Trop d’ écrans : une drogue
Parmi les ambitions affichées par le président de la République lors de sa conférence de presse, celle qui consiste à « reprendre le contrôle de nos écrans » a trouvé un écho très large dans les médias et chez les Français. Dans les médias, parce que nombre de commentateurs et responsables politiques y ont à tort vu le signe d’un virage réactionnaire. Et à l’inverse, l’écho est très positif dans la société, parce que l’usage excessif des écrans est un fléau reconnu comme dangereux par l’immense majorité des parents ou grands-parents, démunis face à des adolescents qu’ils ne savent plus comment inciter à dompter leurs téléphones portables. 93 % des Français considèrent en effet, selon un sondage que j’ai commandé à OpinionWay, que passer trop de temps sur les mobiles, tablettes et consoles portables est nocif pour les enfants. Cette unanimité transcende les clivages sociaux, géographiques mais aussi générationnels, preuve que les jeunes ont également conscience du problème.
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Le contrôle des écrans n’est pas un sujet réactionnaire, c’est un sujet qui préoccupe tout le monde. Il ne procède pas d’une forme de résistance au progrès apporté par l’innovation et la technologie. Et il n’est pas non plus la traduction d’une volonté de limiter les libertés individuelles. Ces arguments, trop souvent invoqués aujourd’hui, passent à côté du cœur du sujet : s’il est urgent d’encadrer l’utilisation des écrans, pour la rendre raisonnable et raisonnée, c’est parce que l’intempérance générale a des conséquences graves sur notre santé, mais aussi sur notre capacité à fabriquer des citoyens libres et éclairés. Et l’impact se ressent particulièrement chez les plus modestes. La gauche, soucieuse de promouvoir la justice sociale et l’émancipation de chacun, devrait donc porter fortement l’ambition de lutter contre cette addiction moderne. Sur le sujet, les politiques de tous bords sont plutôt en retard sur la société : seulement 9 % des Français pensent qu’il ne faut pas restreindre l’usage des écrans par les enfants. En moyenne, ils considèrent que le temps passé face à ce miroir électronique ne devrait pas excéder 1,7 heure par jour.
L’intempérance générale a des conséquences graves sur notre santé, mais aussi sur notre capacité à fabriquer des citoyens libres et éclairés
Cet objectif peut-il seulement se traduire dans les faits ? La légitimité d’une action publique dans ce domaine fait encore débat. L’idée que seuls les parents pourraient agir face à ce fléau est très présente dans la société. 87 % des Français considèrent que l’éducation des enfants sur ce sujet est avant tout leur rôle, et 12 % l’attribuent à l’école. Mais qui informe les parents ? Tout se passe comme si nous n’arrivions pas à intégrer l’idée que ces derniers n’ont pas tous la même capacité à connaître les méfaits des écrans, et à agir pour contraindre leurs ados. Que peut une mère élevant ses enfants seule, ou travaillant de nuit ? Tous les parents savent par ailleurs qu’à partir de 10 ou 11 ans la pression sociale subie est extrêmement forte, et priver un jeune de téléphone portable, c’est risquer de lui enlever un outil de socialisation devenu central pour sa génération. Faudrait-il donc laisser chacun seul face à son désarroi ?
Afin de passer du constat à l’acceptation de solutions émanant de la puissance publique, il nous faut changer de regard sur le phénomène. Car, à bien des égards, l’usage excessif des écrans peut être assimilé à une addiction. Or, il ne viendrait plus à l’idée de personne de laisser aux seuls individus la responsabilité de combattre leur toxicomanie. Si nous nous sommes dotés d’une politique nationale de lutte contre l’alcoolisme, le tabagisme, et plus encore contre les drogues dites dures, c’est bien parce que nous considérons que l’État et la Sécurité sociale doivent épauler ceux qui en sont victimes, et que lutter contre ces substances n’est pas seulement dans leur intérêt mais bénéficie plus largement à toute la collectivité.
Les écrans sont nocifs de multiples manières : moindre performance scolaire, moindre compréhension et maîtrise des valeurs qui font le ciment de notre société, sédentarité et donc obésité accrue, ou encore troubles dépressifs liés à l’image que nous renvoient les réseaux ou au harcèlement auquel ils permettent de se déployer impunément… Ils doivent donc être considérés comme un fléau sanitaire justifiant une intervention de la puissance publique, pour éduquer et épauler des adultes désemparés et, au besoin, contraindre certains usages si cela était jugé nécessaire au terme d’un débat démocratique et ouvert.
Les Français ne sont pas par principe hostiles à toute forme d’autorité dans ce champ jusqu’ici supposé relever de leur vie privée. L’interdiction de tous les téléphones dans les lieux publics accueillant des enfants (école, crèche, activité périscolaire…) est par exemple approuvée par 73 % d’entre eux – y compris par 51 % des 18-25 ans. En matière de solutions, tout reste à inventer. Et puisque l’État n’est pas connu pour sa capacité à innover, rien ne serait pire que de laisser la question à quelques fonctionnaires enfermés dans un bureau. C’est pourquoi la prochaine étape du travail gouvernemental pourrait être de faire travailler ensemble une multiplicité d’acteurs : parents, enfants, professeurs, chercheurs, mais aussi codeurs, gamers, et plateformes, car aucune solution efficace ne sera trouvée sans ou contre eux.