Logement: financiarisation croissante
Quinze ans après la crise financière mondiale déclenchée par l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis, l’imbrication entre marchés financiers et marchés immobiliers est toujours à l’œuvre. À l’issue de sa visite en France en 2019, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur le droit au logement convenable s’inquiétait publiquement de ce que « la financiarisation du logement – lorsque le logement est mis en avant et utilisé comme instrument financier plutôt que comme bien social – prenne rapidement de l’ampleur » dans ce pays. Plus récemment, des élus de gauche de grandes métropoles françaises exprimaient le même genre de craintes, en dénonçant « une spéculation inédite [qui] transforme aujourd’hui les logements en actifs financiers » et contraint les classes moyennes et populaires au départ.
Par Antoine Guironnet
Chercheur Post-Doctorant, Sciences Po
par Ludovic Halbert
Chargé de recherche CNRS au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) de l’Université Paris-Est et maître de conférences, École des Ponts ParisTech (ENPC) dans The Conversation.
La financiarisation des villes, sous diverses acceptions, mobilise ainsi de plus en plus l’attention politique et médiatique. C’est tout un imaginaire lourd de menaces qui affleure à la convocation de ce terme. Monsieur Vautour, l’intraitable propriétaire du théâtre boulevardier napoléonien, les sociétés immobilières éventrant les rues de Paris sous Haussmann, la touristification des centres-villes par les plates-formes de type Airbnb : ces figures et phénomènes évoquent le spectre de la spéculation et ses effets délétères pour les populations locales. […]
Les espaces urbains ont joué un rôle précurseur et actif dans ce processus. Dès le XIXe siècle, des sociétés cotées en bourse se spécialisent dans l’immobilier et les infrastructures des grandes agglomérations françaises (chemins de fer, canaux). Une telle propriété urbaine actionnariale a assuré la fortune – et causé la banqueroute ! – de grandes figures du capitalisme d’alors, à l’image des frères Pereire.
Mais sa spécificité contemporaine tient à ce que le monde de la gestion d’actifs immobiliers, avec ses acteurs, ses techniques et ses rationalités propres, est aujourd’hui au faîte de l’articulation entre marchés financiers et immobiliers. Voici une vingtaine d’années désormais qu’une masse croissante de capitaux financiers se déverse dans l’immobilier des grandes villes, dans des proportions et avec une portée spatiale inédites. […]
Les marchés financiers forment en effet une vaste infrastructure financière de portée mondiale à travers laquelle l’épargne des individus, des entreprises ou des États est drainée et centralisée par des gérants d’actifs chargés de la faire fructifier. Dans le cas de l’achat de bâtiments destinés à être mis en location et revendus à plus ou moins longue échéance, deux grands types prédominent : des sociétés foncières, dont certaines sont cotées en bourse, et des sociétés de gestion de portefeuille qui créent des fonds d’investissement dédiés à l’immobilier.
Dans les deux cas, le principe reste le même : en achetant des parts de sociétés ou de fonds immobiliers, les clients-investisseurs cherchent à réduire les risques et à diversifier leurs revenus par rapport aux autres placements habituels (actions d’entreprises cotées en bourse dans d’autres secteurs, dette des États, produits dérivés, devises, etc.). À charge pour les gérants d’actifs administrant leurs capitaux de trouver les moyens de leur verser des bénéfices attractifs en s’emparant des lieux de travail, de consommation, de loisir et d’habitat.
Méconnues du grand public, ces sociétés sont pourtant propriétaires de nombreuses adresses. Les centres commerciaux des Halles à Paris, de Part-Dieu à Lyon et d’Euralille appartiennent à Unibail-Rodamco-Westfield, l’un des leaders mondiaux de l’immobilier commercial. Dans le domaine résidentiel, la SNCF a réuni 4 000 de ses logements dans un fonds pour en céder une partie à un consortium d’investisseurs, dont l’Établissement de la retraite additionnelle de la fonction publique et l’allemand Vonovia, alter ego d’Unibail pour le logement. Les résidences avec services pour étudiants ou personnes dépendantes ont également le vent en poupe.
Si Orpea a tristement défrayé la chronique pour le traitement réservé à ses locataires, peu de gens savent que cette société cotée en bourse est devenue un mastodonte détenant près de 100 000 lits pour personnes dépendantes dans le monde. Dans la logistique, on ne compte plus les entrepôts aux périphéries des agglomérations qui appartiennent à des géants du secteur comme Prologis ou Goodman, cotés en bourse.
Ce panorama serait incomplet si l’on n’évoquait pas l’immobilier de bureau, terrain de prédilection du secteur, depuis les immeubles haussmanniens de la capitale jusqu’aux tours de La Défense, en passant par les innombrables bâtiments modernes qui ont essaimé dans les grandes opérations d’urbanisme des métropoles ces vingt dernières années.
Au total, les analystes tablent sur 11 500 milliards de dollars en 2021 à l’échelle mondiale, soit cinq fois le PIB annuel de la France et un doublement des actifs depuis la crise financière de 2007-2008 qui n’a représenté tout au plus qu’une parenthèse. Les estimations pour la France avancent une valeur de 365 milliards d’euros en 2019 et une progression de 80 % en une dizaine d’années, soit un secteur qui contrôlerait un tiers du patrimoine immobilier d’entreprise (bureaux, logistique, commerces).
Une proportion qui varie évidemment en fonction des échelles et des territoires, selon que l’on considère le parc de bureaux du quartier central des affaires parisien, détenu dans sa « quasi-intégralité » par des gérants d’actifs, à l’échelle de la ville de Paris où leur part s’établit à un mètre carré sur deux, ou encore le logement dont ils possédaient moins de 2 % à l’échelle nationale en 2011.
La tendance était d’ailleurs à la hausse, au moins jusqu’à l’éclatement de la pandémie de Covid-19, avec environ 25 milliards d’euros investis annuellement sur la dernière décennie. Soit presque l’équivalent, chaque année, du coût de 70 stades de France !