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Société- Le grave manque de culture et de vision des économistes ( Robert Boyer, économiste)

Société- Le grave manque de culture et de vision  des économistes  ( Robert Boyer, économiste)

 

L’économiste Robert Boyer pointe dans son dernier ouvrage « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Epistémologie de l’économie » (Ed. La Sorbonne) les nombreuses failles de la science économique dominante à expliquer les grande crises économique et sanitaire récentes. Figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta, l’économiste Robert Boyer  plaide pour la création d’agora géante qui pourrait « être le terreau d’une bifurcation de la discipline économique, en particulier de sa réinsertion tant dans les sciences de la nature que dans celles de la société ».

Robert Boyer est une figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta. Anciennement directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, ce polytechnicien collabore à l’institut des Amériques et anime l’association Recherche et régulation. 

LA TRIBUNE- Pourquoi avez-vous décidé de vous attaquer à ce sujet dans votre dernier ouvrage ?

ROBERT BOYER- J’ai commencé à travailler comme économiste en 1967. A cette époque, je pensais qu’une discipline économique était en voie de constitution et j’espérais y participer. Elle était rigoureuse et permettait d’éclairer de façon assez précise les choix de politique économique. Rétrospectivement le keynésianisme était en effet relativement adapté à la prise en compte des compromis sociaux de l’après Seconde guerre mondiale. Ce n’est plus le cas lorsqu’apparait en 1973 le phénomène de la stagflation, soit une forte inflation malgré la chute de l’activité économique. C’était l’indice de l’entrée dans une nouvelle époque du capitalisme, hypothèse fondatrice de la théorie de la régulation, que je n’ai cessé depuis lors de travailler. De son côté la majorité des économistes a interprété cet échec comme la conséquence directe de l’absence de bases microéconomiques de la théorie générale de Keynes.

S’est imposée l’idée qu’il fallait refonder la macroéconomie sur la microéconomie. Ce n’était pas forcément une mauvaise idée, mais très vite plusieurs problèmes ont surgi tel le recours à la notion d’agent représentatif, d’anticipations rationnelles, d’équilibre structurellement stable, autant d’hypothèses intenables. Ce programme qui était au début scientifique a été utilisé, au fil du temps, comme justification des stratégies de déréglementation et de libéralisation. Pendant 30 ans, la macroéconomie s’est enfoncée dans l’exploration de prémices totalement faux. Les Etats-Unis étaient réduits à un ensemble de producteurs et de consommateurs, sans prise en compte aucune du rôle des banques, des marchés financiers, et de toutes les organisations et institutions encadrant l’activité économique.

J’ai vu avec étonnement la discipline évoluer et perdre beaucoup de sa pertinence. Pour cerner les raisons de cette dérive, je l’ai resituée par rapport à l’histoire des grands courants de la pensée. Au fil des décennies, j’ai accumulé suffisamment de matériaux pour montrer que la profession d’économiste a beaucoup changé. A grands traits elle est animée par de virtuoses techniciens qui rendent des services aux acteurs mais de moins en moins par de grands économistes dont la visée serait d’analyser les enjeux du monde contemporain. La crise de la macroéconomie est beaucoup plus profonde que l’on ne pense. Le livre soutient que ce sont les bases de la discipline qui sont en cause et non pas quelques erreurs mineures. La crise de 2008 a fait éclater au grand jour la crise de cette nouvelle macroéconomie classique.

Vous affirmez que l’institutionnalisation de la profession d’économiste a conduit à produire des spécialistes de la modélisation mais peu de chercheurs capables de conceptualiser les bases de la discipline. Que voulez-vous dire par là ?

R.B- Dans les années 30, les Etats-Unis comptaient quelques milliers d’économistes. Aujourd’hui, ce pays en recense des centaines de milliers. A l’époque, de grands économistes, de Joseph Schumpeter à Frederick von Hayek, dialoguaient entre eux dans la recherche d’explications à la crise de 1929. C’est l’éclatement du métier qui prévaut : certains sont économistes de banque, d’autres sont économètres, d’autres encore travaillent dans des think tank visant à influencer la politique des gouvernements. Le métier s’est considérablement diversifié en une myriade d’approches, de techniques appliquées aux différents secteurs de l’économie. On note aussi un éclatement des demandes à l’égard des économistes. Leur spécialisation est tellement poussée qu’elle débouche sur une anomie de la division du travail, telle que conceptualisée par le sociologue Emile Durkheim. Sur une même question – par exemple les marchés financiers sont-ils efficients ? – les diverses branches de la discipline livrent des réponses contradictoires.

La structuration du champ académique (hiérarchie des revues, modalités de recrutement des enseignants) crée un système formant essentiellement des techniciens affirmez-vous. Comment faire pour accorder plus de reconnaissance aux intellectuels en économie ?

R.B- On peut distinguer trois phases dans la structuration du champ académique. La première avait pour projet de fonder la discipline sur la théorie de l’équilibre général. Les chercheurs allaient pouvoir produire une formalisation d’une économie de marché justifiant l’image de la main invisible d’Adam Smith, à savoir la possibilité et l’optimalité d’une économie décentralisée où chacun ne poursuit que son intérêt. En fait les mathématiciens finissent par conclure que ce n’est le cas que sous des hypothèses très restrictives, non satisfaites dans les économies contemporaines du fait de l’existence du crédit, de rendements d’échelle, de pouvoir de monopole. Ainsi loin d’être un fait scientifique, la main invisible devient une croyance.

Une deuxième phase enregistre une succession de modélisations macroéconomiques qui entendent remplacer celles inspirées par Keynes. C’est d’abord la théorie monétariste de Milton Friedman qui s’impose comme explicative de l’inflation. Mais elle périclite lorsque se multiplient les innovations qui assurent la liquidité de nombreux actifs financiers, puis quand l’aisance monétaire ne débouche pas sur une accélération de l’inflation, mesurée par les prix à la consommation. Ce sont ensuite des modèles qui modernisent la théorie classique sous l’hypothèse d’auto-équilibration des marchés, transitoirement perturbés par des « chocs » réels ou monétaires. Les Banques Centrales usent de ces modèles mais ils montrent leurs limites lors de la crise de 2008.

Aussi dans une troisième étape, passe-t-on des grandes théories à l’économétrie et de l’économétrie à la « métrie », c’est-à-dire l’application des avancées des techniques statistiques à toutes les données disponibles, bien au-delà des phénomènes économiques.

D’un côté, avec les masses de données produites en temps réel par la finance, une nouvelle discipline, fondée sur les mathématiques financières, prend son essor, sans trop se préoccuper des conséquences macroéconomiques des nouveaux instruments qu’elle invente. Avec l’économie de l’information, apparaît ensuite le besoin d’analyser ces données grâce à l’intelligence artificielle.

De l’autre côté, les recherches en macroéconomie sont presque complètement désertées. Rares sont les jeunes et talentueux chercheurs qui osent se lancer dans un domaine aussi difficile. Or, les dernières crises ont fait apparaître le besoin d’une analyse des économies et des relations qu’elles entretiennent dans un système international en crise. Lorsque la crise financière de 2008 éclate, la macroéconomie se rappelle au bon souvenir des gouvernements et des économistes. L’irruption de la pandémie appelle des réponses, en matière de politique monétaire et budgétaire, soit des questions que la microéconomie ne peut traiter.

Vous évoquez notamment une crise de la macroéconomie. Quels sont les facteurs qui ont pu contribuer à affaiblir cette discipline ?

R.B- D’abord trop souvent le chercheur ne distingue pas entre vision, théorie, modèle, mécanisme, alors que ce sont des concepts bien différents. Une série de modèles, au demeurant fragiles dès qu’on les utilise pour prévoir, ne fondent pas une science car ce ne sont souvent que des éclairages partiels ou des aides à la décision. Ensuite chacun a tendance à se focaliser sur un mécanisme parmi beaucoup d’autres or le propre de la macroéconomie est de prendre en compte et d’articuler l’ensemble des mécanismes pertinents. Enfin, la clôture du champ de la macroéconomie sur lui-même lui interdit de reconnaître sa dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Plus encore, son accent sur le court terme n’est guère favorable à la reconnaissance des enjeux que sont devenus l’écologie, les pandémies, l’inégalité tant domestique qu’internationale.

Il est sans doute illusoire d’attendre la venue d’un nouveau Keynes. De nos jours, la formation universitaire des économistes ne livre pas une formation suffisamment généraliste permettant de formuler des questions pertinentes et les éclairer. Keynes considérait que « l’économiste doit posséder une rare combinaison de dons…D’une certaine façon, il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe… Aucune partie de la nature de l’homme ou de ses institutions ne devrait être entièrement hors de sa considération. » Bref un grand intellectuel !

Pourquoi les grands courants économiques dominants ont échoué à rendre compte des grandes crises du 20ème siècle et du 21ème siècle ?

R-B- Les macro-économistes ont pris beaucoup de retard par rapport aux considérables transformations du capitalisme. La plupart ont exclu de leurs modèles la possibilité même de crises. Par définition, l’économie perturbée par des chocs externes revient automatiquement vers l’équilibre de long terme. Or tel n’est pas le cas car la nature des processus économiques est beaucoup plus complexe et changeante dans le temps.

Dans un tel contexte d’incertitude sur les mécanismes à l’œuvre, chaque école de pensée tend à privilégier son interprétation. Ainsi les enjeux s’en trouvent simplifiés, ce qui polarise les conseils adressés aux gouvernements. On observe alors une inversion des relations entre le prince et le conseiller. En théorie, le conseiller estime qu’il est porteur de science et le prince pense qu’il trouve ainsi une justification « objective » de sa politique. En pratique, ce dernier va chercher dans les théories économiques en concurrence celles qui lui sont favorables. Par exemple, la nouvelle théorie monétaire américaine vient à point nommé réhabiliter la politique budgétaire face aux limites que rencontrent la Banque Centrale. Cette apparente révolution intellectuelle vient appuyer le fait que la dépense publique doit être à nouveau un outil puissant pour les Etats-Unis.

Pourtant, ils sont encore très écoutés par les élites et le pouvoir. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

R.B- Se reproduit aujourd’hui un phénomène déjà observé à propos des instituts de prévision lors de la fin des trente glorieuses. Plus mauvaise était la qualité de leurs prévisions, plus ils se multipliaient car tour à tour ils avaient raison puis se trompaient. Aucun ne parvenait à percer la grande incertitude liée à un changement d’époque. De nos jours, la même configuration prévaut concernant l’expertise économique : le politique demande d’autant plus d’avis aux économistes qu’il doute de leur expertise ! Il en est de même concernant l’explosion des sondages d’opinion censés éclairer les élections. Comment devrait progresser la connaissance économique ? Par la reconnaissance des erreurs et leur correction, phénomène trop rare. Par ailleurs, il faut savoir avouer que l’on ne sait pas.

La pandémie pourrait-elle permettre de renouveler la vision des économistes dans les pays riches ?

R.B- Les pays riches étaient sûrs que la sophistication de leur système de santé et la vigueur de la recherche pharmaceutique et biologique allaient leur permettre d’éviter le retour des épidémies. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan, beaucoup de gouvernements des pays riches pensaient que ce virus allait concerner seulement les pays pauvres. En fait, beaucoup d’Etats ont découvert un bien commun passé jusque-là inaperçu : la sécurité sanitaire mondiale.

Les pays africains qui étaient supposés plus vulnérables ont résisté car leur population était beaucoup plus jeune et les responsables avaient appris des épidémies précédentes, telle Ebola. De même certains Etats asiatiques avaient conservé des stratégies de prévention pour affronter collectivement des nouvelles pandémies. Voilà qui devrait renouveler l’intérêt des économistes pour le rôle parfois déterminant du système de santé : au-delà du contrôle de la croissance des coûts s’impose la prise en considération de sa résilience face à l’imprévu. De même, une série de décisions de court terme peut déboucher sur une crise majeure, comme le montre la situation présente des hôpitaux.

 

Quel(s) rôle(s) les Etats ont-ils pu jouer depuis les dernières crises économiques et sanitaires ?

R.B- Après 2008 et la pandémie, l’Etat est redevenu le maître des horloges. Il socialise les anticipations, ce qui permet aux acteurs de se repérer face à une incertitude qui leur échappe. C’est à l’Etat de fixer le cap en matière de stratégie sanitaire. La pandémie a également rappelé que la monnaie est créée en fonction des besoins de la société. La Banque Centrale Européenne a pu refinancer sur le marché secondaire les dettes publiques associées au Covid-19 et non plus seulement des crédits privés.

Le déficit public est redevenu un outil essentiel pour passer les périodes difficiles. Certains voulaient interdire dans la constitution tout déficit public. On a redécouvert que la solidarité nationale s’exprime grâce à l’Etat. Les années Covid-19 resteront comme une grande césure dans l’histoire. Il est peu probable que l’on retourne vers un passé marqué par de nombreux problèmes structurels non résolus.

Quelles sont les leçons de la crise sanitaire en matière d’inégalités ?

R.B- Sur le plan des inégalités, la pandémie a rappelé qu’au sein des sociétés la privation de l’accès aux services publics, aux hôpitaux, aux médecins accentue les disparités entre les riches et les pauvres. Les plus précaires obligés de travailler habitent dans des zones bien moins desservies sur le plan médical. On redécouvre des inégalités dans le pronostic vital et l’espérance de vie. La pandémie a reformulé la question à partir de la capacité des personnes à mener une vie en bonne santé.

Le système de santé, miné par la volonté de réduire les coûts, a tenu grâce aux initiatives et au dévouement du personnel, situation qui n’est pas tenable à long terme. La médecine de ville et les hôpitaux publics et privés n’ont pas été réorganisés. En 2000, la France avait le meilleur système de santé d’après l’OMS. Il a dégringolé depuis et est devenu inégalitaire et inefficient.

Sur le plan international, la pandémie risque de laisser des traces durables dans nombre de pays pauvres. L’illettrisme dans les pays pauvres s’y est développé, ce qui augure mal des possibilités de développement humain et économique. Dans tous les pays, la pandémie a attisé les tensions sociales.

Les institutions internationales ont-elles joué leur rôle ces dernières années ?

R.B- L’organisation mondiale du commerce (OMC) est bloquée et le FMI n’apparaît qu’au moment des crises les plus graves, comme c’est encore le cas en Argentine. Sur le front international, font défaut les institutions nécessaires. Il faudrait créer une agence pour le climat qui soit aussi forte que le FMI ou la Banque mondiale à une certaine époque. Un institut international de la migration ne serait pas inutile car avec le changement climatique, les vagues migratoires pourraient être considérables.

Enfin, l’organisation mondiale de la santé (OMS) devrait avoir le pouvoir d’organiser la sécurité sanitaire mondiale mais aussi de piloter l’innovation médicale pour répondre par des dispositifs de prévention à des pandémies. Ce avec un budget conséquent et des moyens pour vacciner à l’échelle mondiale. Les institutions de Brettons Woods ont vieilli et de nouvelles peinent à émerger. La crise va durer en fonction de l’incapacité à engendrer ces institutions. Nous vivons donc une période charnière et historique mais lourde de risques.

Dans votre ouvrage, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, vous avez travaillé sur plusieurs scénarios de sortie de crise. Plus de deux années après le début de la pandémie, sur quel type de capitalisme cette crise pourrait-elle déboucher ?

R.B- Nous avons échappé au scénario de la dystopie d’un repliement nationaliste général, qui serait intervenu avec une seconde victoire de Donald Trump. Joe Biden a provisoirement enrayé ce scénario. Cette crise a cependant révélé un très grand retard dans la coopération internationale. On enregistre certes quelques avancées sur la fiscalité des multinationales, ou encore l’initiative COVAX pour les vaccins. L’Europe a pour la première fois émis des titres de dette européens. Un pas a été franchi mais d’autres seront nécessaires. Prise entre les Etats-Unis et la Russie, l’Europe est un partenaire sans grand pouvoir géopolitique. Dans la crise de l’Ukraine, le multilatéralisme est loin de s’affirmer. L’économie mondiale est à nouveau proche de conflits ouverts impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie.

La crise de 2008 et la pandémie ont révélé beaucoup de structures cachées. La finance était aux yeux de beaucoup un facteur de stabilisation. Ce n’était pas le cas puisqu’elle peut durablement enrayer la croissance de certains pays, ce dont l’Argentine donne un cruel exemple. Le monde a-t-il raison de continuer la financiarisation ?

La mondialisation a été beaucoup critiquée ces dernières décennies. Dans quelle direction la globalisation pourrait-elle évoluer dans les prochaines années ?

R.B- La globalisation a certes permis à la Chine de se développer mais elle a induit beaucoup de problèmes qui ne sont pas résolus. La mondialisation a été heureuse pour quelques-uns et moins bonne pour beaucoup d’autres. La pandémie a redistribué la carte du monde, en accélérant le déplacement de son centre de gravité en direction de l’Asie. Partout les failles de la globalisation ont favorisé le retour du principe de souveraineté nationale qui est aussi une menace pour l’Union Européenne qui se trouve sans doute à la croisée des chemins.

Nous vivons une période charnière. Les Etats-Unis attendaient l’effondrement de la Chine, à l’image de celle de l’URSS. Or la Chine ne va pas rejoindre l’idéal occidental. Elle vient de signer le plus grand traité régional de libre-échange sur la planète. L’Europe ne peut plus affirmer qu’elle est la plus vaste zone de libre-échange. Taïwan, la Corée du Sud et d’autres pays du Sud ont réussi à bien mieux s’en sortir que d’autres pays. Le monde a changé mais l’Europe est à la traîne.

Quel regard portez-vous sur la polarisation à l’intérieur des sociétés ?

R.B- Dans beaucoup de pays, deux fractions de la société aux conceptions opposées s’affrontent sur toutes les questions : l’ouverture à l’international, l’immigration, l’organisation des services collectifs ou encore la fiscalité. Le Brexit est à ce titre emblématique car il a mis en exergue la profondeur de cette division. Les différents sondages et enquêtes ont montré que les ruraux, peu diplômés et âgés ont voté en faveur du Brexit. A l’inverse, les jeunes urbains diplômés ont voté pour l’Europe. Les gouvernements doivent faire face à de redoutables difficultés d’intermédiation car ils ne peuvent trouver une solution médiane tant les attentes sont contradictoires.

Auparavant, les Etats compensaient les perdants par des transferts monétaires. Comme cette solution traditionnelle est inopérante car le conflit porte sur les valeurs, les gouvernements sont tentés par l’autoritarisme. La démocratie représentative est en crise, ce qui appelle une refondation. Dans beaucoup de pays, la polarisation s’avère insurmontable. Ainsi Joe Biden s’est retrouvé coincé entre la gauche des démocrates et les trumpistes du parti républicain qui entendent gagner les élections de mi-mandat. Alors même que son expérience de négociateur est reconnue, les marges de manœuvre se sont vite rétrécies, car il y a peu de compromis possibles. La question de la reconstruction du lien social est posée et les solutions sont à trouver

 

Le grave manque de culture et de vision des économistes ( Robert Boyer, économiste)

Le grave manque de culture et de vision  des économistes  ( Robert Boyer, économiste)

 

L’économiste Robert Boyer pointe dans son dernier ouvrage « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Epistémologie de l’économie » (Ed. La Sorbonne) les nombreuses failles de la science économique dominante à expliquer les grande crises économique et sanitaire récentes. Figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta, l’économiste Robert Boyer  plaide pour la création d’agora géante qui pourrait « être le terreau d’une bifurcation de la discipline économique, en particulier de sa réinsertion tant dans les sciences de la nature que dans celles de la société ».

Robert Boyer est une figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta. Anciennement directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, ce polytechnicien collabore à l’institut des Amériques et anime l’association Recherche et régulation. 

LA TRIBUNE- Pourquoi avez-vous décidé de vous attaquer à ce sujet dans votre dernier ouvrage ?

ROBERT BOYER- J’ai commencé à travailler comme économiste en 1967. A cette époque, je pensais qu’une discipline économique était en voie de constitution et j’espérais y participer. Elle était rigoureuse et permettait d’éclairer de façon assez précise les choix de politique économique. Rétrospectivement le keynésianisme était en effet relativement adapté à la prise en compte des compromis sociaux de l’après Seconde guerre mondiale. Ce n’est plus le cas lorsqu’apparait en 1973 le phénomène de la stagflation, soit une forte inflation malgré la chute de l’activité économique. C’était l’indice de l’entrée dans une nouvelle époque du capitalisme, hypothèse fondatrice de la théorie de la régulation, que je n’ai cessé depuis lors de travailler. De son côté la majorité des économistes a interprété cet échec comme la conséquence directe de l’absence de bases microéconomiques de la théorie générale de Keynes.

S’est imposée l’idée qu’il fallait refonder la macroéconomie sur la microéconomie. Ce n’était pas forcément une mauvaise idée, mais très vite plusieurs problèmes ont surgi tel le recours à la notion d’agent représentatif, d’anticipations rationnelles, d’équilibre structurellement stable, autant d’hypothèses intenables. Ce programme qui était au début scientifique a été utilisé, au fil du temps, comme justification des stratégies de déréglementation et de libéralisation. Pendant 30 ans, la macroéconomie s’est enfoncée dans l’exploration de prémices totalement faux. Les Etats-Unis étaient réduits à un ensemble de producteurs et de consommateurs, sans prise en compte aucune du rôle des banques, des marchés financiers, et de toutes les organisations et institutions encadrant l’activité économique.

J’ai vu avec étonnement la discipline évoluer et perdre beaucoup de sa pertinence. Pour cerner les raisons de cette dérive, je l’ai resituée par rapport à l’histoire des grands courants de la pensée. Au fil des décennies, j’ai accumulé suffisamment de matériaux pour montrer que la profession d’économiste a beaucoup changé. A grands traits elle est animée par de virtuoses techniciens qui rendent des services aux acteurs mais de moins en moins par de grands économistes dont la visée serait d’analyser les enjeux du monde contemporain. La crise de la macroéconomie est beaucoup plus profonde que l’on ne pense. Le livre soutient que ce sont les bases de la discipline qui sont en cause et non pas quelques erreurs mineures. La crise de 2008 a fait éclater au grand jour la crise de cette nouvelle macroéconomie classique.

Vous affirmez que l’institutionnalisation de la profession d’économiste a conduit à produire des spécialistes de la modélisation mais peu de chercheurs capables de conceptualiser les bases de la discipline. Que voulez-vous dire par là ?

R.B- Dans les années 30, les Etats-Unis comptaient quelques milliers d’économistes. Aujourd’hui, ce pays en recense des centaines de milliers. A l’époque, de grands économistes, de Joseph Schumpeter à Frederick von Hayek, dialoguaient entre eux dans la recherche d’explications à la crise de 1929. C’est l’éclatement du métier qui prévaut : certains sont économistes de banque, d’autres sont économètres, d’autres encore travaillent dans des think tank visant à influencer la politique des gouvernements. Le métier s’est considérablement diversifié en une myriade d’approches, de techniques appliquées aux différents secteurs de l’économie. On note aussi un éclatement des demandes à l’égard des économistes. Leur spécialisation est tellement poussée qu’elle débouche sur une anomie de la division du travail, telle que conceptualisée par le sociologue Emile Durkheim. Sur une même question – par exemple les marchés financiers sont-ils efficients ? – les diverses branches de la discipline livrent des réponses contradictoires.

La structuration du champ académique (hiérarchie des revues, modalités de recrutement des enseignants) crée un système formant essentiellement des techniciens affirmez-vous. Comment faire pour accorder plus de reconnaissance aux intellectuels en économie ?

R.B- On peut distinguer trois phases dans la structuration du champ académique. La première avait pour projet de fonder la discipline sur la théorie de l’équilibre général. Les chercheurs allaient pouvoir produire une formalisation d’une économie de marché justifiant l’image de la main invisible d’Adam Smith, à savoir la possibilité et l’optimalité d’une économie décentralisée où chacun ne poursuit que son intérêt. En fait les mathématiciens finissent par conclure que ce n’est le cas que sous des hypothèses très restrictives, non satisfaites dans les économies contemporaines du fait de l’existence du crédit, de rendements d’échelle, de pouvoir de monopole. Ainsi loin d’être un fait scientifique, la main invisible devient une croyance.

Une deuxième phase enregistre une succession de modélisations macroéconomiques qui entendent remplacer celles inspirées par Keynes. C’est d’abord la théorie monétariste de Milton Friedman qui s’impose comme explicative de l’inflation. Mais elle périclite lorsque se multiplient les innovations qui assurent la liquidité de nombreux actifs financiers, puis quand l’aisance monétaire ne débouche pas sur une accélération de l’inflation, mesurée par les prix à la consommation. Ce sont ensuite des modèles qui modernisent la théorie classique sous l’hypothèse d’auto-équilibration des marchés, transitoirement perturbés par des « chocs » réels ou monétaires. Les Banques Centrales usent de ces modèles mais ils montrent leurs limites lors de la crise de 2008.

Aussi dans une troisième étape, passe-t-on des grandes théories à l’économétrie et de l’économétrie à la « métrie », c’est-à-dire l’application des avancées des techniques statistiques à toutes les données disponibles, bien au-delà des phénomènes économiques.

D’un côté, avec les masses de données produites en temps réel par la finance, une nouvelle discipline, fondée sur les mathématiques financières, prend son essor, sans trop se préoccuper des conséquences macroéconomiques des nouveaux instruments qu’elle invente. Avec l’économie de l’information, apparaît ensuite le besoin d’analyser ces données grâce à l’intelligence artificielle.

De l’autre côté, les recherches en macroéconomie sont presque complètement désertées. Rares sont les jeunes et talentueux chercheurs qui osent se lancer dans un domaine aussi difficile. Or, les dernières crises ont fait apparaître le besoin d’une analyse des économies et des relations qu’elles entretiennent dans un système international en crise. Lorsque la crise financière de 2008 éclate, la macroéconomie se rappelle au bon souvenir des gouvernements et des économistes. L’irruption de la pandémie appelle des réponses, en matière de politique monétaire et budgétaire, soit des questions que la microéconomie ne peut traiter.

Vous évoquez notamment une crise de la macroéconomie. Quels sont les facteurs qui ont pu contribuer à affaiblir cette discipline ?

R.B- D’abord trop souvent le chercheur ne distingue pas entre vision, théorie, modèle, mécanisme, alors que ce sont des concepts bien différents. Une série de modèles, au demeurant fragiles dès qu’on les utilise pour prévoir, ne fondent pas une science car ce ne sont souvent que des éclairages partiels ou des aides à la décision. Ensuite chacun a tendance à se focaliser sur un mécanisme parmi beaucoup d’autres or le propre de la macroéconomie est de prendre en compte et d’articuler l’ensemble des mécanismes pertinents. Enfin, la clôture du champ de la macroéconomie sur lui-même lui interdit de reconnaître sa dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Plus encore, son accent sur le court terme n’est guère favorable à la reconnaissance des enjeux que sont devenus l’écologie, les pandémies, l’inégalité tant domestique qu’internationale.

Il est sans doute illusoire d’attendre la venue d’un nouveau Keynes. De nos jours, la formation universitaire des économistes ne livre pas une formation suffisamment généraliste permettant de formuler des questions pertinentes et les éclairer. Keynes considérait que « l’économiste doit posséder une rare combinaison de dons…D’une certaine façon, il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe… Aucune partie de la nature de l’homme ou de ses institutions ne devrait être entièrement hors de sa considération. » Bref un grand intellectuel !

Pourquoi les grands courants économiques dominants ont échoué à rendre compte des grandes crises du 20ème siècle et du 21ème siècle ?

R-B- Les macro-économistes ont pris beaucoup de retard par rapport aux considérables transformations du capitalisme. La plupart ont exclu de leurs modèles la possibilité même de crises. Par définition, l’économie perturbée par des chocs externes revient automatiquement vers l’équilibre de long terme. Or tel n’est pas le cas car la nature des processus économiques est beaucoup plus complexe et changeante dans le temps.

Dans un tel contexte d’incertitude sur les mécanismes à l’œuvre, chaque école de pensée tend à privilégier son interprétation. Ainsi les enjeux s’en trouvent simplifiés, ce qui polarise les conseils adressés aux gouvernements. On observe alors une inversion des relations entre le prince et le conseiller. En théorie, le conseiller estime qu’il est porteur de science et le prince pense qu’il trouve ainsi une justification « objective » de sa politique. En pratique, ce dernier va chercher dans les théories économiques en concurrence celles qui lui sont favorables. Par exemple, la nouvelle théorie monétaire américaine vient à point nommé réhabiliter la politique budgétaire face aux limites que rencontrent la Banque Centrale. Cette apparente révolution intellectuelle vient appuyer le fait que la dépense publique doit être à nouveau un outil puissant pour les Etats-Unis.

Pourtant, ils sont encore très écoutés par les élites et le pouvoir. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

R.B- Se reproduit aujourd’hui un phénomène déjà observé à propos des instituts de prévision lors de la fin des trente glorieuses. Plus mauvaise était la qualité de leurs prévisions, plus ils se multipliaient car tour à tour ils avaient raison puis se trompaient. Aucun ne parvenait à percer la grande incertitude liée à un changement d’époque. De nos jours, la même configuration prévaut concernant l’expertise économique : le politique demande d’autant plus d’avis aux économistes qu’il doute de leur expertise ! Il en est de même concernant l’explosion des sondages d’opinion censés éclairer les élections. Comment devrait progresser la connaissance économique ? Par la reconnaissance des erreurs et leur correction, phénomène trop rare. Par ailleurs, il faut savoir avouer que l’on ne sait pas.

La pandémie pourrait-elle permettre de renouveler la vision des économistes dans les pays riches ?

R.B- Les pays riches étaient sûrs que la sophistication de leur système de santé et la vigueur de la recherche pharmaceutique et biologique allaient leur permettre d’éviter le retour des épidémies. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan, beaucoup de gouvernements des pays riches pensaient que ce virus allait concerner seulement les pays pauvres. En fait, beaucoup d’Etats ont découvert un bien commun passé jusque-là inaperçu : la sécurité sanitaire mondiale.

Les pays africains qui étaient supposés plus vulnérables ont résisté car leur population était beaucoup plus jeune et les responsables avaient appris des épidémies précédentes, telle Ebola. De même certains Etats asiatiques avaient conservé des stratégies de prévention pour affronter collectivement des nouvelles pandémies. Voilà qui devrait renouveler l’intérêt des économistes pour le rôle parfois déterminant du système de santé : au-delà du contrôle de la croissance des coûts s’impose la prise en considération de sa résilience face à l’imprévu. De même, une série de décisions de court terme peut déboucher sur une crise majeure, comme le montre la situation présente des hôpitaux.

 

Quel(s) rôle(s) les Etats ont-ils pu jouer depuis les dernières crises économiques et sanitaires ?

R.B- Après 2008 et la pandémie, l’Etat est redevenu le maître des horloges. Il socialise les anticipations, ce qui permet aux acteurs de se repérer face à une incertitude qui leur échappe. C’est à l’Etat de fixer le cap en matière de stratégie sanitaire. La pandémie a également rappelé que la monnaie est créée en fonction des besoins de la société. La Banque Centrale Européenne a pu refinancer sur le marché secondaire les dettes publiques associées au Covid-19 et non plus seulement des crédits privés.

Le déficit public est redevenu un outil essentiel pour passer les périodes difficiles. Certains voulaient interdire dans la constitution tout déficit public. On a redécouvert que la solidarité nationale s’exprime grâce à l’Etat. Les années Covid-19 resteront comme une grande césure dans l’histoire. Il est peu probable que l’on retourne vers un passé marqué par de nombreux problèmes structurels non résolus.

Quelles sont les leçons de la crise sanitaire en matière d’inégalités ?

R.B- Sur le plan des inégalités, la pandémie a rappelé qu’au sein des sociétés la privation de l’accès aux services publics, aux hôpitaux, aux médecins accentue les disparités entre les riches et les pauvres. Les plus précaires obligés de travailler habitent dans des zones bien moins desservies sur le plan médical. On redécouvre des inégalités dans le pronostic vital et l’espérance de vie. La pandémie a reformulé la question à partir de la capacité des personnes à mener une vie en bonne santé.

Le système de santé, miné par la volonté de réduire les coûts, a tenu grâce aux initiatives et au dévouement du personnel, situation qui n’est pas tenable à long terme. La médecine de ville et les hôpitaux publics et privés n’ont pas été réorganisés. En 2000, la France avait le meilleur système de santé d’après l’OMS. Il a dégringolé depuis et est devenu inégalitaire et inefficient.

Sur le plan international, la pandémie risque de laisser des traces durables dans nombre de pays pauvres. L’illettrisme dans les pays pauvres s’y est développé, ce qui augure mal des possibilités de développement humain et économique. Dans tous les pays, la pandémie a attisé les tensions sociales.

Les institutions internationales ont-elles joué leur rôle ces dernières années ?

R.B- L’organisation mondiale du commerce (OMC) est bloquée et le FMI n’apparaît qu’au moment des crises les plus graves, comme c’est encore le cas en Argentine. Sur le front international, font défaut les institutions nécessaires. Il faudrait créer une agence pour le climat qui soit aussi forte que le FMI ou la Banque mondiale à une certaine époque. Un institut international de la migration ne serait pas inutile car avec le changement climatique, les vagues migratoires pourraient être considérables.

Enfin, l’organisation mondiale de la santé (OMS) devrait avoir le pouvoir d’organiser la sécurité sanitaire mondiale mais aussi de piloter l’innovation médicale pour répondre par des dispositifs de prévention à des pandémies. Ce avec un budget conséquent et des moyens pour vacciner à l’échelle mondiale. Les institutions de Brettons Woods ont vieilli et de nouvelles peinent à émerger. La crise va durer en fonction de l’incapacité à engendrer ces institutions. Nous vivons donc une période charnière et historique mais lourde de risques.

Dans votre ouvrage, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, vous avez travaillé sur plusieurs scénarios de sortie de crise. Plus de deux années après le début de la pandémie, sur quel type de capitalisme cette crise pourrait-elle déboucher ?

R.B- Nous avons échappé au scénario de la dystopie d’un repliement nationaliste général, qui serait intervenu avec une seconde victoire de Donald Trump. Joe Biden a provisoirement enrayé ce scénario. Cette crise a cependant révélé un très grand retard dans la coopération internationale. On enregistre certes quelques avancées sur la fiscalité des multinationales, ou encore l’initiative COVAX pour les vaccins. L’Europe a pour la première fois émis des titres de dette européens. Un pas a été franchi mais d’autres seront nécessaires. Prise entre les Etats-Unis et la Russie, l’Europe est un partenaire sans grand pouvoir géopolitique. Dans la crise de l’Ukraine, le multilatéralisme est loin de s’affirmer. L’économie mondiale est à nouveau proche de conflits ouverts impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie.

La crise de 2008 et la pandémie ont révélé beaucoup de structures cachées. La finance était aux yeux de beaucoup un facteur de stabilisation. Ce n’était pas le cas puisqu’elle peut durablement enrayer la croissance de certains pays, ce dont l’Argentine donne un cruel exemple. Le monde a-t-il raison de continuer la financiarisation ?

La mondialisation a été beaucoup critiquée ces dernières décennies. Dans quelle direction la globalisation pourrait-elle évoluer dans les prochaines années ?

R.B- La globalisation a certes permis à la Chine de se développer mais elle a induit beaucoup de problèmes qui ne sont pas résolus. La mondialisation a été heureuse pour quelques-uns et moins bonne pour beaucoup d’autres. La pandémie a redistribué la carte du monde, en accélérant le déplacement de son centre de gravité en direction de l’Asie. Partout les failles de la globalisation ont favorisé le retour du principe de souveraineté nationale qui est aussi une menace pour l’Union Européenne qui se trouve sans doute à la croisée des chemins.

Nous vivons une période charnière. Les Etats-Unis attendaient l’effondrement de la Chine, à l’image de celle de l’URSS. Or la Chine ne va pas rejoindre l’idéal occidental. Elle vient de signer le plus grand traité régional de libre-échange sur la planète. L’Europe ne peut plus affirmer qu’elle est la plus vaste zone de libre-échange. Taïwan, la Corée du Sud et d’autres pays du Sud ont réussi à bien mieux s’en sortir que d’autres pays. Le monde a changé mais l’Europe est à la traîne.

Quel regard portez-vous sur la polarisation à l’intérieur des sociétés ?

R.B- Dans beaucoup de pays, deux fractions de la société aux conceptions opposées s’affrontent sur toutes les questions : l’ouverture à l’international, l’immigration, l’organisation des services collectifs ou encore la fiscalité. Le Brexit est à ce titre emblématique car il a mis en exergue la profondeur de cette division. Les différents sondages et enquêtes ont montré que les ruraux, peu diplômés et âgés ont voté en faveur du Brexit. A l’inverse, les jeunes urbains diplômés ont voté pour l’Europe. Les gouvernements doivent faire face à de redoutables difficultés d’intermédiation car ils ne peuvent trouver une solution médiane tant les attentes sont contradictoires.

Auparavant, les Etats compensaient les perdants par des transferts monétaires. Comme cette solution traditionnelle est inopérante car le conflit porte sur les valeurs, les gouvernements sont tentés par l’autoritarisme. La démocratie représentative est en crise, ce qui appelle une refondation. Dans beaucoup de pays, la polarisation s’avère insurmontable. Ainsi Joe Biden s’est retrouvé coincé entre la gauche des démocrates et les trumpistes du parti républicain qui entendent gagner les élections de mi-mandat. Alors même que son expérience de négociateur est reconnue, les marges de manœuvre se sont vite rétrécies, car il y a peu de compromis possibles. La question de la reconstruction du lien social est posée et les solutions sont à trouver

 

Un manque de culture économique dramatique chez les Français

Un  manque de culture économique dramatique chez les Français

Si l’on se fie au contenu de la campagne électorale, on constate que les candidats sont en adéquation avec l’opinion publique concernant leur insuffisance de culture économique. Pour preuve, ils font à peu près tous des promesses dont on se demande comment elles pourront être financées hormis évidemment par l’emprunt alors que l’endettement de l’État représente déjà environ 100 000 € par ménage !

Quand on parle d’économie budgétaire, le propos demeure très vague. Pour preuve de cette insuffisance de culture économique une étude Allianz plaçait l’Hexagone bon dernier des pays européens – l’Autriche et l’Allemagne se situant tout en haut du classement. Elle montrait que la moitié des Français maîtrisait les mécanismes de l’inflation et des taux d’intérêt, et seulement 9 % les concepts relatifs aux risques financiers. Ces résultats ne semblent pas être le fruit d’une désaffection pour la matière.

Dès lors, il paraît difficile d’engager des réformes structurelles permettant de retrouver une certaine compétitivité mais qui impose aussi de faire des choix et de réduire des dépenses improductives qui au surplus pour certaines ne rentrent pas dans le champ des missions régaliennes de l’État.

Les économistes :un déficit cruel de culture et de vision généraliste ( Robert Boyer, économiste)

Les économistes :un déficit cruel de culture et de vision généraliste ( Robert Boyer, économiste)

L’économiste Robert Boyer pointe dans son dernier ouvrage « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Epistémologie de l’économie » (Ed. La Sorbonne) les nombreuses failles de la science économique dominante à expliquer les grande crises économique et sanitaire récentes. Figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta, l’économiste Robert Boyer  plaide pour la création d’agora géante qui pourrait « être le terreau d’une bifurcation de la discipline économique, en particulier de sa réinsertion tant dans les sciences de la nature que dans celles de la société ».

Robert Boyer est une figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta. Anciennement directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, ce polytechnicien collabore à l’institut des Amériques et anime l’association Recherche et régulation. 

LA TRIBUNE- Pourquoi avez-vous décidé de vous attaquer à ce sujet dans votre dernier ouvrage ?

ROBERT BOYER- J’ai commencé à travailler comme économiste en 1967. A cette époque, je pensais qu’une discipline économique était en voie de constitution et j’espérais y participer. Elle était rigoureuse et permettait d’éclairer de façon assez précise les choix de politique économique. Rétrospectivement le keynésianisme était en effet relativement adapté à la prise en compte des compromis sociaux de l’après Seconde guerre mondiale. Ce n’est plus le cas lorsqu’apparait en 1973 le phénomène de la stagflation, soit une forte inflation malgré la chute de l’activité économique. C’était l’indice de l’entrée dans une nouvelle époque du capitalisme, hypothèse fondatrice de la théorie de la régulation, que je n’ai cessé depuis lors de travailler. De son côté la majorité des économistes a interprété cet échec comme la conséquence directe de l’absence de bases microéconomiques de la théorie générale de Keynes.

S’est imposée l’idée qu’il fallait refonder la macroéconomie sur la microéconomie. Ce n’était pas forcément une mauvaise idée, mais très vite plusieurs problèmes ont surgi tel le recours à la notion d’agent représentatif, d’anticipations rationnelles, d’équilibre structurellement stable, autant d’hypothèses intenables. Ce programme qui était au début scientifique a été utilisé, au fil du temps, comme justification des stratégies de déréglementation et de libéralisation. Pendant 30 ans, la macroéconomie s’est enfoncée dans l’exploration de prémices totalement faux. Les Etats-Unis étaient réduits à un ensemble de producteurs et de consommateurs, sans prise en compte aucune du rôle des banques, des marchés financiers, et de toutes les organisations et institutions encadrant l’activité économique.

J’ai vu avec étonnement la discipline évoluer et perdre beaucoup de sa pertinence. Pour cerner les raisons de cette dérive, je l’ai resituée par rapport à l’histoire des grands courants de la pensée. Au fil des décennies, j’ai accumulé suffisamment de matériaux pour montrer que la profession d’économiste a beaucoup changé. A grands traits elle est animée par de virtuoses techniciens qui rendent des services aux acteurs mais de moins en moins par de grands économistes dont la visée serait d’analyser les enjeux du monde contemporain. La crise de la macroéconomie est beaucoup plus profonde que l’on ne pense. Le livre soutient que ce sont les bases de la discipline qui sont en cause et non pas quelques erreurs mineures. La crise de 2008 a fait éclater au grand jour la crise de cette nouvelle macroéconomie classique.

Vous affirmez que l’institutionnalisation de la profession d’économiste a conduit à produire des spécialistes de la modélisation mais peu de chercheurs capables de conceptualiser les bases de la discipline. Que voulez-vous dire par là ?

R.B- Dans les années 30, les Etats-Unis comptaient quelques milliers d’économistes. Aujourd’hui, ce pays en recense des centaines de milliers. A l’époque, de grands économistes, de Joseph Schumpeter à Frederick von Hayek, dialoguaient entre eux dans la recherche d’explications à la crise de 1929. C’est l’éclatement du métier qui prévaut : certains sont économistes de banque, d’autres sont économètres, d’autres encore travaillent dans des think tank visant à influencer la politique des gouvernements. Le métier s’est considérablement diversifié en une myriade d’approches, de techniques appliquées aux différents secteurs de l’économie. On note aussi un éclatement des demandes à l’égard des économistes. Leur spécialisation est tellement poussée qu’elle débouche sur une anomie de la division du travail, telle que conceptualisée par le sociologue Emile Durkheim. Sur une même question – par exemple les marchés financiers sont-ils efficients ? – les diverses branches de la discipline livrent des réponses contradictoires.

La structuration du champ académique (hiérarchie des revues, modalités de recrutement des enseignants) crée un système formant essentiellement des techniciens affirmez-vous. Comment faire pour accorder plus de reconnaissance aux intellectuels en économie ?

R.B- On peut distinguer trois phases dans la structuration du champ académique. La première avait pour projet de fonder la discipline sur la théorie de l’équilibre général. Les chercheurs allaient pouvoir produire une formalisation d’une économie de marché justifiant l’image de la main invisible d’Adam Smith, à savoir la possibilité et l’optimalité d’une économie décentralisée où chacun ne poursuit que son intérêt. En fait les mathématiciens finissent par conclure que ce n’est le cas que sous des hypothèses très restrictives, non satisfaites dans les économies contemporaines du fait de l’existence du crédit, de rendements d’échelle, de pouvoir de monopole. Ainsi loin d’être un fait scientifique, la main invisible devient une croyance.

Une deuxième phase enregistre une succession de modélisations macroéconomiques qui entendent remplacer celles inspirées par Keynes. C’est d’abord la théorie monétariste de Milton Friedman qui s’impose comme explicative de l’inflation. Mais elle périclite lorsque se multiplient les innovations qui assurent la liquidité de nombreux actifs financiers, puis quand l’aisance monétaire ne débouche pas sur une accélération de l’inflation, mesurée par les prix à la consommation. Ce sont ensuite des modèles qui modernisent la théorie classique sous l’hypothèse d’auto-équilibration des marchés, transitoirement perturbés par des « chocs » réels ou monétaires. Les Banques Centrales usent de ces modèles mais ils montrent leurs limites lors de la crise de 2008.

Aussi dans une troisième étape, passe-t-on des grandes théories à l’économétrie et de l’économétrie à la « métrie », c’est-à-dire l’application des avancées des techniques statistiques à toutes les données disponibles, bien au-delà des phénomènes économiques.

D’un côté, avec les masses de données produites en temps réel par la finance, une nouvelle discipline, fondée sur les mathématiques financières, prend son essor, sans trop se préoccuper des conséquences macroéconomiques des nouveaux instruments qu’elle invente. Avec l’économie de l’information, apparaît ensuite le besoin d’analyser ces données grâce à l’intelligence artificielle.

De l’autre côté, les recherches en macroéconomie sont presque complètement désertées. Rares sont les jeunes et talentueux chercheurs qui osent se lancer dans un domaine aussi difficile. Or, les dernières crises ont fait apparaître le besoin d’une analyse des économies et des relations qu’elles entretiennent dans un système international en crise. Lorsque la crise financière de 2008 éclate, la macroéconomie se rappelle au bon souvenir des gouvernements et des économistes. L’irruption de la pandémie appelle des réponses, en matière de politique monétaire et budgétaire, soit des questions que la microéconomie ne peut traiter.

Vous évoquez notamment une crise de la macroéconomie. Quels sont les facteurs qui ont pu contribuer à affaiblir cette discipline ?

R.B- D’abord trop souvent le chercheur ne distingue pas entre vision, théorie, modèle, mécanisme, alors que ce sont des concepts bien différents. Une série de modèles, au demeurant fragiles dès qu’on les utilise pour prévoir, ne fondent pas une science car ce ne sont souvent que des éclairages partiels ou des aides à la décision. Ensuite chacun a tendance à se focaliser sur un mécanisme parmi beaucoup d’autres or le propre de la macroéconomie est de prendre en compte et d’articuler l’ensemble des mécanismes pertinents. Enfin, la clôture du champ de la macroéconomie sur lui-même lui interdit de reconnaître sa dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Plus encore, son accent sur le court terme n’est guère favorable à la reconnaissance des enjeux que sont devenus l’écologie, les pandémies, l’inégalité tant domestique qu’internationale.

Il est sans doute illusoire d’attendre la venue d’un nouveau Keynes. De nos jours, la formation universitaire des économistes ne livre pas une formation suffisamment généraliste permettant de formuler des questions pertinentes et les éclairer. Keynes considérait que « l’économiste doit posséder une rare combinaison de dons…D’une certaine façon, il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe… Aucune partie de la nature de l’homme ou de ses institutions ne devrait être entièrement hors de sa considération. » Bref un grand intellectuel !

Pourquoi les grands courants économiques dominants ont échoué à rendre compte des grandes crises du 20ème siècle et du 21ème siècle ?

R-B- Les macro-économistes ont pris beaucoup de retard par rapport aux considérables transformations du capitalisme. La plupart ont exclu de leurs modèles la possibilité même de crises. Par définition, l’économie perturbée par des chocs externes revient automatiquement vers l’équilibre de long terme. Or tel n’est pas le cas car la nature des processus économiques est beaucoup plus complexe et changeante dans le temps.

Dans un tel contexte d’incertitude sur les mécanismes à l’œuvre, chaque école de pensée tend à privilégier son interprétation. Ainsi les enjeux s’en trouvent simplifiés, ce qui polarise les conseils adressés aux gouvernements. On observe alors une inversion des relations entre le prince et le conseiller. En théorie, le conseiller estime qu’il est porteur de science et le prince pense qu’il trouve ainsi une justification « objective » de sa politique. En pratique, ce dernier va chercher dans les théories économiques en concurrence celles qui lui sont favorables. Par exemple, la nouvelle théorie monétaire américaine vient à point nommé réhabiliter la politique budgétaire face aux limites que rencontrent la Banque Centrale. Cette apparente révolution intellectuelle vient appuyer le fait que la dépense publique doit être à nouveau un outil puissant pour les Etats-Unis.

Pourtant, ils sont encore très écoutés par les élites et le pouvoir. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

R.B- Se reproduit aujourd’hui un phénomène déjà observé à propos des instituts de prévision lors de la fin des trente glorieuses. Plus mauvaise était la qualité de leurs prévisions, plus ils se multipliaient car tour à tour ils avaient raison puis se trompaient. Aucun ne parvenait à percer la grande incertitude liée à un changement d’époque. De nos jours, la même configuration prévaut concernant l’expertise économique : le politique demande d’autant plus d’avis aux économistes qu’il doute de leur expertise ! Il en est de même concernant l’explosion des sondages d’opinion censés éclairer les élections. Comment devrait progresser la connaissance économique ? Par la reconnaissance des erreurs et leur correction, phénomène trop rare. Par ailleurs, il faut savoir avouer que l’on ne sait pas.

La pandémie pourrait-elle permettre de renouveler la vision des économistes dans les pays riches ?

R.B- Les pays riches étaient sûrs que la sophistication de leur système de santé et la vigueur de la recherche pharmaceutique et biologique allaient leur permettre d’éviter le retour des épidémies. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan, beaucoup de gouvernements des pays riches pensaient que ce virus allait concerner seulement les pays pauvres. En fait, beaucoup d’Etats ont découvert un bien commun passé jusque-là inaperçu : la sécurité sanitaire mondiale.

Les pays africains qui étaient supposés plus vulnérables ont résisté car leur population était beaucoup plus jeune et les responsables avaient appris des épidémies précédentes, telle Ebola. De même certains Etats asiatiques avaient conservé des stratégies de prévention pour affronter collectivement des nouvelles pandémies. Voilà qui devrait renouveler l’intérêt des économistes pour le rôle parfois déterminant du système de santé : au-delà du contrôle de la croissance des coûts s’impose la prise en considération de sa résilience face à l’imprévu. De même, une série de décisions de court terme peut déboucher sur une crise majeure, comme le montre la situation présente des hôpitaux.

 

Quel(s) rôle(s) les Etats ont-ils pu jouer depuis les dernières crises économiques et sanitaires ?

R.B- Après 2008 et la pandémie, l’Etat est redevenu le maître des horloges. Il socialise les anticipations, ce qui permet aux acteurs de se repérer face à une incertitude qui leur échappe. C’est à l’Etat de fixer le cap en matière de stratégie sanitaire. La pandémie a également rappelé que la monnaie est créée en fonction des besoins de la société. La Banque Centrale Européenne a pu refinancer sur le marché secondaire les dettes publiques associées au Covid-19 et non plus seulement des crédits privés.

Le déficit public est redevenu un outil essentiel pour passer les périodes difficiles. Certains voulaient interdire dans la constitution tout déficit public. On a redécouvert que la solidarité nationale s’exprime grâce à l’Etat. Les années Covid-19 resteront comme une grande césure dans l’histoire. Il est peu probable que l’on retourne vers un passé marqué par de nombreux problèmes structurels non résolus.

Quelles sont les leçons de la crise sanitaire en matière d’inégalités ?

R.B- Sur le plan des inégalités, la pandémie a rappelé qu’au sein des sociétés la privation de l’accès aux services publics, aux hôpitaux, aux médecins accentue les disparités entre les riches et les pauvres. Les plus précaires obligés de travailler habitent dans des zones bien moins desservies sur le plan médical. On redécouvre des inégalités dans le pronostic vital et l’espérance de vie. La pandémie a reformulé la question à partir de la capacité des personnes à mener une vie en bonne santé.

Le système de santé, miné par la volonté de réduire les coûts, a tenu grâce aux initiatives et au dévouement du personnel, situation qui n’est pas tenable à long terme. La médecine de ville et les hôpitaux publics et privés n’ont pas été réorganisés. En 2000, la France avait le meilleur système de santé d’après l’OMS. Il a dégringolé depuis et est devenu inégalitaire et inefficient.

Sur le plan international, la pandémie risque de laisser des traces durables dans nombre de pays pauvres. L’illettrisme dans les pays pauvres s’y est développé, ce qui augure mal des possibilités de développement humain et économique. Dans tous les pays, la pandémie a attisé les tensions sociales.

Les institutions internationales ont-elles joué leur rôle ces dernières années ?

R.B- L’organisation mondiale du commerce (OMC) est bloquée et le FMI n’apparaît qu’au moment des crises les plus graves, comme c’est encore le cas en Argentine. Sur le front international, font défaut les institutions nécessaires. Il faudrait créer une agence pour le climat qui soit aussi forte que le FMI ou la Banque mondiale à une certaine époque. Un institut international de la migration ne serait pas inutile car avec le changement climatique, les vagues migratoires pourraient être considérables.

Enfin, l’organisation mondiale de la santé (OMS) devrait avoir le pouvoir d’organiser la sécurité sanitaire mondiale mais aussi de piloter l’innovation médicale pour répondre par des dispositifs de prévention à des pandémies. Ce avec un budget conséquent et des moyens pour vacciner à l’échelle mondiale. Les institutions de Brettons Woods ont vieilli et de nouvelles peinent à émerger. La crise va durer en fonction de l’incapacité à engendrer ces institutions. Nous vivons donc une période charnière et historique mais lourde de risques.

Dans votre ouvrage, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, vous avez travaillé sur plusieurs scénarios de sortie de crise. Plus de deux années après le début de la pandémie, sur quel type de capitalisme cette crise pourrait-elle déboucher ?

R.B- Nous avons échappé au scénario de la dystopie d’un repliement nationaliste général, qui serait intervenu avec une seconde victoire de Donald Trump. Joe Biden a provisoirement enrayé ce scénario. Cette crise a cependant révélé un très grand retard dans la coopération internationale. On enregistre certes quelques avancées sur la fiscalité des multinationales, ou encore l’initiative COVAX pour les vaccins. L’Europe a pour la première fois émis des titres de dette européens. Un pas a été franchi mais d’autres seront nécessaires. Prise entre les Etats-Unis et la Russie, l’Europe est un partenaire sans grand pouvoir géopolitique. Dans la crise de l’Ukraine, le multilatéralisme est loin de s’affirmer. L’économie mondiale est à nouveau proche de conflits ouverts impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie.

La crise de 2008 et la pandémie ont révélé beaucoup de structures cachées. La finance était aux yeux de beaucoup un facteur de stabilisation. Ce n’était pas le cas puisqu’elle peut durablement enrayer la croissance de certains pays, ce dont l’Argentine donne un cruel exemple. Le monde a-t-il raison de continuer la financiarisation ?

La mondialisation a été beaucoup critiquée ces dernières décennies. Dans quelle direction la globalisation pourrait-elle évoluer dans les prochaines années ?

R.B- La globalisation a certes permis à la Chine de se développer mais elle a induit beaucoup de problèmes qui ne sont pas résolus. La mondialisation a été heureuse pour quelques-uns et moins bonne pour beaucoup d’autres. La pandémie a redistribué la carte du monde, en accélérant le déplacement de son centre de gravité en direction de l’Asie. Partout les failles de la globalisation ont favorisé le retour du principe de souveraineté nationale qui est aussi une menace pour l’Union Européenne qui se trouve sans doute à la croisée des chemins.

Nous vivons une période charnière. Les Etats-Unis attendaient l’effondrement de la Chine, à l’image de celle de l’URSS. Or la Chine ne va pas rejoindre l’idéal occidental. Elle vient de signer le plus grand traité régional de libre-échange sur la planète. L’Europe ne peut plus affirmer qu’elle est la plus vaste zone de libre-échange. Taïwan, la Corée du Sud et d’autres pays du Sud ont réussi à bien mieux s’en sortir que d’autres pays. Le monde a changé mais l’Europe est à la traîne.

Quel regard portez-vous sur la polarisation à l’intérieur des sociétés ?

R.B- Dans beaucoup de pays, deux fractions de la société aux conceptions opposées s’affrontent sur toutes les questions : l’ouverture à l’international, l’immigration, l’organisation des services collectifs ou encore la fiscalité. Le Brexit est à ce titre emblématique car il a mis en exergue la profondeur de cette division. Les différents sondages et enquêtes ont montré que les ruraux, peu diplômés et âgés ont voté en faveur du Brexit. A l’inverse, les jeunes urbains diplômés ont voté pour l’Europe. Les gouvernements doivent faire face à de redoutables difficultés d’intermédiation car ils ne peuvent trouver une solution médiane tant les attentes sont contradictoires.

Auparavant, les Etats compensaient les perdants par des transferts monétaires. Comme cette solution traditionnelle est inopérante car le conflit porte sur les valeurs, les gouvernements sont tentés par l’autoritarisme. La démocratie représentative est en crise, ce qui appelle une refondation. Dans beaucoup de pays, la polarisation s’avère insurmontable. Ainsi Joe Biden s’est retrouvé coincé entre la gauche des démocrates et les trumpistes du parti républicain qui entendent gagner les élections de mi-mandat. Alors même que son expérience de négociateur est reconnue, les marges de manœuvre se sont vite rétrécies, car il y a peu de compromis possibles. La question de la reconstruction du lien social est posée et les solutions sont à trouver

France : un manque de culture économique dramatique

France : un manque de culture économique dramatique

Si l’on se fie au contenu de la campagne électorale, on constate que les candidats sont en adéquation avec l’opinion publique concernant leur insuffisance de culture économique. Pour preuve, ils font à peu près tous des promesses dont on se demande comment elles pourront être financées hormis évidemment par l’emprunt alors que l’endettement de l’État représente déjà environ 100 000 € par ménage !

Quand on parle d’économie budgétaire, le propos demeure très vague. Pour preuve de cette insuffisance de culture économique une étude Allianz plaçait l’Hexagone bon dernier des pays européens – l’Autriche et l’Allemagne se situant tout en haut du classement. Elle montrait que la moitié des Français maîtrisait les mécanismes de l’inflation et des taux d’intérêt, et seulement 9 % les concepts relatifs aux risques financiers. Ces résultats ne semblent pas être le fruit d’une désaffection pour la matière.

Dès lors, il paraît difficile d’engager des réformes structurelles permettant de retrouver une certaine compétitivité mais qui impose aussi de faire des choix et de réduire des dépenses improductives qui au surplus pour certaines ne rentrent pas dans le champ des missions régaliennes de l’État.

Science et société:Les économistes manquent cruellement de culture et de vision généraliste

Les économistes manquent cruellement de culture et de vision généraliste ( Robert Boyer, économiste)

L’économiste Robert Boyer pointe dans son dernier ouvrage « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Epistémologie de l’économie » (Ed. La Sorbonne) les nombreuses failles de la science économique dominante à expliquer les grande crises économique et sanitaire récentes. Figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta, l’économiste Robert Boyer  plaide pour la création d’agora géante qui pourrait « être le terreau d’une bifurcation de la discipline économique, en particulier de sa réinsertion tant dans les sciences de la nature que dans celles de la société ».

Robert Boyer est une figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta. Anciennement directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, ce polytechnicien collabore à l’institut des Amériques et anime l’association Recherche et régulation. 

LA TRIBUNE- Pourquoi avez-vous décidé de vous attaquer à ce sujet dans votre dernier ouvrage ?

ROBERT BOYER- J’ai commencé à travailler comme économiste en 1967. A cette époque, je pensais qu’une discipline économique était en voie de constitution et j’espérais y participer. Elle était rigoureuse et permettait d’éclairer de façon assez précise les choix de politique économique. Rétrospectivement le keynésianisme était en effet relativement adapté à la prise en compte des compromis sociaux de l’après Seconde guerre mondiale. Ce n’est plus le cas lorsqu’apparait en 1973 le phénomène de la stagflation, soit une forte inflation malgré la chute de l’activité économique. C’était l’indice de l’entrée dans une nouvelle époque du capitalisme, hypothèse fondatrice de la théorie de la régulation, que je n’ai cessé depuis lors de travailler. De son côté la majorité des économistes a interprété cet échec comme la conséquence directe de l’absence de bases microéconomiques de la théorie générale de Keynes.

S’est imposée l’idée qu’il fallait refonder la macroéconomie sur la microéconomie. Ce n’était pas forcément une mauvaise idée, mais très vite plusieurs problèmes ont surgi tel le recours à la notion d’agent représentatif, d’anticipations rationnelles, d’équilibre structurellement stable, autant d’hypothèses intenables. Ce programme qui était au début scientifique a été utilisé, au fil du temps, comme justification des stratégies de déréglementation et de libéralisation. Pendant 30 ans, la macroéconomie s’est enfoncée dans l’exploration de prémices totalement faux. Les Etats-Unis étaient réduits à un ensemble de producteurs et de consommateurs, sans prise en compte aucune du rôle des banques, des marchés financiers, et de toutes les organisations et institutions encadrant l’activité économique.

J’ai vu avec étonnement la discipline évoluer et perdre beaucoup de sa pertinence. Pour cerner les raisons de cette dérive, je l’ai resituée par rapport à l’histoire des grands courants de la pensée. Au fil des décennies, j’ai accumulé suffisamment de matériaux pour montrer que la profession d’économiste a beaucoup changé. A grands traits elle est animée par de virtuoses techniciens qui rendent des services aux acteurs mais de moins en moins par de grands économistes dont la visée serait d’analyser les enjeux du monde contemporain. La crise de la macroéconomie est beaucoup plus profonde que l’on ne pense. Le livre soutient que ce sont les bases de la discipline qui sont en cause et non pas quelques erreurs mineures. La crise de 2008 a fait éclater au grand jour la crise de cette nouvelle macroéconomie classique.

Vous affirmez que l’institutionnalisation de la profession d’économiste a conduit à produire des spécialistes de la modélisation mais peu de chercheurs capables de conceptualiser les bases de la discipline. Que voulez-vous dire par là ?

R.B- Dans les années 30, les Etats-Unis comptaient quelques milliers d’économistes. Aujourd’hui, ce pays en recense des centaines de milliers. A l’époque, de grands économistes, de Joseph Schumpeter à Frederick von Hayek, dialoguaient entre eux dans la recherche d’explications à la crise de 1929. C’est l’éclatement du métier qui prévaut : certains sont économistes de banque, d’autres sont économètres, d’autres encore travaillent dans des think tank visant à influencer la politique des gouvernements. Le métier s’est considérablement diversifié en une myriade d’approches, de techniques appliquées aux différents secteurs de l’économie. On note aussi un éclatement des demandes à l’égard des économistes. Leur spécialisation est tellement poussée qu’elle débouche sur une anomie de la division du travail, telle que conceptualisée par le sociologue Emile Durkheim. Sur une même question – par exemple les marchés financiers sont-ils efficients ? – les diverses branches de la discipline livrent des réponses contradictoires.

La structuration du champ académique (hiérarchie des revues, modalités de recrutement des enseignants) crée un système formant essentiellement des techniciens affirmez-vous. Comment faire pour accorder plus de reconnaissance aux intellectuels en économie ?

R.B- On peut distinguer trois phases dans la structuration du champ académique. La première avait pour projet de fonder la discipline sur la théorie de l’équilibre général. Les chercheurs allaient pouvoir produire une formalisation d’une économie de marché justifiant l’image de la main invisible d’Adam Smith, à savoir la possibilité et l’optimalité d’une économie décentralisée où chacun ne poursuit que son intérêt. En fait les mathématiciens finissent par conclure que ce n’est le cas que sous des hypothèses très restrictives, non satisfaites dans les économies contemporaines du fait de l’existence du crédit, de rendements d’échelle, de pouvoir de monopole. Ainsi loin d’être un fait scientifique, la main invisible devient une croyance.

Une deuxième phase enregistre une succession de modélisations macroéconomiques qui entendent remplacer celles inspirées par Keynes. C’est d’abord la théorie monétariste de Milton Friedman qui s’impose comme explicative de l’inflation. Mais elle périclite lorsque se multiplient les innovations qui assurent la liquidité de nombreux actifs financiers, puis quand l’aisance monétaire ne débouche pas sur une accélération de l’inflation, mesurée par les prix à la consommation. Ce sont ensuite des modèles qui modernisent la théorie classique sous l’hypothèse d’auto-équilibration des marchés, transitoirement perturbés par des « chocs » réels ou monétaires. Les Banques Centrales usent de ces modèles mais ils montrent leurs limites lors de la crise de 2008.

Aussi dans une troisième étape, passe-t-on des grandes théories à l’économétrie et de l’économétrie à la « métrie », c’est-à-dire l’application des avancées des techniques statistiques à toutes les données disponibles, bien au-delà des phénomènes économiques.

D’un côté, avec les masses de données produites en temps réel par la finance, une nouvelle discipline, fondée sur les mathématiques financières, prend son essor, sans trop se préoccuper des conséquences macroéconomiques des nouveaux instruments qu’elle invente. Avec l’économie de l’information, apparaît ensuite le besoin d’analyser ces données grâce à l’intelligence artificielle.

De l’autre côté, les recherches en macroéconomie sont presque complètement désertées. Rares sont les jeunes et talentueux chercheurs qui osent se lancer dans un domaine aussi difficile. Or, les dernières crises ont fait apparaître le besoin d’une analyse des économies et des relations qu’elles entretiennent dans un système international en crise. Lorsque la crise financière de 2008 éclate, la macroéconomie se rappelle au bon souvenir des gouvernements et des économistes. L’irruption de la pandémie appelle des réponses, en matière de politique monétaire et budgétaire, soit des questions que la microéconomie ne peut traiter.

Vous évoquez notamment une crise de la macroéconomie. Quels sont les facteurs qui ont pu contribuer à affaiblir cette discipline ?

R.B- D’abord trop souvent le chercheur ne distingue pas entre vision, théorie, modèle, mécanisme, alors que ce sont des concepts bien différents. Une série de modèles, au demeurant fragiles dès qu’on les utilise pour prévoir, ne fondent pas une science car ce ne sont souvent que des éclairages partiels ou des aides à la décision. Ensuite chacun a tendance à se focaliser sur un mécanisme parmi beaucoup d’autres or le propre de la macroéconomie est de prendre en compte et d’articuler l’ensemble des mécanismes pertinents. Enfin, la clôture du champ de la macroéconomie sur lui-même lui interdit de reconnaître sa dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Plus encore, son accent sur le court terme n’est guère favorable à la reconnaissance des enjeux que sont devenus l’écologie, les pandémies, l’inégalité tant domestique qu’internationale.

Il est sans doute illusoire d’attendre la venue d’un nouveau Keynes. De nos jours, la formation universitaire des économistes ne livre pas une formation suffisamment généraliste permettant de formuler des questions pertinentes et les éclairer. Keynes considérait que « l’économiste doit posséder une rare combinaison de dons…D’une certaine façon, il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe… Aucune partie de la nature de l’homme ou de ses institutions ne devrait être entièrement hors de sa considération. » Bref un grand intellectuel !

Pourquoi les grands courants économiques dominants ont échoué à rendre compte des grandes crises du 20ème siècle et du 21ème siècle ?

R-B- Les macro-économistes ont pris beaucoup de retard par rapport aux considérables transformations du capitalisme. La plupart ont exclu de leurs modèles la possibilité même de crises. Par définition, l’économie perturbée par des chocs externes revient automatiquement vers l’équilibre de long terme. Or tel n’est pas le cas car la nature des processus économiques est beaucoup plus complexe et changeante dans le temps.

Dans un tel contexte d’incertitude sur les mécanismes à l’œuvre, chaque école de pensée tend à privilégier son interprétation. Ainsi les enjeux s’en trouvent simplifiés, ce qui polarise les conseils adressés aux gouvernements. On observe alors une inversion des relations entre le prince et le conseiller. En théorie, le conseiller estime qu’il est porteur de science et le prince pense qu’il trouve ainsi une justification « objective » de sa politique. En pratique, ce dernier va chercher dans les théories économiques en concurrence celles qui lui sont favorables. Par exemple, la nouvelle théorie monétaire américaine vient à point nommé réhabiliter la politique budgétaire face aux limites que rencontrent la Banque Centrale. Cette apparente révolution intellectuelle vient appuyer le fait que la dépense publique doit être à nouveau un outil puissant pour les Etats-Unis.

Pourtant, ils sont encore très écoutés par les élites et le pouvoir. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

R.B- Se reproduit aujourd’hui un phénomène déjà observé à propos des instituts de prévision lors de la fin des trente glorieuses. Plus mauvaise était la qualité de leurs prévisions, plus ils se multipliaient car tour à tour ils avaient raison puis se trompaient. Aucun ne parvenait à percer la grande incertitude liée à un changement d’époque. De nos jours, la même configuration prévaut concernant l’expertise économique : le politique demande d’autant plus d’avis aux économistes qu’il doute de leur expertise ! Il en est de même concernant l’explosion des sondages d’opinion censés éclairer les élections. Comment devrait progresser la connaissance économique ? Par la reconnaissance des erreurs et leur correction, phénomène trop rare. Par ailleurs, il faut savoir avouer que l’on ne sait pas.

La pandémie pourrait-elle permettre de renouveler la vision des économistes dans les pays riches ?

R.B- Les pays riches étaient sûrs que la sophistication de leur système de santé et la vigueur de la recherche pharmaceutique et biologique allaient leur permettre d’éviter le retour des épidémies. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan, beaucoup de gouvernements des pays riches pensaient que ce virus allait concerner seulement les pays pauvres. En fait, beaucoup d’Etats ont découvert un bien commun passé jusque-là inaperçu : la sécurité sanitaire mondiale.

Les pays africains qui étaient supposés plus vulnérables ont résisté car leur population était beaucoup plus jeune et les responsables avaient appris des épidémies précédentes, telle Ebola. De même certains Etats asiatiques avaient conservé des stratégies de prévention pour affronter collectivement des nouvelles pandémies. Voilà qui devrait renouveler l’intérêt des économistes pour le rôle parfois déterminant du système de santé : au-delà du contrôle de la croissance des coûts s’impose la prise en considération de sa résilience face à l’imprévu. De même, une série de décisions de court terme peut déboucher sur une crise majeure, comme le montre la situation présente des hôpitaux.

 

Quel(s) rôle(s) les Etats ont-ils pu jouer depuis les dernières crises économiques et sanitaires ?

R.B- Après 2008 et la pandémie, l’Etat est redevenu le maître des horloges. Il socialise les anticipations, ce qui permet aux acteurs de se repérer face à une incertitude qui leur échappe. C’est à l’Etat de fixer le cap en matière de stratégie sanitaire. La pandémie a également rappelé que la monnaie est créée en fonction des besoins de la société. La Banque Centrale Européenne a pu refinancer sur le marché secondaire les dettes publiques associées au Covid-19 et non plus seulement des crédits privés.

Le déficit public est redevenu un outil essentiel pour passer les périodes difficiles. Certains voulaient interdire dans la constitution tout déficit public. On a redécouvert que la solidarité nationale s’exprime grâce à l’Etat. Les années Covid-19 resteront comme une grande césure dans l’histoire. Il est peu probable que l’on retourne vers un passé marqué par de nombreux problèmes structurels non résolus.

Quelles sont les leçons de la crise sanitaire en matière d’inégalités ?

R.B- Sur le plan des inégalités, la pandémie a rappelé qu’au sein des sociétés la privation de l’accès aux services publics, aux hôpitaux, aux médecins accentue les disparités entre les riches et les pauvres. Les plus précaires obligés de travailler habitent dans des zones bien moins desservies sur le plan médical. On redécouvre des inégalités dans le pronostic vital et l’espérance de vie. La pandémie a reformulé la question à partir de la capacité des personnes à mener une vie en bonne santé.

Le système de santé, miné par la volonté de réduire les coûts, a tenu grâce aux initiatives et au dévouement du personnel, situation qui n’est pas tenable à long terme. La médecine de ville et les hôpitaux publics et privés n’ont pas été réorganisés. En 2000, la France avait le meilleur système de santé d’après l’OMS. Il a dégringolé depuis et est devenu inégalitaire et inefficient.

Sur le plan international, la pandémie risque de laisser des traces durables dans nombre de pays pauvres. L’illettrisme dans les pays pauvres s’y est développé, ce qui augure mal des possibilités de développement humain et économique. Dans tous les pays, la pandémie a attisé les tensions sociales.

Les institutions internationales ont-elles joué leur rôle ces dernières années ?

R.B- L’organisation mondiale du commerce (OMC) est bloquée et le FMI n’apparaît qu’au moment des crises les plus graves, comme c’est encore le cas en Argentine. Sur le front international, font défaut les institutions nécessaires. Il faudrait créer une agence pour le climat qui soit aussi forte que le FMI ou la Banque mondiale à une certaine époque. Un institut international de la migration ne serait pas inutile car avec le changement climatique, les vagues migratoires pourraient être considérables.

Enfin, l’organisation mondiale de la santé (OMS) devrait avoir le pouvoir d’organiser la sécurité sanitaire mondiale mais aussi de piloter l’innovation médicale pour répondre par des dispositifs de prévention à des pandémies. Ce avec un budget conséquent et des moyens pour vacciner à l’échelle mondiale. Les institutions de Brettons Woods ont vieilli et de nouvelles peinent à émerger. La crise va durer en fonction de l’incapacité à engendrer ces institutions. Nous vivons donc une période charnière et historique mais lourde de risques.

Dans votre ouvrage, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, vous avez travaillé sur plusieurs scénarios de sortie de crise. Plus de deux années après le début de la pandémie, sur quel type de capitalisme cette crise pourrait-elle déboucher ?

R.B- Nous avons échappé au scénario de la dystopie d’un repliement nationaliste général, qui serait intervenu avec une seconde victoire de Donald Trump. Joe Biden a provisoirement enrayé ce scénario. Cette crise a cependant révélé un très grand retard dans la coopération internationale. On enregistre certes quelques avancées sur la fiscalité des multinationales, ou encore l’initiative COVAX pour les vaccins. L’Europe a pour la première fois émis des titres de dette européens. Un pas a été franchi mais d’autres seront nécessaires. Prise entre les Etats-Unis et la Russie, l’Europe est un partenaire sans grand pouvoir géopolitique. Dans la crise de l’Ukraine, le multilatéralisme est loin de s’affirmer. L’économie mondiale est à nouveau proche de conflits ouverts impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie.

La crise de 2008 et la pandémie ont révélé beaucoup de structures cachées. La finance était aux yeux de beaucoup un facteur de stabilisation. Ce n’était pas le cas puisqu’elle peut durablement enrayer la croissance de certains pays, ce dont l’Argentine donne un cruel exemple. Le monde a-t-il raison de continuer la financiarisation ?

La mondialisation a été beaucoup critiquée ces dernières décennies. Dans quelle direction la globalisation pourrait-elle évoluer dans les prochaines années ?

R.B- La globalisation a certes permis à la Chine de se développer mais elle a induit beaucoup de problèmes qui ne sont pas résolus. La mondialisation a été heureuse pour quelques-uns et moins bonne pour beaucoup d’autres. La pandémie a redistribué la carte du monde, en accélérant le déplacement de son centre de gravité en direction de l’Asie. Partout les failles de la globalisation ont favorisé le retour du principe de souveraineté nationale qui est aussi une menace pour l’Union Européenne qui se trouve sans doute à la croisée des chemins.

Nous vivons une période charnière. Les Etats-Unis attendaient l’effondrement de la Chine, à l’image de celle de l’URSS. Or la Chine ne va pas rejoindre l’idéal occidental. Elle vient de signer le plus grand traité régional de libre-échange sur la planète. L’Europe ne peut plus affirmer qu’elle est la plus vaste zone de libre-échange. Taïwan, la Corée du Sud et d’autres pays du Sud ont réussi à bien mieux s’en sortir que d’autres pays. Le monde a changé mais l’Europe est à la traîne.

Quel regard portez-vous sur la polarisation à l’intérieur des sociétés ?

R.B- Dans beaucoup de pays, deux fractions de la société aux conceptions opposées s’affrontent sur toutes les questions : l’ouverture à l’international, l’immigration, l’organisation des services collectifs ou encore la fiscalité. Le Brexit est à ce titre emblématique car il a mis en exergue la profondeur de cette division. Les différents sondages et enquêtes ont montré que les ruraux, peu diplômés et âgés ont voté en faveur du Brexit. A l’inverse, les jeunes urbains diplômés ont voté pour l’Europe. Les gouvernements doivent faire face à de redoutables difficultés d’intermédiation car ils ne peuvent trouver une solution médiane tant les attentes sont contradictoires.

Auparavant, les Etats compensaient les perdants par des transferts monétaires. Comme cette solution traditionnelle est inopérante car le conflit porte sur les valeurs, les gouvernements sont tentés par l’autoritarisme. La démocratie représentative est en crise, ce qui appelle une refondation. Dans beaucoup de pays, la polarisation s’avère insurmontable. Ainsi Joe Biden s’est retrouvé coincé entre la gauche des démocrates et les trumpistes du parti républicain qui entendent gagner les élections de mi-mandat. Alors même que son expérience de négociateur est reconnue, les marges de manœuvre se sont vite rétrécies, car il y a peu de compromis possibles. La question de la reconstruction du lien social est posée et les solutions sont à trouver.

Les économistes manquent cruellement de culture et de vision généraliste ( Robert Boyer, économiste)

Les économistes manquent cruellement de culture et de vision généraliste ( Robert Boyer, économiste)

L’économiste Robert Boyer pointe dans son dernier ouvrage « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Epistémologie de l’économie » (Ed. La Sorbonne) les nombreuses failles de la science économique dominante à expliquer les grande crises économique et sanitaire récentes. Figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta, l’économiste Robert Boyer  plaide pour la création d’agora géante qui pourrait « être le terreau d’une bifurcation de la discipline économique, en particulier de sa réinsertion tant dans les sciences de la nature que dans celles de la société ».

Robert Boyer est une figure de l’école de la régulation en France avec l’économiste Michel Aglietta. Anciennement directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, ce polytechnicien collabore à l’institut des Amériques et anime l’association Recherche et régulation. 

LA TRIBUNE- Pourquoi avez-vous décidé de vous attaquer à ce sujet dans votre dernier ouvrage ?

ROBERT BOYER- J’ai commencé à travailler comme économiste en 1967. A cette époque, je pensais qu’une discipline économique était en voie de constitution et j’espérais y participer. Elle était rigoureuse et permettait d’éclairer de façon assez précise les choix de politique économique. Rétrospectivement le keynésianisme était en effet relativement adapté à la prise en compte des compromis sociaux de l’après Seconde guerre mondiale. Ce n’est plus le cas lorsqu’apparait en 1973 le phénomène de la stagflation, soit une forte inflation malgré la chute de l’activité économique. C’était l’indice de l’entrée dans une nouvelle époque du capitalisme, hypothèse fondatrice de la théorie de la régulation, que je n’ai cessé depuis lors de travailler. De son côté la majorité des économistes a interprété cet échec comme la conséquence directe de l’absence de bases microéconomiques de la théorie générale de Keynes.

S’est imposée l’idée qu’il fallait refonder la macroéconomie sur la microéconomie. Ce n’était pas forcément une mauvaise idée, mais très vite plusieurs problèmes ont surgi tel le recours à la notion d’agent représentatif, d’anticipations rationnelles, d’équilibre structurellement stable, autant d’hypothèses intenables. Ce programme qui était au début scientifique a été utilisé, au fil du temps, comme justification des stratégies de déréglementation et de libéralisation. Pendant 30 ans, la macroéconomie s’est enfoncée dans l’exploration de prémices totalement faux. Les Etats-Unis étaient réduits à un ensemble de producteurs et de consommateurs, sans prise en compte aucune du rôle des banques, des marchés financiers, et de toutes les organisations et institutions encadrant l’activité économique.

J’ai vu avec étonnement la discipline évoluer et perdre beaucoup de sa pertinence. Pour cerner les raisons de cette dérive, je l’ai resituée par rapport à l’histoire des grands courants de la pensée. Au fil des décennies, j’ai accumulé suffisamment de matériaux pour montrer que la profession d’économiste a beaucoup changé. A grands traits elle est animée par de virtuoses techniciens qui rendent des services aux acteurs mais de moins en moins par de grands économistes dont la visée serait d’analyser les enjeux du monde contemporain. La crise de la macroéconomie est beaucoup plus profonde que l’on ne pense. Le livre soutient que ce sont les bases de la discipline qui sont en cause et non pas quelques erreurs mineures. La crise de 2008 a fait éclater au grand jour la crise de cette nouvelle macroéconomie classique.

Vous affirmez que l’institutionnalisation de la profession d’économiste a conduit à produire des spécialistes de la modélisation mais peu de chercheurs capables de conceptualiser les bases de la discipline. Que voulez-vous dire par là ?

R.B- Dans les années 30, les Etats-Unis comptaient quelques milliers d’économistes. Aujourd’hui, ce pays en recense des centaines de milliers. A l’époque, de grands économistes, de Joseph Schumpeter à Frederick von Hayek, dialoguaient entre eux dans la recherche d’explications à la crise de 1929. C’est l’éclatement du métier qui prévaut : certains sont économistes de banque, d’autres sont économètres, d’autres encore travaillent dans des think tank visant à influencer la politique des gouvernements. Le métier s’est considérablement diversifié en une myriade d’approches, de techniques appliquées aux différents secteurs de l’économie. On note aussi un éclatement des demandes à l’égard des économistes. Leur spécialisation est tellement poussée qu’elle débouche sur une anomie de la division du travail, telle que conceptualisée par le sociologue Emile Durkheim. Sur une même question – par exemple les marchés financiers sont-ils efficients ? – les diverses branches de la discipline livrent des réponses contradictoires.

La structuration du champ académique (hiérarchie des revues, modalités de recrutement des enseignants) crée un système formant essentiellement des techniciens affirmez-vous. Comment faire pour accorder plus de reconnaissance aux intellectuels en économie ?

R.B- On peut distinguer trois phases dans la structuration du champ académique. La première avait pour projet de fonder la discipline sur la théorie de l’équilibre général. Les chercheurs allaient pouvoir produire une formalisation d’une économie de marché justifiant l’image de la main invisible d’Adam Smith, à savoir la possibilité et l’optimalité d’une économie décentralisée où chacun ne poursuit que son intérêt. En fait les mathématiciens finissent par conclure que ce n’est le cas que sous des hypothèses très restrictives, non satisfaites dans les économies contemporaines du fait de l’existence du crédit, de rendements d’échelle, de pouvoir de monopole. Ainsi loin d’être un fait scientifique, la main invisible devient une croyance.

Une deuxième phase enregistre une succession de modélisations macroéconomiques qui entendent remplacer celles inspirées par Keynes. C’est d’abord la théorie monétariste de Milton Friedman qui s’impose comme explicative de l’inflation. Mais elle périclite lorsque se multiplient les innovations qui assurent la liquidité de nombreux actifs financiers, puis quand l’aisance monétaire ne débouche pas sur une accélération de l’inflation, mesurée par les prix à la consommation. Ce sont ensuite des modèles qui modernisent la théorie classique sous l’hypothèse d’auto-équilibration des marchés, transitoirement perturbés par des « chocs » réels ou monétaires. Les Banques Centrales usent de ces modèles mais ils montrent leurs limites lors de la crise de 2008.

Aussi dans une troisième étape, passe-t-on des grandes théories à l’économétrie et de l’économétrie à la « métrie », c’est-à-dire l’application des avancées des techniques statistiques à toutes les données disponibles, bien au-delà des phénomènes économiques.

D’un côté, avec les masses de données produites en temps réel par la finance, une nouvelle discipline, fondée sur les mathématiques financières, prend son essor, sans trop se préoccuper des conséquences macroéconomiques des nouveaux instruments qu’elle invente. Avec l’économie de l’information, apparaît ensuite le besoin d’analyser ces données grâce à l’intelligence artificielle.

De l’autre côté, les recherches en macroéconomie sont presque complètement désertées. Rares sont les jeunes et talentueux chercheurs qui osent se lancer dans un domaine aussi difficile. Or, les dernières crises ont fait apparaître le besoin d’une analyse des économies et des relations qu’elles entretiennent dans un système international en crise. Lorsque la crise financière de 2008 éclate, la macroéconomie se rappelle au bon souvenir des gouvernements et des économistes. L’irruption de la pandémie appelle des réponses, en matière de politique monétaire et budgétaire, soit des questions que la microéconomie ne peut traiter.

Vous évoquez notamment une crise de la macroéconomie. Quels sont les facteurs qui ont pu contribuer à affaiblir cette discipline ?

R.B- D’abord trop souvent le chercheur ne distingue pas entre vision, théorie, modèle, mécanisme, alors que ce sont des concepts bien différents. Une série de modèles, au demeurant fragiles dès qu’on les utilise pour prévoir, ne fondent pas une science car ce ne sont souvent que des éclairages partiels ou des aides à la décision. Ensuite chacun a tendance à se focaliser sur un mécanisme parmi beaucoup d’autres or le propre de la macroéconomie est de prendre en compte et d’articuler l’ensemble des mécanismes pertinents. Enfin, la clôture du champ de la macroéconomie sur lui-même lui interdit de reconnaître sa dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Plus encore, son accent sur le court terme n’est guère favorable à la reconnaissance des enjeux que sont devenus l’écologie, les pandémies, l’inégalité tant domestique qu’internationale.

Il est sans doute illusoire d’attendre la venue d’un nouveau Keynes. De nos jours, la formation universitaire des économistes ne livre pas une formation suffisamment généraliste permettant de formuler des questions pertinentes et les éclairer. Keynes considérait que « l’économiste doit posséder une rare combinaison de dons…D’une certaine façon, il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe… Aucune partie de la nature de l’homme ou de ses institutions ne devrait être entièrement hors de sa considération. » Bref un grand intellectuel !

Pourquoi les grands courants économiques dominants ont échoué à rendre compte des grandes crises du 20ème siècle et du 21ème siècle ?

R-B- Les macro-économistes ont pris beaucoup de retard par rapport aux considérables transformations du capitalisme. La plupart ont exclu de leurs modèles la possibilité même de crises. Par définition, l’économie perturbée par des chocs externes revient automatiquement vers l’équilibre de long terme. Or tel n’est pas le cas car la nature des processus économiques est beaucoup plus complexe et changeante dans le temps.

Dans un tel contexte d’incertitude sur les mécanismes à l’œuvre, chaque école de pensée tend à privilégier son interprétation. Ainsi les enjeux s’en trouvent simplifiés, ce qui polarise les conseils adressés aux gouvernements. On observe alors une inversion des relations entre le prince et le conseiller. En théorie, le conseiller estime qu’il est porteur de science et le prince pense qu’il trouve ainsi une justification « objective » de sa politique. En pratique, ce dernier va chercher dans les théories économiques en concurrence celles qui lui sont favorables. Par exemple, la nouvelle théorie monétaire américaine vient à point nommé réhabiliter la politique budgétaire face aux limites que rencontrent la Banque Centrale. Cette apparente révolution intellectuelle vient appuyer le fait que la dépense publique doit être à nouveau un outil puissant pour les Etats-Unis.

Pourtant, ils sont encore très écoutés par les élites et le pouvoir. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

R.B- Se reproduit aujourd’hui un phénomène déjà observé à propos des instituts de prévision lors de la fin des trente glorieuses. Plus mauvaise était la qualité de leurs prévisions, plus ils se multipliaient car tour à tour ils avaient raison puis se trompaient. Aucun ne parvenait à percer la grande incertitude liée à un changement d’époque. De nos jours, la même configuration prévaut concernant l’expertise économique : le politique demande d’autant plus d’avis aux économistes qu’il doute de leur expertise ! Il en est de même concernant l’explosion des sondages d’opinion censés éclairer les élections. Comment devrait progresser la connaissance économique ? Par la reconnaissance des erreurs et leur correction, phénomène trop rare. Par ailleurs, il faut savoir avouer que l’on ne sait pas.

La pandémie pourrait-elle permettre de renouveler la vision des économistes dans les pays riches ?

R.B- Les pays riches étaient sûrs que la sophistication de leur système de santé et la vigueur de la recherche pharmaceutique et biologique allaient leur permettre d’éviter le retour des épidémies. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan, beaucoup de gouvernements des pays riches pensaient que ce virus allait concerner seulement les pays pauvres. En fait, beaucoup d’Etats ont découvert un bien commun passé jusque-là inaperçu : la sécurité sanitaire mondiale.

Les pays africains qui étaient supposés plus vulnérables ont résisté car leur population était beaucoup plus jeune et les responsables avaient appris des épidémies précédentes, telle Ebola. De même certains Etats asiatiques avaient conservé des stratégies de prévention pour affronter collectivement des nouvelles pandémies. Voilà qui devrait renouveler l’intérêt des économistes pour le rôle parfois déterminant du système de santé : au-delà du contrôle de la croissance des coûts s’impose la prise en considération de sa résilience face à l’imprévu. De même, une série de décisions de court terme peut déboucher sur une crise majeure, comme le montre la situation présente des hôpitaux.

 

Quel(s) rôle(s) les Etats ont-ils pu jouer depuis les dernières crises économiques et sanitaires ?

R.B- Après 2008 et la pandémie, l’Etat est redevenu le maître des horloges. Il socialise les anticipations, ce qui permet aux acteurs de se repérer face à une incertitude qui leur échappe. C’est à l’Etat de fixer le cap en matière de stratégie sanitaire. La pandémie a également rappelé que la monnaie est créée en fonction des besoins de la société. La Banque Centrale Européenne a pu refinancer sur le marché secondaire les dettes publiques associées au Covid-19 et non plus seulement des crédits privés.

Le déficit public est redevenu un outil essentiel pour passer les périodes difficiles. Certains voulaient interdire dans la constitution tout déficit public. On a redécouvert que la solidarité nationale s’exprime grâce à l’Etat. Les années Covid-19 resteront comme une grande césure dans l’histoire. Il est peu probable que l’on retourne vers un passé marqué par de nombreux problèmes structurels non résolus.

Quelles sont les leçons de la crise sanitaire en matière d’inégalités ?

R.B- Sur le plan des inégalités, la pandémie a rappelé qu’au sein des sociétés la privation de l’accès aux services publics, aux hôpitaux, aux médecins accentue les disparités entre les riches et les pauvres. Les plus précaires obligés de travailler habitent dans des zones bien moins desservies sur le plan médical. On redécouvre des inégalités dans le pronostic vital et l’espérance de vie. La pandémie a reformulé la question à partir de la capacité des personnes à mener une vie en bonne santé.

Le système de santé, miné par la volonté de réduire les coûts, a tenu grâce aux initiatives et au dévouement du personnel, situation qui n’est pas tenable à long terme. La médecine de ville et les hôpitaux publics et privés n’ont pas été réorganisés. En 2000, la France avait le meilleur système de santé d’après l’OMS. Il a dégringolé depuis et est devenu inégalitaire et inefficient.

Sur le plan international, la pandémie risque de laisser des traces durables dans nombre de pays pauvres. L’illettrisme dans les pays pauvres s’y est développé, ce qui augure mal des possibilités de développement humain et économique. Dans tous les pays, la pandémie a attisé les tensions sociales.

Les institutions internationales ont-elles joué leur rôle ces dernières années ?

R.B- L’organisation mondiale du commerce (OMC) est bloquée et le FMI n’apparaît qu’au moment des crises les plus graves, comme c’est encore le cas en Argentine. Sur le front international, font défaut les institutions nécessaires. Il faudrait créer une agence pour le climat qui soit aussi forte que le FMI ou la Banque mondiale à une certaine époque. Un institut international de la migration ne serait pas inutile car avec le changement climatique, les vagues migratoires pourraient être considérables.

Enfin, l’organisation mondiale de la santé (OMS) devrait avoir le pouvoir d’organiser la sécurité sanitaire mondiale mais aussi de piloter l’innovation médicale pour répondre par des dispositifs de prévention à des pandémies. Ce avec un budget conséquent et des moyens pour vacciner à l’échelle mondiale. Les institutions de Brettons Woods ont vieilli et de nouvelles peinent à émerger. La crise va durer en fonction de l’incapacité à engendrer ces institutions. Nous vivons donc une période charnière et historique mais lourde de risques.

Dans votre ouvrage, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, vous avez travaillé sur plusieurs scénarios de sortie de crise. Plus de deux années après le début de la pandémie, sur quel type de capitalisme cette crise pourrait-elle déboucher ?

R.B- Nous avons échappé au scénario de la dystopie d’un repliement nationaliste général, qui serait intervenu avec une seconde victoire de Donald Trump. Joe Biden a provisoirement enrayé ce scénario. Cette crise a cependant révélé un très grand retard dans la coopération internationale. On enregistre certes quelques avancées sur la fiscalité des multinationales, ou encore l’initiative COVAX pour les vaccins. L’Europe a pour la première fois émis des titres de dette européens. Un pas a été franchi mais d’autres seront nécessaires. Prise entre les Etats-Unis et la Russie, l’Europe est un partenaire sans grand pouvoir géopolitique. Dans la crise de l’Ukraine, le multilatéralisme est loin de s’affirmer. L’économie mondiale est à nouveau proche de conflits ouverts impliquant les Etats-Unis, la Chine et la Russie.

La crise de 2008 et la pandémie ont révélé beaucoup de structures cachées. La finance était aux yeux de beaucoup un facteur de stabilisation. Ce n’était pas le cas puisqu’elle peut durablement enrayer la croissance de certains pays, ce dont l’Argentine donne un cruel exemple. Le monde a-t-il raison de continuer la financiarisation ?

La mondialisation a été beaucoup critiquée ces dernières décennies. Dans quelle direction la globalisation pourrait-elle évoluer dans les prochaines années ?

R.B- La globalisation a certes permis à la Chine de se développer mais elle a induit beaucoup de problèmes qui ne sont pas résolus. La mondialisation a été heureuse pour quelques-uns et moins bonne pour beaucoup d’autres. La pandémie a redistribué la carte du monde, en accélérant le déplacement de son centre de gravité en direction de l’Asie. Partout les failles de la globalisation ont favorisé le retour du principe de souveraineté nationale qui est aussi une menace pour l’Union Européenne qui se trouve sans doute à la croisée des chemins.

Nous vivons une période charnière. Les Etats-Unis attendaient l’effondrement de la Chine, à l’image de celle de l’URSS. Or la Chine ne va pas rejoindre l’idéal occidental. Elle vient de signer le plus grand traité régional de libre-échange sur la planète. L’Europe ne peut plus affirmer qu’elle est la plus vaste zone de libre-échange. Taïwan, la Corée du Sud et d’autres pays du Sud ont réussi à bien mieux s’en sortir que d’autres pays. Le monde a changé mais l’Europe est à la traîne.

Quel regard portez-vous sur la polarisation à l’intérieur des sociétés ?

R.B- Dans beaucoup de pays, deux fractions de la société aux conceptions opposées s’affrontent sur toutes les questions : l’ouverture à l’international, l’immigration, l’organisation des services collectifs ou encore la fiscalité. Le Brexit est à ce titre emblématique car il a mis en exergue la profondeur de cette division. Les différents sondages et enquêtes ont montré que les ruraux, peu diplômés et âgés ont voté en faveur du Brexit. A l’inverse, les jeunes urbains diplômés ont voté pour l’Europe. Les gouvernements doivent faire face à de redoutables difficultés d’intermédiation car ils ne peuvent trouver une solution médiane tant les attentes sont contradictoires.

Auparavant, les Etats compensaient les perdants par des transferts monétaires. Comme cette solution traditionnelle est inopérante car le conflit porte sur les valeurs, les gouvernements sont tentés par l’autoritarisme. La démocratie représentative est en crise, ce qui appelle une refondation. Dans beaucoup de pays, la polarisation s’avère insurmontable. Ainsi Joe Biden s’est retrouvé coincé entre la gauche des démocrates et les trumpistes du parti républicain qui entendent gagner les élections de mi-mandat. Alors même que son expérience de négociateur est reconnue, les marges de manœuvre se sont vite rétrécies, car il y a peu de compromis possibles. La question de la reconstruction du lien social est posée et les solutions sont à trouver.

Sondage–Culture financière des Français : la moyenne

Sondage–Culture financière des Français : la moyenne 

Les Français ont encore des difficultés à comprendre la problématique inflationniste notamment d’après une étude comparant les connaissances financières de différents pays de l’OCDE. Une question pourtant centrale dans la compréhension de la formation des prix et de l’équilibre offre demande. Une étude réalisée par la Banque de France montre des Français dans la moyenne par rapport aux autres pays de l’OCDE, voire en progrès, en matière de connaissances financières. Des notions comme l’inflation et les taux d’intérêt restent toutefois mal maîtrisées.

« Elève moyen, en léger progrès. » Voici le commentaire qui pourrait figurer sur le bulletin de notes des Français en cette fin d’année, pour l’enseignement « culture financière ». Selon une enquête menée par l’institut CSA pour la Banque de France et publiée ce lundi, nos compatriotes possèdent des connaissances en finance « similaires à la moyenne de l’OCDE ».

Ils obtiennent une note de 13/21, à l’issue d’un questionnaire conçu par l’Organisation de coopération et de développement économique , et qui mêle des connaissances purement financières et des sujets relevant des comportements dans la vie quotidienne. Un score inférieur à celui des Allemands (13,9), mais supérieur aux Italiens (11,1). Les champions en la matière demeurent les Hong-kongais et les Chinois (14,8), selon un classement établi par l’OCDE à partir de normes comparables.

Hopitaux: : non à la culture du chiffre

Hopitaux: : non à la culture du chiffre

 

 

Dans une lettre adressée au chef de l’Etat, un collectif de 670 professeurs et médecins de toutes disciplines alerte sur la déliquescence de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Ils appellent à des mesures urgentes et profondes, permettant de restaurer la capacité des services médicaux à assurer leur mission de soin.

 

Monsieur le président de la République, l’état moral, organisationnel et budgétaire de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) est au plus bas. Les personnels sont découragés et beaucoup démissionnent, y compris certains des meilleurs responsables médicaux. D’attractif, le CHU [centre hospitalier et universitaire] francilien est devenu répulsif. Il ne remplit plus sa mission de façon satisfaisante, malgré le dévouement et la qualité scientifique de notre communauté hospitalière.

En 2019, la « nouvelle AP-HP » a été mise en place. Pour faire face à ses mauvais résultats budgétaires, la direction générale a instauré un nouveau découpage des structures intermédiaires. Les pôles, rebaptisés « départements médico-universitaires » (DMU), sont passés de 128 à 76, les groupes hospitaliers, rebaptisés « groupes hospitalo-universitaires » (GHU), de douze à six. La création de ces mastodontes ingouvernables a entraîné les effets que les plus lucides d’entre nous avaient prévus : des dysfonctionnements et un désordre supplémentaire dans une institution qui en comptait déjà beaucoup.

 

Comme anticipé, cette réorganisation, qui n’a fait que créer des strates supplémentaires inutiles, n’a pas amélioré les résultats financiers. Les prévisions budgétaires optimistes effectuées par le siège de l’AP-HP ne se sont pas réalisées. Le gouvernement a été contraint de renflouer les caisses du CHU francilien, comme il doit le faire au niveau national.

La seconde réforme de la direction de l’AP-HP a été la réduction du temps de travail quotidien des équipes soignantes, dans le but de diminuer le nombre de jours de réduction du temps de travail (RTT) et d’économiser du personnel. La conséquence en a été de raccourcir les phases de transmission entre les équipes, de perdre le sentiment d’appartenance à un service et de dégrader les conditions de travail.

Une politique de recrutement archaïque visant à retarder au maximum les embauches, ainsi que des conditions de travail de plus en plus difficiles font qu’actuellement, des centaines de postes de soignants ne sont pas pourvus. En conséquence, des lits sont fermés dans une proportion jamais vue, jusqu’à près de 20 %. Les soignants sont de plus en plus souvent contraints de refuser des soins médicaux et chirurgicaux, dont certains sont pourtant urgents et vitaux.

La bureaucratie est en perpétuelle extension. C’est un mal ancien, systémique. Il ne sera pas combattu par ceux qui le répandent. Se multipliant un peu plus chaque année, les exigences réglementaires tatillonnes, voire absurdes, ainsi que les injonctions paradoxales ruissellent des ministères vers les agences régionales de santé (ARS), puis inondent tous les recoins de l’hôpital. Les « managers » présents dans toutes les strates inutiles multiplient tracasseries, réunions, rapports sans intérêt, procédures irrationnelles, demandes abusives, commissions et sous-commissions à propos de n’importe quel sujet.

Nucléaire et culture du secret chinois

Nucléaire et culture du secret chinois

 

La fermeture de l’EPR de Taishan, conçu par l’entreprise française, a terni l’image de l’électricien EDF qui « n’a pu se faire respecter par ses cocontractants chinois », décrypte la chercheuse Isabelle Feng.

 

Tribune.

 

Existe-t-il une troisième voie dans un monde dominé par le conflit entre les Etats-Unis et la Chine ? La question se pose autant à l’Union européenne qu’aux multinationales européennes implantées en Chine depuis des décennies, comme EDF.

Si la crise climatique qui hante le Vieux Continent redonne au nucléaire de nouvelles perspectives pour EDF en Europe, le ciel s’assombrit funestement en Chine. En effet, avec le découplage technologique que les Américains ont mis en place avec détermination vis-à-vis de leur rival asiatique, il devient risqué de collaborer avec les mastodontes chinois bannis par Washington, étant donné l’extraterritorialité des sanctions américaines. C’est ce que montre le récent incident intervenu dans la centrale nucléaire de Taishan, à 140 kilomètres de Hongkong, dans le sud de la Chine, qu’EDF exploite avec China General Nuclear Power Corporation (CGN), le plus grand groupe nucléaire du pays. Mis en service en décembre 2018, le réacteur de Taishan 1, premier EPR de conception française opérationnel dans le monde, fournissait l’électricité à 4 millions de foyers chinois.

 

Fin mai, EDF est alertée par « un incident » sur le réacteur et découvre que, à la demande de CGN, la National Nuclear Safety Administration, l’autorité de sureté nucléaire chinoise, avait relevé dės décembre 2020 le seuil autorisé de concentration des gaz rares dans le circuit primaire à 324 gigabecquerels par tonne d’eau (GBt/t) – alors qu’il est de 150 GBt/t en France – pour éviter l’arrêt du réacteur dans une région souffrant d’une pénurie d’électricité depuis plusieurs mois.

Le taux effectif atteignait déjà 290 GBt/t lorsque le Français est prévenu. Or, l’intervention des ingénieurs américains de Framatome, filiale d’EDF, est nécessaire. En effet, la technologie nucléaire française est d’origine américaine : Framatome est l’acronyme de « Franco-américaine de constructions atomiques », dont l’objectif premier fut d’exploiter la licence du géant américain Westinghouse dans le domaine des réacteurs à eau pressurisée.

Mais Framatome ne peut venir au chevet du groupe public chinois qu’avec une dérogation préalable accordée par la Maison Blanche. CGN figure en effet, depuis août 2019, sur la liste noire du président Trump, qui soupçonne l’entreprise d’espionnage militaire et lui interdit l’accès aux technologies américaines.

Le 3 juin, Framatome doit informer le Department of Energy avant de lui demander, le 8 juin, la permission de transférer d’urgence, face à un « risque radiocactif imminent » à Taishan ,des données techniques dont la propriété intellectuelle est héritée de Westinghouse.

La culture télévisuelle

La culture télévisuelle

Les sociologues Clément Combes et Hervé Glevarec présentent les résultats d’une vaste étude menée par le CNRS et Sciences Po, en 2017. Où l’on apprend, entre autres, que le téléviseur tient une place encore centrale dans les foyers français.( Le Monde)

Une étude intéressante quand on sait que chaque Français regarde en moyenne la télévision pendant environ quatre heures par jour surtout les séries.
L’âge moyen du téléspectateur est passé de 54,5 ans début 2020 à 56,1 ans début 2021 Du fait  notamment que les jeunes regardent plus volontiers les ordinateurs et autres Smartphones  
Analyse

 

Vieille comme la télévision mais considérablement renouvelée par la création des chaînes payantes, puis l’essor des plates-formes de SVOD, la série est « désormais l’objet d’une reconnaissance partagée ». Séries. Enquête sur les pratiques et les goûts des Français pour les séries télévisées entend mettre en lumière les fondations et les contours de cette reconnaissance.

Et c’est un travail de titan que les sociologues Clément Combes et Hervé Glevarec présentent ici : les résultats d’une vaste enquête menée par le CNRS et Sciences Po, en 2017, auprès d’un panel de près de 2 500 personnes. Principalement destinée aux professionnels, la synthèse de cette étude passionnera néanmoins tous ceux qui s’intéressent à un format dont la capacité à saisir les soubresauts de l’époque a créé un objet incontournable de la culture populaire.

 

Première étude de cette ampleur en France, l’enquête Séries témoigne d’un intérêt croissant des sciences sociales pour le sujet, et prend acte du fait que les séries sont désormais des objets d’étude comme les autres. Il aura pour cela fallu attendre l’arrivée sur les écrans de la « quality television », ces grandes séries chorales marquées par « une mise en résonance du contexte historique et sociologique », associée à une forte dimension réflexive, c’est-à-dire une large place accordée aux « difficultés existentielles des personnages ».

« Configuration du goût culturel »

Les données compilées au cours de l’étude, restituées de façon très intelligible, mettent en évidence des permanences, comme la place encore centrale du téléviseur et de la linéarité dans la consommation de séries ; elles soulignent également des mutations, tel l’émiettement des publics : les grandes séries d’aujourd’hui, telles que Grey’s Anatomy ou Game of Thrones, ne rassembleront jamais un public aussi massif que Dallas ou Columbo en leur temps.

 

Divisé en quatre grandes parties, le livre quantifie et qualifie les usages des panélistes (« Habitudes télévisuelles et pratiques émergentes »), éclaire la façon dont les spectateurs choisissent et évaluent les séries qu’ils regardent ou ne regardent pas (« Catégorie, jugements et patrimoine »), propose une cartographie à la fois des séries et de ceux qui les regardent (« Une particularisation des pratiques ») et montre, dans une dernière partie particulièrement intéressante, comment les séries participent de la « configuration du goût culturel » (« La différenciation du goût »).

Sauver l’école de la “cancel culture”

Sauver l’école de la “cancel culture”

Le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, se mobilise avec son homologue québécois, Jean-François Roberge, contre la «culture de l’annulation» (cancel culture)

 

 

TRIBUNE –

 

Pour les ministres de l’Éducation français et québécois, il est crucial que l’école soit préservée des activistes qui dressent un réquisitoire permanent contre l’héritage occidental au sein de l’institution scolaire, recourent à l’intimidation et bafouent les libertés.

Comme l’ont rappelé récemment plusieurs médias à travers le monde, des livres pour la jeunesse, notamment Tintin et Lucky Lukeont été brûlés puis enterrés en Ontario, au Canada, au cours d’une «cérémonie de purification par la flamme» parce qu’ils véhiculaient une image jugée négative et erronée des peuples autochtones.

Nous assistons depuis trop longtemps aux dérives liées à la «culture de l’annulation» (cancel culture), une idéologie et des méthodes directement importées de certains campus universitaires américains et qui sont à mille lieues des valeurs de respect et de tolérance sur lesquelles se fondent nos démocraties. Le bannissement de personnalités, de spectacles et de conférences, le harcèlement sur les médias sociaux, la censure, l’assujettissement de la science à l’idéologie, l’effacement de l’Histoire jusqu’à l’autodafé de livres constituent autant d’assauts portés contre la liberté d’expression et le sens civique, qui nous ramènent aux temps les plus obscurantistes .

Cinéma-Culture : production artistique à la chaîne avec les plates-formes

Cinéma-Culture : production artistique à la chaîne avec les plates-formes

 

 

Cette sorte de production industrielle encouragée en particulier par les plates-formes qui visent à contrôler non seulement la production mais aussi la distribution devient insupportable même pour les salariés qui les produisent aux États-Unis dans des conditions sociales insupportables.

 

La tendance streaming constitue une espèce de vague déferlante sur l’univers de la production. Des productions créées à la chaîne un peu comme n’importe quel produit de consommation. La création artisanale n’a plus sa place dans ce dispositif. En même temps par le jeu des contrats,  la production est formatée pour répondre à une demande populaire. En clair, il n’y a plus de place pour les films d’auteur. L’avantage des grandes plates-formes et d’offrir une audience internationale à peu près immédiate;  l’inconvénient, c’est de niveler par le bas la création pour satisfaire le plus grand nombre aussi de le fidéliser à partir de critères de type marketing.

C’est un peu comme si dans le domaine de la littérature un grand de la Tech décidait par exemple de produire des romans à la chaîne, de les distribuer dans les dans le cadre de contrats de production avec les auteurs fixant les limites et le cadre culturel susceptible de plaire au plus grand nombre.

Netflix avait pris l’habitude d’opérer des raids sur les stars de Hollywood. À présent, le leader de la vidéo à la demande par abonnement braconne les talents là où ils sont. C’est-à-dire partout dans le monde. Dernière prise en date? Omar Sy. Le comédien révélé par le film Intouchables et catapulté star internationale grâce à la série Lupina scellé un contrat de plusieurs années avec la plateforme américaine pour produire et jouer dans des films. Une grande première pour un artiste français.

D’ores et déjà, Tour de Force, le prochain long-métrage réalisé par Louis Leterrier, avec Omar Sy et Laurent Lafitte, devrait être lancé sur Netflix en 2022. Et Au-delà du périph , la suite du film sorti en 2012 De l’autre côté du périph, est également attendue sur le service américain. Fin août, Netflix avait enrôlé de la même manière la comédienne Vanessa Kirby, qui joue la princesse Margaret dans la série à succès The Crown , afin de développer des films centrés sur les femmes.

 

Culture : production artistique à la chaîne avec les plates-formes

Culture : production artistique à la chaîne avec les plates-formes

 

 

Cette sorte de production industrielle encouragée en particulier par les plates-formes qui visent à contrôler non seulement la production mais aussi la distribution devient insupportable même pour les salariés qui les produisent aux États-Unis dans des conditions sociales insupportables.

 

La tendance streaming constitue une espèce de vague déferlante sur l’univers de la production. Des productions créées à la chaîne un peu comme n’importe quel produit de consommation. La création artisanale n’a plus sa place dans ce dispositif. En même temps par le jeu des contrats,  la production est formatée pour répondre à une demande populaire. En clair, il n’y a plus de place pour les films d’auteur. L’avantage des grandes plates-formes et d’offrir une audience internationale à peu près immédiate;  l’inconvénient, c’est de niveler par le bas la création pour satisfaire le plus grand nombre aussi de le fidéliser à partir de critères de type marketing.

 

C’est un peu comme si dans le domaine de la littérature un grand de la Tech décidait par exemple de produire des romans à la chaîne, de les distribuer dans les dans le cadre de contrats de production avec les auteurs fixant les limites et le cadre culturel susceptible de plaire au plus grand nombre.

 

Netflix avait pris l’habitude d’opérer des raids sur les stars de Hollywood. À présent, le leader de la vidéo à la demande par abonnement braconne les talents là où ils sont. C’est-à-dire partout dans le monde. Dernière prise en date? Omar Sy. Le comédien révélé par le film Intouchables et catapulté star internationale grâce à la série Lupina scellé un contrat de plusieurs années avec la plateforme américaine pour produire et jouer dans des films. Une grande première pour un artiste français.

D’ores et déjà, Tour de Force, le prochain long-métrage réalisé par Louis Leterrier, avec Omar Sy et Laurent Lafitte, devrait être lancé sur Netflix en 2022. Et Au-delà du périph , la suite du film sorti en 2012 De l’autre côté du périph, est également attendue sur le service américain. Fin août, Netflix avait enrôlé de la même manière la comédienne Vanessa Kirby, qui joue la princesse Margaret dans la série à succès The Crown , afin de développer des films centrés sur les femmes.

 

Culture- La mainmise de Netflix et autres plates-formes sur la création et la distribution

Culture- La mainmise de Netflix  et autres plates-formes sur la création et la distribution

  • Pierre Jolivet président de l’ARP, la Société des auteurs, réalisateurs et producteurs français, se bat pour défendre les intérêts des créateurs et craint  la mainmise deux plates-formes comme Netflix  sur la création et la distribution.
  • Omar Sy vient de signer un contrat avec la plateforme Netflix. De quel œil voyez-vous cet accord, une première pour un acteur français ?
  • Netflix fait son job. La plateforme va chercher les talents qui sont les plus pertinents. C’est normal, et ce n’est que le début. On est dans une situation inédite et inquiétante pour l’avenir.
  • Quels sont vos motifs de préoccupation ?
  • Les plateformes font la loi du marché. Elles s’introduisent dans notre écosystème. Que pouvons-nous proposer en face pour garantir qu’un talent, comme Fanny Herrero par exemple (créatrice de la série Dix pour cent), aura une liberté de création et d’insolence tout en gagnant autant qu’avec Netflix ? Pour l’instant, nous nous protégeons du mieux que nous pouvons.
  • Mardi, vous avez signé un accord au ministère de la Culture. Il porte sur les « clauses type ». De quoi s’agit-il précisément ?
  • C’est un garde-fou fondamental pour défendre notre souveraineté et la singularité de notre modèle. Jusqu’à présent c’était la loi du copyright imposée par les plateformes qui s’exerçait. Cela signifie qu’elles délivrent le « final cut », c’est-à-dire qu’elle ont le dernier mot sur l’œuvre. Le film ou la série appartient totalement à la plateforme, à vie. L’auteur et ses ayants droit n’ont pas leur mot à dire. Ce n’est pas notre façon de raisonner. Chez nous, une œuvre est terminée quand le réalisateur ou l’auteur disent qu’elle l’est, de concert avec l’industriel, qui l’écoute. Nous avons réussi à casser cette machine du copyright qui attaque notre droit moral à l’européenne. Désormais, ces clauses seront présentes dans chaque contrat français signé entre auteurs et producteurs de cinéma. Quand les plateformes signeront avec un producteur français, elles devront appliquer le droit moral français. Si elles ne respectent pas cela, alors leurs œuvres ne toucheront pas les aides du CNC (le Centre national du cinéma et de l’image animée).
  • La menace est-elle assez forte pour les encourager à signer ces clauses ?
  • Peut-être pas. Surtout si l’affaiblissement du cinéma est structurel. C’est la pandémie qui a entraîné l’explosion des plateformes. Mais ce n’est peut-être que conjoncturel. Ce qui nous tient à cœur, c’est de pouvoir encore faire des films que le marché ne veut pas. Les plateformes qui font changer le script au troisième épisode d’une série parce que ça ne marche pas commercialement, ce n’est pas dans notre culture. C’est pourquoi depuis l’année dernière, via la transposition de la directive européenne SMA (Service de médias audiovisuels), nous avons imposé aux plateformes d’exposer 30 % d’œuvres européennes. Nous avons également obtenu que 20 % du chiffre d’affaires réalisé en France soit consacré au financement d’oeuvres françaises.
  • « Ce que je redoute, c’est que Netflix rachète les salles de cinéma »
  • Le décret Smad, entré en vigueur le 1er juillet, garantit que Netflix, Disney + et Amazon financent le cinéma français à hauteur de 20 % à 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France. Cela représente entre 150 et 200 millions par an. Netflix joue le jeu et contribue depuis le mois de janvier. En revanche, il y avait une contrepartie — la modification de la chronologie des médias — que vous ne respectez pas. Pourquoi ?
  • Pour l’instant, une fois qu’un film est sorti en salles, les plateformes doivent attendre trois ans avant de le récupérer et de le diffuser. C’est une négociation. On leur dit : “Combien vous mettez ?” Ensuite, on verra combien de mois elles devront attendre avant de diffuser. Les plateformes doivent entrer dans une régulation auxquelles elles ne sont pas habituées. Ce n’est pas simple pour elles. J’insiste sur le fait que, pour cette négociation, la profession est extrêmement unie.
  • Comment voyez-vous l’avenir ?
  • Moi, ce que je redoute, c’est que Netflix rachète les salles de cinéma. Imaginez si Amazon acquiert UGC. Imaginez le catalogue de Canal+ qui part chez les Chinois et Netflix qui rachète Pathé Gaumont, alors que toute notre industrie a été aidée par l’Etat français. Si l’Europe a son imaginaire financé par l’étranger, l’Europe ne sera plus l’Europe. On n’est pas dans une guerre classique. Les plateformes veulent gagner la guerre des esprits. C’est pourquoi nous voulons que la France considère la culture comme un actif stratégique.
  • Quel serait le vrai contre-feu ?
  • Je voudrais une grande plateforme européenne qui contrebalance la puissance d’Amazon et de Netflix. Mais il n’en existe même pas une esquisse !
  • Qu’attendez-vous de la présidence française de l’Union européenne qui va débuter le 1er janvier ?
  • D’affirmer que les produits de l’esprit ne sont pas des biens comme les autres. Ils ne peuvent pas tomber dans l’escarcelle chinoise ou américaine. Chez eux, tout s’achète, pas chez nous. C’est le combat fondamental des deux années qui viennent.
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