estime que les circonstances ont évolué de telle manière à remettre en cause la décision prise précédemment.
Ainsi l’actuelle coalition a-t-elle le projet insensé de proposer la création d’une usine à gaz bureaucratique qui installera l’insécurité juridique pour les industriels et diplomatique pour les États (acheteurs comme vendeurs). C’est, à ne pas en douter, la première étape vers l’européanisation des dispositifs de contrôle-export qui se prépare.
Cet objectif n’a eu de cesse d’être promu par Mme Hannah Neumann, député (verte) européenne (allemande) dans deux rapports fracassants au Parlement européen et a été intégré dans le contrat de coalition du 24 novembre 2021 (page 116 dans la version signée le 7 décembre suivant). La France ferait bien de rassembler ses alliés dès à présent dans cette future bataille où elle a tout à perdre au lieu de considérer le danger conjuré.
Troisièmement et en effet, au-delà du débat propre à la future loi allemande, il est une donnée qui s’imposera toujours à tout partenaire étranger : le contrat de coalition aura une valeur politique supérieure à tout accord bilatéral et pourra amener à une révision totale et unilatérale d’accords internationaux ou européens. C’est déjà la grande erreur des Britanniques que de ne pas l’avoir compris et de penser qu’une forte pression suffit à faire plier une coalition laborieusement constituée et soutenue à bout de bras ; c’est probablement, si l’on en croit les paroles fortes du ministre, une erreur que Paris s’apprête à commettre à son tour.
La France, pourtant, s’est déjà fait piégée en novembre 2018 et n’en est sortie que par le compromis boiteux du de minimis : célébrée pour son déblocage de certains dossiers épineux, cette solution s’apparente pourtant à une restriction sévère de sa souveraineté d’exporter… La vérité toute crue est ainsi bien loin des rodomontades des pays partenaires : Berlin n’agit qu’en fonction de ses intérêts politiques. Ni Londres ni Paris ne devraient oublier que l’exportation d’armement ne pèse que 0,11% des exportations totales de l’Allemagne : son poids ridicule ne justifie en rien la mise en danger d’une coalition politique ou de tout autre enjeu diplomatique ou éthique.
Si l’Allemagne peut faire, de temps en temps, à son gré et à son rythme, certains compromis – des moteurs en Inde, des chars en Ukraine, des avions de transport éventuellement en Arabie, pour prendre des exemples récents -, elle n’a aucune intention de se faire forcer la main. Elle le fait quand elle le veut et quand elle le peut. C’est son droit souverain que Paris devrait respecter : on ne peut être pour la souveraineté de l’exportation et la dénier aux autres. Mais cela emporte une conséquence dont il faut tirer immédiatement les leçons : l’Allemagne n’est pas un partenaire fiable.
Alors que faire ? Le ministre évoque la rupture si l’Allemagne ne respectait pas ses engagements à l’avenir, mais, outre le fait que les garanties nous semblent bien minces et peu fiables après 2025, cette option nécessite d’entretenir en permanence un plan B (sur l’avion et sur le char) pour être prêt à le mettre en œuvre en cas de nécessité, ou, encore plus coûteux, de remplacer les pièces, systèmes et équipements allemands par leurs équivalents français le jour où Berlin décide de bloquer tel ou tel projet d’exportation. Réalisée sur une petite échelle, cette politique de substitution est impossible à mener sur une grande et fera perdre aux armées un temps et un budget considérables, sans ne rien dire du pays-prospect qui aura trouvé ailleurs un produit similaire ou s’approchant chez la concurrence.
Alors ? Alors, c’est dès à présent qu’il convient de rompre avec l’Allemagne, au nom justement de l’insécurité juridique qu’elle entretient en permanence du fait de ses choix politiques ou éthiques, quand ils ne sont pas intéressés. Le ministre a raillé le RN en l’accusant de ne rien faire : on ne prendra pas ici la défense d’un parti politique qui ne travaille assez ses dossiers pour être capable de donner la réplique immédiate au ministre, mais on objectera au plus gaulliste des ministres du gouvernement que « le coup de la chaise vide » a existé par le passé (1er juillet 1965 – 1er janvier 1966) et que surtout « la politique des mains libres » a été menée par le général de Gaulle après la déception – déjà – que lui avait causé le fameux protocole interprétatif du Traité de l’Élysée, imposé par le Bundestag (qui, oui, a de vrais pouvoirs) un fameux jour de juin 1963 et qui en dénaturait totalement l’esprit et la lettre. On croit pouvoir affirmer que l’Allemagne de Mme Merkel et de M. Scholz a autant déçu la France que celle d’Adenauer. Tirons-en donc la même leçon.
En quoi consisterait aujourd’hui cette politique des mains libres ? Simplement à faire coïncider nos exportations avec nos projets de coopérations. La France, si elle a plusieurs clients export, n’a au fond que deux grandes alliées : les EAU et l’Inde qui, c’est heureux, s’entendent bien. Le chantier de modernisation du char Leclerc à Abu Dhabi, projet déjà considérable, pourrait facilement se transformer en une feuille de route dans le char de combat que d’autres pays rejoindraient ; de même, les futurs standards du Rafale pourraient se réaliser en partenariat étroit avec ces deux clients de l’avion de chasse français et dessiner ainsi une feuille de route vers un avion de 6ème génération commun.
Il est regrettable que la loi de programmation militaire n’ait pas conçu et financé cette grande politique-là, dépassant les limites étriquées d’une relation bilatérale épuisée : elle eût été de bien meilleur rapport pour la France, ses armées et son industrie. Il n’est pas trop tard pour l’élaborer, la négocier et la mettre en œuvre : en 2027, il sera encore temps. M. Lecornu se dit gaulliste : aussi croyons-nous bien volontiers qu’il se souviendra qu’envers et contre toutes les facilités et les lâchetés, les abandons et les trahisons, l’essence même du gaullisme est la promotion et l’ambition d’une « nation aux mains libres » et non liée en permanence par une coalition de partis politiques ou un Bundestag aux mains d’intérêts étrangers à ceux de la France.
[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.