Un besoin d’Europe plus efficace
À moins de deux mois des élections européennes, alors que la campagne pour élire un nouveau parlement est lancée, on peut s’interroger : que pensent les Français de l’Europe ?
Les enquêtes eurobaromètres de 2023 apportent un éclairage saisissant : les Français sont devenus méfiants à l’égard de l’Union. Au printemps 2023, seulement 34 % font confiance à l’Union alors que c’est le cas de 47 % des Européens. 48 % se disent très pessimistes sur le futur de l’Union, le plus fort pourcentage des 27 pays membres. Les Français sont aussi les plus nombreux à juger mauvaise la situation économique de l’Union (52 % contre 44 % en Europe). Ils sont encore les plus réticents à l’égard du plan européen de relance économique de 800 milliards d’euros, jugé efficace par seulement 35 % (et inefficace pour 38 %). Cela dit, 69 % jugent aussi mauvaise la situation de l’économie nationale et 46 % estiment que leur qualité de vie s’est dégradée au cours des 12 derniers mois. Ces chiffres défavorables concernant l’Union peuvent donc probablement s’expliquer à la fois par une défiance spécifique envers l’Europe mais aussi par un pessimisme général à l’égard des institutions et des politiques publiques, qui tend à se renforcer selon le Baromètre de la confiance politique.
Par Pierre Bréchon, Professeur émérite de science politique, Sciences Po Grenoble dans The Conversation France
Remontons dans le temps pour comprendre l’évolution de l’opinion des Français à l’égard de l’Union européenne. Le Traité de Rome instituant un partenariat économique entre six pays (Allemagne, France, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) a été signé en 1957. Jusqu’au début des années 1990, l’opinion publique française était favorable à cette entente qui devait permettre d’éviter la guerre entre Européens et de construire la paix, tout en accélérant la croissance économique et le développement des pays alliés. Cet optimisme était facilité par le caractère encore embryonnaire de la construction européenne. Si les élites politiques françaises ont fortement contribué à l’émergence progressive de l’Union, ce n’était pas un sujet important de la vie politique. L’opinion laissait faire les élites qui ont construit d’abord une politique agricole commune, puis développé des actions dans de nombreux autres domaines. On a parlé d’un fonctionnement au « consensus permissif » de l’opinion publique jusqu’à la fin des années 1980.
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Pendant les années 1970, entre 52 % et 68 % des Français interrogés par les enquêtes Eurobaromètre considèrent que « l’appartenance de la France à l’Union européenne est une bonne chose ». Ce fort soutien monte même au début des années 1980 pour atteindre son summum à l’automne 1987 (74 %), alors que la Commission est présidée par Jacques Delors et qu’est adopté l’Acte unique européen visant à dynamiser l’intégration des pays membres.
On a pu aussi montrer que le soutien à la construction européenne était à l’époque un peu plus fort en période de prospérité économique et un peu plus faible lorsque l’économie connaissait une période de crise. Les aspirations européennes se développent lorsque l’économie se porte bien, aussi bien en France que dans les autres pays. Au contraire, lorsque les difficultés économiques se font sentir, les tentations de repli sur les États-nations émergent. L’Union n’était donc pas perçue comme une solution pour faire face aux aléas de la conjoncture économique. Il est possible que la situation ait évolué depuis, la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine ayant montré que l’Union pouvait être fort utile dans ces situations.
Dans le prolongement de l’Acte unique, le traité de Maastricht vient en 1992 concrétiser les avancées de la construction européenne, listant les 17 domaines de compétences pour des politiques publiques de l’Union. Il adopte le principe d’une future monnaie commune et annonce une politique étrangère et de sécurité plus intégrée ; il instaure aussi une citoyenneté européenne. On s’attendait à une ratification assez facile du traité. Ce ne fut pas le cas, notamment en lien avec un résultat très serré du référendum français pour son adoption : seulement 51 % des suffrages exprimés y ont été favorables (avec une abstention relativement faible de 31,3 % des inscrits) après une campagne intense où les partisans du oui ont perdu beaucoup de terrain, le référendum devenant en partie un choix pour ou contre le président François Mitterrand. Les catégories populaires ont voté à 60 % pour le non alors que les cadres y ont été largement favorables. Ce clivage social est assez constant, montrant que l’Union convainc davantage les catégories favorisées que les catégories populaires.
Les années 1990 ont donc ouvert une période où la question européenne s’est politisée et clivée. L’euroscepticisme devient une constante. Les Français, dans leur majorité, ne souhaitent pas que la France sorte de l’Union. Néanmoins, ils sont dubitatifs sur les politiques menées et sur les modes d’action de l’Union, avec des décisions nécessairement longues à adopter et une technocratie bruxelloise qui exaspère beaucoup de milieux professionnels qui doivent s’y soumettre. La confiance en l’Union européenne devient assez souvent minoritaire dans les sondages semestriels Eurobaromètres.
L’Union va accepter en 2003 son élargissement à huit pays de l’est européen, plus Chypre et Malte. Pour adapter les règles de l’Union à cette évolution majeure et pour mieux assurer l’intégration des États membres, consolider le respect des valeurs communes par les pays membres et protéger les droits des citoyens, les institutions européennes (commission, chefs d’État et parlement) ont négocié un nouveau traité, se donnant le nom de Constitution pour l’Europe, ce qui résonne comme l’établissement d’un État.
Un nouveau référendum est organisé en France en 2005 pour sa ratification et là, stupeur : 54,7 % des Français votent non, avec seulement 30,7 % d’abstention. Les sondages préélectoraux, jusqu’à deux mois et demi du scrutin, donnaient le oui majoritaire à au moins 60 % des suffrages. Comme en 1992, la campagne a attisé les peurs d’une partie de l’électorat. Une portion de la gauche fonde son rejet sur l’établissement d’une Europe libérale et défend une Europe beaucoup plus sociale, alors qu’une (petite) partie de la droite fustige la perte de souveraineté nationale et la possible entrée de la Turquie dans l’Union. Ce résultat montre le décalage entre l’électorat et une classe politique très largement favorable à ce renforcement institutionnel, puisque plus de 90 % des députés français avaient approuvé le texte quelques mois auparavant.
Depuis, si les Français restent toujours attachés à l’existence de l’Union européenne, ils portent souvent des jugements très négatifs sur les politiques mises en œuvre. Ainsi, en 2019, 65 % disaient que le fonctionnement de l’Union n’était pas efficace. Dans le dernier eurobaromètre, à l’automne 2023, 55 % se disent attachés à l’UE et 62 % se sentent citoyens européens. 38 % ont une image positive de l’UE (28 % négative) et 36 % n’arrivent pas à se situer, montrant que l’image de l’UE n’est pas très affirmée, les connaissances sur l’Union restant relativement faibles. La distinction entre un sentiment général plutôt pro-européen et une perception beaucoup plus critique de la politique européenne caractérise toujours le rapport des Français à l’UE. Seulement 45 % sont satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans l’UE et seuls 35 % déclarent lui faire confiance (55 % pas confiance).
Il existe toutefois un paradoxe : entre 60 et 77 % des Français se disent favorables à des politiques publiques communes pour la défense et la sécurité, l’énergie, la politique commerciale commune, les migrations, la santé, une politique étrangère commune. La demande d’Europe est forte, mais les politiques suivies ne satisfont pas et beaucoup voudraient que la souveraineté nationale soit mieux préservée. En 2022, 58 % des Français estimaient qu’« Il faut renforcer les pouvoirs de décision de notre pays même si cela doit conduire à limiter ceux de l’Europe ».