Pour une autre gestion des crises
Il est urgent que les États anticipent et réorganisent la gestion des crises. Des crises qui vont se multiplier dans un proche avenir en raison de la montée des tensions internationales, provoquées en grande partie par le réchauffement climatique. Si les armées seront incontournables pour résoudre ces crises, elles devront être aidées par des forces civiles pour porter assistance aux populations et à l’environnement. Par le général (2S) Charles Beaudouin.( la Tribune)
« La pénurie d’eau vécue par deux milliards d’êtres humains vivant dans des pays déjà en déficit hydrique est de nature à générer instabilité politique, famine, problème sanitaires (choléra) et migrations induites » (général 2S Charles Beaudouin) (Crédits : DR)
Depuis quelques années, et particulièrement depuis deux ans avec l’accélération de l’Histoire (pandémie mondiale ; retour des tensions, des conflits interétatiques et de la remise en cause induite de la mondialisation ; de la prégnance des signes tangibles du réchauffement climatique, sans occulter également les crises préexistantes comme le terrorisme, la violence au sein des sociétés…), c’est toute la logique de la gestion des crises qui doit être repensée, si ce n’est réinventée.
La gestion des crises procède avant tout d’une économie. Avoir ou ne pas avoir les moyens de l’ambition : cela dépend des budgets nationaux, et particulièrement ceux des ministères concernés par les crises. Force est de constater que pour nombre d’États, s’agissant de la gestion des crises au sens large, l’effort réalisé au profit de la défense n’est pas forcément consenti de façon proportionnée pour d’autres ministères, en particulier pour les ministères de l’Intérieur et de la Santé.
C’est une faiblesse. Disposer de piliers capacitaires forts, dans une cohérence d’ensemble pilotée, est essentiel pour la simple raison que les crises revêtent un caractère multiforme encore peu ou mal pris en compte. Il va de l’efficacité des gouvernants de pouvoir traiter les effets de causes multiples simultanées. Il y va même de leur crédibilité tant l’information relative à la conduite des crises est observée, critiquée et relayée de manière exacerbée par les réseaux sociaux.
Aussi les logiques d’ambition stratégique, de livre blanc, de programmation militaire (loi pluriannuelle votée par le parlement), qui font enfin école au sein du ministère de l’Intérieur, doivent être appliquées à d’autres ministères appelés à déployer des moyens, tant les capacités, quelles qu’elles soient, reposent sur une action de longue haleine pour le moins quinquennale. Aucune vision ne vaut sans une déclinaison concrète assumée, planifiée, programmée. La volonté est une chose mais l’argent reste « le nerf de la guerre ».
Dans un ordre mondial renouvelé, caractérisé par le réchauffement climatique et les atteintes à l’environnement, par une désinhibition des dirigeants en matières de conflits, par une violence grandissante au sein des sociétés y compris occidentales, les éléments sont réunis pour une multiplication des contentieux graves intra et interétatiques. Ces contentieux sont des conséquences et non des causes, même s’ils induisent eux-mêmes d’autres effets.
Ces causes sont d’abord et avant tout, au-delà des gesticulations, des sujets très concrets, notamment de géopolitique et de « géoéconomie » (accès à la mer, ressources…). Si ce constat n’est pas nouveau, il est permis de penser que ces sujets prennent une acuité toute nouvelle, propre à ce siècle, par la double conjonction des effets d’une mondialisation à outrance (ayant généré de très fortes dépendances pour les matières premières et composants numériques), aujourd’hui mise à mal, des épuisements prévisibles de certaines ressources et du déséquilibre flagrant de répartition de nouvelles ressources et enfin du réchauffement climatique. D’autant que le réchauffement climatique va générer de façon inexorable une augmentation drastique d’ici à 2050 des catastrophes humanitaires et environnementales provoquant des flux migratoires induits. Sans oublier enfin la révolution numérique qui est particulièrement fragile, énergivore et écocide, et elle-même en grande dépendance. Pour autant, elle structure économies, vies privées et systèmes de sécurité et de défense.
Si on ne s’en tient qu’à l’eau, la pénurie vécue par deux milliards d’êtres humains vivant dans des pays déjà en déficit hydrique est de nature à générer instabilité politique, famine, problèmes sanitaires (choléra) et migrations induites. Autant de sujets qui seront causes de déstabilisation générale, pour le traitement desquels les outils de défense ne sont pas dimensionnés.
Lors d’un conflit armé, il conviendra dans la recherche de l’effet politique final recherché, de planifier à froid, préalablement, de manière ambitieuses, l’assistance aux populations (dans toutes ses dimensions) et la restauration de l’environnement, tant la guerre est écocide (surtout si dans la défaite l’un des belligérants pratique une politique de la « terre brûlée »). Il est tentant d’adapter l’outil militaire pour étendre ses capacités à ces domaines (concept de « green defence »). Ce serait une solution par trop limitative au regard de l’enjeu tout en étant consommatrice en budgets, moyens humains et matériels, au détriment du spectre de capacités des armées, déjà mis à mal par des trous capacitaires à résorber et une masse de combattants trop réduite. C’est une solution prêtant à confusion des genres.
Un tel défi réclame une autre ambition, qui pour une très grande part, ne relève pas de la sphère proprement militaire. Il y a là une force à inventer. En quelque sorte, une forme de réserve d’intervention civile constituée de praticiens dans les nombreux métiers de la « réparation » humaine et environnementale. Une force organisée, entraînée, ad hoc en fonction de la typologie des menaces et des destructions sur les populations et l’environnement, projetable immédiatement après l’action des forces armées. Peut-être même durant le conflit sur ses arrières parfois, avant même la phase de normalisation. Ce qui n’empêche nullement les armées d’intégrer d’abord dans leur réflexion et leur doctrine d’action, le réchauffement et les effets de la démondialisation, et ensuite de prévoir la gestion de ces capacités nouvelles au sein du commandement de théâtre et de savoir les interfacer avec les forces (assurer leur propre manœuvre dans le dispositif, leur protection…).
Forts de cette conscience que les catastrophes naturelles et industrielles, la dérégulation et les conflits nécessitent un accompagnement mieux pensé et bien plus conséquent sur le plan humanitaire et environnemental, le COGES et le GICAT ont inventé le concept HELPED (Humanitary Emergency Logistic and Eco Développement). Un concept qu’ils ont présenté en avant-première lors du salon Eurosatory 2022 un démonstrateur, qui propose une large combinaison de capacités à appliquer lors de catastrophes, aux populations et à l’environnement. Les moyens existent, ils justifient donc une ambition nouvelle.
La prise en compte du réchauffement climatique, des tensions tant au sein des sociétés que dans les échanges mondialisés et de leurs conséquences géopolitiques et géoéconomiques, imprime la nécessité de se doter de moyens d’une anticipation et d’une résolution politique durable des conflits à venir allant au-delà des sphères militaires et sécuritaires traditionnelles. Ce défi, propre à notre siècle, nécessite d’aligner des moyens bien plus larges que les seuls moyens coercitifs. C’est un devoir des gouvernements. C’est aussi une grande cause au profit des populations et de l’environnement, cause nationale et, plus encore, supranationale (européenne notamment), enthousiasmante et positive. Ces outils auront l’avantage d’être d’un usage fréquent, tant les catastrophes humanitaires d’origine naturelle, industrielle ou climatiques se multiplient et dont la fréquence va aller en s’accélérant.
Pour ce faire, dans une approche globale des crises et conflits à venir, il convient, tout en suscitant le développement d’un partenariat fort public-privé, que les ministères concernés fassent l’objet de nouvelles priorités, concertées, pilotées pour établir dans un grand plan le spectre des capacités de résilience et assurer leur montée en puissance. Le temps est déjà compté.
Par le général (2S) Charles Beaudouin