« Chez les plus de 65 ans, il y a un sentiment d’une perte de repères » (Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’Ifop) Interview dans la Tribune
Est-ce la bascule de l’électorat âgé qui explique la dynamique que connaît Jordan Bardella ?
JÉRÔME FOURQUET – Jordan Bardella progresse dans toutes les tranches d’âge. À ce stade et sur la base de nos sondages, par rapport aux précédentes élections européennes de 2019, il gagne 20 points chez les 18-24 ans, 10 points chez les 25-34 ans ou les 35-49 ans, 5 points chez les 50-64 ans et 7 points chez les 65 ans et plus. Mais si ce n’est donc pas chez ces derniers qu’il progresse le plus, comme ils sont très nombreux par rapport au reste de la population et votent plus que la moyenne, c’est pour lui un gain essentiel. Lors d’une élection où la participation est faible, comme c’est le cas des européennes, les seniors peuvent en effet représenter de 40 à 45 % du nombre total de votants. Ça pèse donc lourd. Pour le Rassemblement national, capter désormais un quart de l’électorat de 65 ans et plus est un progrès essentiel. C’est un signe supplémentaire de ce que j’appelle la montée des eaux bleu Marine. C’est un dernier verrou qui saute.
Vous avez souvent expliqué que c’était un électorat qui éprouvait une « aversion au risque ». Qu’est-ce qui a changé?
Il y a une équation personnelle liée à Jordan Bardella du fait de son image de gendre idéal, de jeune premier propre sur lui, qui connaît ses dossiers et ne bascule pas dans les outrances verbales, comme cela a souvent été le cas par le passé au RN, et comme c’est le cas aujourd’hui à LFI. De la même manière que cela peut rassurer certains milieux patronaux, cela peut rassurer les seniors. Cet électorat est celui qui veut le moins renverser la table, mais, parallèlement, il est travaillé, déstabilisé, du fait de son histoire, par ce qu’il voit et entend aujourd’hui. Le développement du communautarisme à l’école vient percuter le souvenir de l’école qu’ils ont connue. La multiplication des home-jackings chez des personnalités de la télévision vient entretenir leur impression d’insécurité galopante… Tout cela nourrit le sentiment, chez les plus de 65 ans, d’une perte de repères, que l’on peut résumer par une remarque: « Mais on est où, là ? » S’ils ne sont pas des aventuriers, ils aspirent à la tranquillité et à la stabilité.
Quelles sont les spécificités de cet électorat ?
C’est un électorat conservateur, très majoritairement à droite, qui vote essentiellement pour le RN, LR, Reconquête et la majorité présidentielle. Seuls 2 % des plus de 65 ans ont l’intention de voter pour LFI aux européennes. Son aversion au risque est d’abord économique. Mais une élection est une concurrence. Or, si jusqu’à présent le RN était jugé incompétent dans ce domaine et les partis de gouvernement crédités de l’image inverse, ce présupposé est moins évident au regard de la situation budgétaire actuelle et des 3000 milliards d’euros de dette. Dans ces conditions, les plus de 65 ans peuvent se demander si le RN ferait pire que les autres en la matière, d’autant que Jordan Bardella paraît être plus sur une ligne économiquement « marioniste » que « mariniste ».
Y a-t-il un moment précis où cet électorat a basculé ?
D’abord, il ne faut pas oublier qu’au second tour de la présidentielle de 2022 Marine Le Pen a obtenu 41,5 %, soit un score très élevé. Dans la foulée, lors des législatives, 89 députés RN ont été élus. Puis il y a eu les émeutes de juin dernier, l’assassinat de Dominique Bernard, Crépol… Ces faits divers ont pu donner aux seniors le sentiment de ne plus reconnaître leur pays. Ils ont permis au RN d’avoir le vent dans le dos. C’est sur cette base de départ déjà très solide que Jordan Bardella fait aujourd’hui campagne. C’est le trois-quarts aile qui reçoit le ballon gagné par les avants et qui vient marquer l’essai en bout de ligne.
Comment s’informe l’électorat senior ?
C’est une de ses spécificités. De la même manière qu’il vote plus que la moyenne, il s’informe plus que la moyenne, et ce à travers les médias traditionnels. L’un n’est d’ailleurs pas sans effet sur l’autre. Les plus de 65 ans lisent les journaux, écoutent la radio, regardent le 20 Heures – les canaux d’information qu’ils ont toujours connus. C’est d’ailleurs l’une des forces de Jordan Bardella. Il a les codes du 20 Heures, et peut ainsi parler aux retraités tout en s’adressant à la jeune génération sur TikTok, où il est très puissant.
Emmanuel Macron a-t-il encore des chances de reconquérir les voix perdues dans cet électorat ?
C’est un électorat qui a été baigné dans l’épopée de la construction européenne. Les plus de 65 ans ont grandi avec la guerre froide et étaient déjà trentenaires au moment de la chute du Mur… Aujourd’hui, chez eux, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les attentats du 7 octobre et ses conséquences peuvent réactiver une inquiétude. De nouveau, on parle de chars russes et de missiles nucléaires! C’est un électorat sensible à l’effet patriotique, qui peut donc faire bloc autour du chef de l’État, en fonction de l’évolution de la situation en Ukraine. Les européennes peuvent être l’occasion d’aller voter pour celui qui s’est érigé en porte-drapeau du monde libre face à Poutine, notamment si le front ukrainien venait à être enfoncé. Ensuite, on voit bien qu’Emmanuel Macron cherche à réactiver dans cette campagne, comme il l’a fait dans l’entre-deuxtours de la présidentielle, le chiffon rouge de la vieille extrême droite. Reste que, même si Jordan Bardella tient des discours plus durs que Marine Le Pen, c’est plus compliqué, notamment parce qu’il ne s’appelle pas Le Pen. Enfin, le chef de l’État peut tenter de jouer sur un « effet commémo », comme il existe un « effet drapeau ». Après Manouchian, les Glières, le Vercors, il y aura la Normandie le 6 juin. Pour un électorat qui n’a pas forcément connu la guerre mais y reste sensible, cela peut jouer.
De quelle manière cette évolution électorale change-t-elle les perspectives pour 2027 ?
Est-ce que les européennes seront l’ultime coup de boutoir contre le parti de droite de « l’ancien monde », avec un nouveau mauvais score des Républicains ? Est-ce qu’elles signeront l’échec de Reconquête et l’affaiblissement d’Éric Zemmour? Est-ce que l’écart avec la liste de la majorité présidentielle sera de 12 ou 14 points, comme le pronostiquent les sondages? Si toutes les réponses à ces questions sont positives, cela installera un peu plus l’idée qu’est venu le tour de Marine Le Pen. Ce scénario deviendra de plus en plus plausible. Il y aura un côté « force tranquille » qui peut convaincre une partie supplémentaire des seniors de s’y rallier et d’accompagner le sens de l’Histoire.