Crise du logement : le pavillon remis en cause ?
par Fabien Jannic-Cherbonnel , France Télévisions
Un article intéressant mais qui milite quand même pour la densification et la sur urbanisation résultat d’un modèle qui favorise la mètropolitisation et les grandes villes. La question de l’aménagement du territoire avec un meilleur équilibre et une meilleure répartition de l’habitat et de l’emploi n’est pas posée. NDLR
Considéré comme « moche » par certains, le pavillon reste privilégié par les Français et les Françaises. Mais face aux objectifs de zéro artificialisation des sols et à l’envolée des coûts de construction, il est remis en cause. Une rangée de maisons, chacune au milieu d’un jardin, une route qui se termine en cul-de-sac, le tout dans la périphérie d’une ville, en bordure de champs. C’est, en une phrase, la façon dont on pourrait décrire le modèle pavillonnaire à la française, mis en place dans les années 1970. Accusé de rendre la France « moche » par le magazine Télérama en 2010, de grignoter les terres agricoles, de favoriser l’endettement des ménages et d’être incompatible avec la transition écologique, ce modèle est de plus en plus remis en cause.
« Il faut en finir avec la maison individuelle », avait même lancé Emmanuelle Wargon, alors ministre du Logement, en 2021, rappelle Le Figaro. Des propos qui avaient fait polémique, alors que la maison individuelle est encore vue comme un idéal par une large majorité des Français. Mais la future loi zéro artificialisation nette, qui empêchera théoriquement la création de lotissements sur des terres agricoles ou naturelles, risque de venir doucher ces aspirations. Et de signer la fin du pavillon, cette « passion française » selon l’expression des sociologues Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé.
Rembobinons. Nous sommes au milieu des années 1970. Les autorités, après avoir fortement développé l’habitat collectif au sortir de la Seconde Guerre mondiale, décident de changer de braquet. « Ce que l’on appelle le modèle pavillonnaire est une construction politique et économique, mis notamment en place après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1977, et qui promet un logement à tous grâce à l’accession à la propriété », détaille Lionel Rougé, maître de conférences à l’université de Toulouse 2 et spécialiste du sujet.
Très vite, les lotissements fleurissent un peu partout en France, presque toujours en périphérie des villes. Eloignés des lieux de travail, des centres-villes ou des écoles, ces lotissements s’y font dortoirs et la voiture y est reine. La France « a choisi de s’inspirer du modèle américain », souligne Lucile Mettetal, géographe et chargée d’études et de projets à l’institut Paris Région. Les maisons y sont construites « au milieu d’un jardin », à l’inverse de ce qui se fait dans d’autres pays comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne, où les maisons sont fréquemment mitoyennes. A la clé, la promesse d’un environnement sécurisant, où l’on peut s’épanouir en bricolant ou jardinant, à l’abri des regards des voisins.
Ce modèle, poussé par les politiques locales d’aménagement du territoire, mais aussi par des dispositifs nationaux comme le prêt à taux zéro depuis les années 1990, permet aux classes moyennes et populaires d’accéder à la propriété. Près de 62% des ménages français étaient ainsi propriétaires de leur résidence principale en 2020, contre 44% en Allemagne, d’après l’OCDE. Et parmi ces logements, la maison est reine : selon les derniers chiffres du ministère de la Transition écologique, 79% des ménages propriétaires habitent dans une maison.
Malgré son succès, le pavillon est la cible de critiques régulières, d’abord pour l’imaginaire qu’il charrie, comme Télérama dézinguant « la France moche ». La cible à abattre ? Ces longues rues bordées de maisons similaires, situées à l’entrée d’une commune et proches d’une zone commerciale. « Les zones pavillonnaires sont le symbole d’un monde urbain qui grignote la campagne », résume Hervé Marchal, professeur de sociologie à l’université de Bourgogne. Une contradiction forte pour un type d’habitat censé rapprocher ses habitants de la nature.
Au-delà de l’aspect esthétique, le modèle pavillonnaire est surtout critiqué pour son impact sur l’environnement. « Ce développement par zones – pavillonnaires, d’activités et commerciales – séparées est problématique », explique Christine Leconte, présidente de l’Ordre des architectes. C’est « un urbanisme totalement tourné vers la voiture » qui, en plus de forcer les habitants à faire des kilomètres pour se rendre au travail, a « fait perdre aux enfants énormément d’autonomie », ajoute-t-elle.
Malgré ces critiques, l’attrait de la maison individuelle reste important. « Le désir de maison n’a pas faibli, il a même été réactivé par les confinements et l’étendue du télétravail », souligne Lucile Mettetal. Ainsi, 84% des personnes interrogées préféreraient vivre dans ce type de logement, selon un sondage Ifop de la Fédération française des constructeurs de maisons individuelles réalisé en mars et rapporté par Le Journal de l’Agence.
Si tous les Français, ou presque, ont le même rêve, ils n’habitent pas tous de la même façon. « Toutes les maisons ne se valent pas, souligne Lionel Rougé. On voit les classes supérieures investir les zones pavillonnaires, souvent construites dans les années 1970, qui sont désormais bien insérées dans le milieu urbain. » Ce « pavillon enchanté », comme l’appelle Hervé Marchal, a tout pour lui : il est connecté à la ville, aux transports en commun et aux services.
A l’inverse, les classes populaires peinent de plus en plus à trouver des maisons à prix abordable. « Ceux qui allaient dans le périurbain sont dorénavant forcés d’aller encore plus loin », résume Lionel Rougé, qui s’alarme de voir des ménages « s’installer à 70 km de Toulouse pour accéder à une maison ». « Ce pavillonnaire désenchanté va fréquemment de pair avec un ressentiment de ses habitants », résume le chercheur.
« Loin de tout, ils ont le sentiment d’être oubliés. Les façades en crépi, l’état des fenêtres sont autant de choses qui rappellent aux gens qu’ils sont moins bien lotis. »
Hervé Marchal, professeur de sociologie à l’université de Bourgogne à franceinfoCe sentiment d’exclusion, « l’un des moteurs derrière la colère des ‘gilets jaunes’ », rappelle Christine Leconte, pourrait encore s’exacerber avec l’augmentation des prix de l’énergie liée à la guerre en Ukraine. D’autant que les constructions neuves ont fortement ralenti en 2022, rapporte Le Monde. En cause, la poussée des coûts de construction, de 8,8% sur un an selon l’Insee, ainsi que la hausse des taux d’intérêts qui freine l’accession aux prêts immobiliers.
A ces difficultés conjoncturelles s’ajoute une problématique de long terme : celle de la transition écologique. Le pavillon et sa voiture quasi obligatoire semblent peu compatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique. Et l’objectif de zéro artificialisation nette d’ici à 2050, inclus dans la loi Climat, risque bien de remettre en cause tout le modèle de développement urbain français. Le gouvernement veut d’ailleurs faire adopter un nouveau texte, pour préserver la biodiversité et empêcher l’étalement urbain en incitant la construction sur des friches ou des espaces vacants dans les villages. La future loi, pour l’instant votée par le Sénat, inquiète les maires de petites villes, qui craignent de ne plus attirer de ménages. Logique, souligne Hervé Marchal, « car pendant longtemps, la figure d’un bon maire a été celle de l’élu qui attirait sans cesse de nouveaux habitants ».
De quoi signer la fin du pavillon ? « Non », répond Lionel Rougé, pour qui l’on assiste « à un renouvellement du modèle pavillonnaire » plutôt qu’à sa mort. Pour se réinventer, les zones pavillonnaires vont donc devoir évoluer. « L’une des clés est la densification des zones périurbaines, souligne Christine Leconte. Il va falloir se préoccuper de l’intégration de ces zones dans le tissu urbain, rapprocher les gens des services publics et sortir du tout-voiture. » Une « clé de la transition écologique » qui demande de diversifier l’usage des zones pavillonnaires, pour en faire des lieux de vie.
Reste à savoir comment densifier. Lucile Mettetal distingue « la densification dure », qui remplace des zones pavillonnaires par des barres d’immeubles, à l’œuvre notamment en petite et moyenne couronne en Ile-de-France, comme le raconte Le Monde, de « la densification douce » : « Il s’agit d’une division des parcelles ou d’un remplissage des dents creuses. » Par exemple, un couple qui vend une partie de son jardin pour rénover sa maison achetée dans les années 1970.
Réenchanter la zone pavillonnaire ne se fera en tout cas pas sans ses habitants. « Nous n’avons pas d’autre solution que de travailler avec les personnes qui y habitent », met en garde Christine Leconte. « Il ne faut pas diaboliser les zones pavillonnaires, mais plutôt y mettre de la pensée urbaine, ajoute Lionel Rougé. Il faut réfléchir à une manière de les agencer et de les urbaniser qui soit démocratique. Les gens souhaitent de la ville à la campagne, il faut les laisser l’inventer. »
La France pourrait s’inspirer de certains de ses voisins européens, alors que « notre pays est le champion du mitage [l'implantation d'édifices dispersés dans un paysage naturel]« , s’exclame Hervé Marchal. Le chercheur suggère de regarder vers « le Royaume-Uni, où le pavillonnaire mitoyen est plus développé et intégré dans les villes ». Lucile Mettetal invite le législateur à se poser la question du partage de l’habitat : « On pourrait regarder en Allemagne, où les générations cohabitent plus fréquemment. »
Si la France n’en est pas encore à révolutionner son habitat, certaines envies semblent être en train d’évoluer, selon les observateurs et professionnels du secteur. Les jeunes ménages n’ont plus tout à fait les mêmes aspirations que leurs parents. « La place du jardin est toujours importante, mais il n’a pas besoin d’être très grand. Surtout, l’envie d’avoir une maison avec quatre faces est moins forte aujourd’hui et les ménages ne veulent pas être trop loin du centre-ville », souligne Lionel Rougé.
Est-ce un signe que le discours écologique est en train d’infuser ? « La réduction de la taille des maisons et des jardins est notamment liée à une question d’économies et de confort, mais quelque part, ça pénètre », pense Christine Leconte. Au législateur d’arriver à convaincre les Français de changer leurs aspirations, et de répondre aux contradictions qui poussent les ménages à « vouloir habiter à proximité de la nature, tout en étant intégrés au tissu urbain », résume Hervé Marchal.
Crise environnementale : comment en est-on arrivé là ?
Crise environnementale : comment en est-on arrivé là ?
La Terre à l’époque de l’Anthropocène : comment en est-on arrivé là ? Peut-on en limiter les dégâts ?
Par
Victor Court
Économiste, chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain, Université Paris Cité dans The Conversation
En 2000, deux scientifiques proposèrent pour la première fois l’hypothèse que l’époque de l’Holocène, amorcée il y a 11 700 ans, était révolue.
L’emprise de l’humanité sur le système terrestre serait devenue si profonde qu’elle rivaliserait avec certaines des grandes forces de la nature, au point d’avoir fait bifurquer la trajectoire géologique et écologique de la Terre.
Il faudrait désormais utiliser le terme d’« Anthropocène » pour désigner avec plus de justesse l’époque géologique actuelle. Cette annonce a ouvert des débats considérables.
Parmi les nombreuses polémiques soulevées par ce nouveau concept, la plus évidente porte encore aujourd’hui sur la date du début de l’Anthropocène.
La proposition initiale portait symboliquement sur 1784, l’année du dépôt du brevet de James Watt pour sa machine à vapeur, véritable emblème de l’amorce de la révolution industrielle. Ce choix coïncide en effet avec l’augmentation significative des concentrations atmosphériques de plusieurs gaz à effet de serre, comme en témoignent les données extraites des carottes de glace.
Des chercheurs d’autres disciplines, archéologie et archéobiologie en l’occurrence, avancèrent ensuite l’idée que l’Anthropocène et l’Holocène devraient être considérés comme une même époque géologique.
Dans la perspective de ces disciplines, c’est la fin de la dernière période glaciaire, il y a plus de 10 000 ans, qui aurait favorisé une augmentation sans précédent de la population humaine (grâce à l’apparition progressive de l’agriculture) et, donc, l’émergence de son rôle de force géoécologique.
Une autre approche défend une idée assez similaire, mais en ajoutant quelques milliers d’années à la date du début de l’Anthropocène. Il aurait fallu attendre que la domestication des plantes et des animaux soit suffisamment développée pour que les répercussions environnementales des sociétés agraires – en particulier les rejets de dioxyde de carbone (CO2) dus à la déforestation – soient assez importantes pour faire sortir la Terre de l’Holocène.
À l’opposé, certains membres de la communauté scientifique penchent pour une date plus récente que celle initialement avancée.
La course de l’humanité semble en effet suivre dans sa partie la plus contemporaine une trajectoire particulière qu’on a qualifiée de « Grande Accélération ». C’est autour de 1950 que les principaux indicateurs du système socioéconomique mondial et du système Terre se sont mis à avoir une tendance réellement exponentielle.
L’empreinte écologique de l’humanité prend des formes diverses et interconnectées qui ne cessent de s’aggraver depuis cette date : une modification du climat sans précédent, par sa vitesse et son intensité ; une dégradation généralisée du tissu de la vie, par l’artificialisation des écosystèmes et les rejets de substances entièrement nouvelles (comme les produits de la chimie de synthèse, les plastiques, les pesticides, les perturbateurs endocriniens, les radionucléides et les gaz fluorés) ; un effondrement de la biodiversité d’une ampleur et d’une rapidité inédites (signe pour certains d’une sixième grande extinction, la cinquième étant celle qui vit disparaître les dinosaures, il y a 66 millions d’années) ; et de multiples perturbations des cycles biogéochimiques (notamment ceux de l’eau, de l’azote et du phosphore).
En parallèle avec cette question sur la date du début de l’Anthropocène, d’autres débats ont émergé autour de ce concept. Le plus important a été porté par Andreas Malm et Alf Hornborg, tous deux membres du département de géographie humaine de l’Université de Lund (Suède).
Ces deux chercheurs ont remarqué que le concept d’Anthropocène suggère que toute l’espèce humaine serait responsable des bouleversements planétaires. C’est pour cette raison que de nombreux auteurs ont tendance, même lorsqu’ils font remonter l’Anthropocène au moment du décollage industriel de quelques nations, à affirmer que la cause ultime de l’émergence de sociétés reposant sur les énergies fossiles correspondrait à un processus évolutif long, donc naturel, qui aurait commencé avec la maîtrise du feu par nos ancêtres (il y a au moins 400 000 ans).
Malm et Hornborg affirment que parler de l’Anthropocène en utilisant des catégories généralisantes, comme « l’espèce humaine », « les humains » ou « l’humanité », revient à naturaliser ce phénomène, c’est-à-dire à supposer qu’il était inéluctable, car découlant d’une propension naturelle de notre espèce à exploiter un maximum de ressources dès qu’elle en a l’occasion.
Pour les deux chercheurs, cette naturalisation occulte la dimension sociale du régime fossile des 200 dernières années.
L’adoption de la machine à vapeur alimentée par le charbon, puis des technologies reposant sur le pétrole et le gaz, n’a pas été réalisée à la suite d’une décision unanime de tous les membres de l’humanité, et ce ne sont pas non plus quelques représentants de cette dernière – qui auraient été élus sur la base de caractéristiques naturelles – qui ont décidé de la trajectoire empruntée par notre espèce.
L’exploitation des énergies fossiles émet du CO₂, première cause du réchauffement climatique. Zbynek Burival/Unsplash
Pour Malm et Hornborg, ce sont au contraire des conditions sociales et politiques particulières qui ont, chaque fois, créé la possibilité d’un investissement lucratif pour quelques détenteurs de capitaux, quasi systématiquement des hommes blancs, bourgeois ou aristocrates.
Par exemple, la possibilité d’exploiter les travailleurs britanniques dans les mines de charbon a été déterminante dans le cas de la machine à vapeur aux XVIIIe et XIXe siècles ; tout comme le soutien de plusieurs gouvernements occidentaux l’a été en ce qui concerne la mise en place des infrastructures nécessaires à l’exploitation du pétrole depuis le milieu du XIXe siècle.
L’Anthropocène perçu à l’échelle de la totalité de l’humanité occulte un autre fait majeur : l’inégalité intraespèce dans la responsabilité des bouleversements climatiques et écologiques.
À l’heure actuelle, parmi tous les habitants du monde, les 10 % qui émettent le plus de gaz à effet de serre (GES) sont responsables de 48 % du total des émissions mondiales, alors que les 50 % qui en émettent le moins sont responsables d’à peine 12 % des émissions globales. Parmi les plus gros émetteurs individuels de la planète, les estimations mettent en avant le 1 % le plus riche (composé majoritairement d’Américains, de Luxembourgeois, de Singapouriens, de Saoudiens, etc.), avec des émissions par personne supérieures à 200 tonnes d’équivalent CO2 par année.
À l’autre extrémité du spectre des émetteurs, on trouve les individus les plus pauvres du Honduras, du Mozambique, du Rwanda et du Malawi, avec des émissions 2000 fois plus faibles, proches de 0,1 tonne d’équivalent CO2 par personne et par an.
Ce lien étroit entre richesse et empreinte carbone implique une responsabilité commune, mais différenciée, qui sied mal à la catégorisation englobante de l’Anthropocène.
Par ailleurs, cette critique prend encore plus de sens dans une perspective historique puisque le dérèglement climatique dépend du cumul des émissions de GES. À titre d’exemple, on peut se dire que le Royaume-Uni n’a pas à être à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique, car il ne représente actuellement qu’environ 1 % des émissions mondiales de carbone… C’est oublier un peu vite que ce pays a contribué à 4,5 % des émissions globales depuis 1850, ce qui le place au huitième rang des plus gros pollueurs de l’histoire.
Les nations du monde, et les individus au sein de chacune d’entre elles, n’ont pas contribué de façon équivalente à la trajectoire exponentielle du système Terre depuis 200 ans. L’Europe et l’Amérique du Nord sont historiquement les régions les plus polluantes de l’histoire. Le Royaume-Uni et les États-Unis, chefs d’orchestre respectifs du développement économique mondialisé du XIXe et du XXe siècle, ont une dette écologique particulièrement colossale envers les autres nations. Le charbon a été le carburant du projet de domination impériale britannique, alors que c’est le pétrole qui a joué ce rôle pour les États-Unis.
Pour garder les idées claires sur ce sujet épineux de la contribution historique de chaque nation à la dérive climatique, il peut être avisé de toujours garder en tête que les émissions de GES, et plus généralement l’empreinte environnementale d’un pays ou d’une personne donnée, sont déterminées au premier ordre par leur niveau de consommation de biens et de services.
Habiter dans un pays riche et penser être « écolo » n’a généralement aucun rapport avec la réalité. De plus, toutes les données quantitatives en notre possession ne disent rien de la nécessité vitale – ou, au contraire, de la futilité la plus extrême – à l’origine de l’émission d’un même kilogramme de dioxyde de carbone !
Pour certains, émettre un peu plus de gaz à effet de serre est une question de survie : cela peut représenter une ration de riz ou l’installation d’une toiture. Pour d’autres, il ne s’agit que d’acheter un gadget de plus pour se divertir quelques heures. À ceux qui avancent qu’il faudrait réduire la taille de la population mondiale pour lutter efficacement contre le dérèglement climatique (et toutes les autres perturbations environnementales), on répondra qu’il suffirait plutôt d’empêcher les plus riches de continuer de mener leur train de vie indécent et climaticide.
Parce qu’il fabrique une humanité abstraite qui est uniformément concernée, le discours dominant sur l’Anthropocène suggère une responsabilité tout aussi uniformisée. Les Yanomami et les Achuar d’Amazonie, qui vivent sans recourir à un gramme d’énergie fossile et se contentent de ce qu’ils retirent de la chasse, de la pêche, de la cueillette et d’une agriculture vivrière, devraient-ils donc se sentir aussi responsables du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité que les plus riches industriels, banquiers et autres avocats d’affaires ?
Si la Terre est vraiment entrée dans une nouvelle époque géologique, les responsabilités de chaque nation et de chaque individu sont trop différentes dans l’espace et dans le temps pour qu’on puisse considérer que « l’espèce humaine » est une abstraction satisfaisante pour endosser le fardeau de la culpabilité.
Au-delà de ces nombreux débats et controverses, le dérèglement climatique et l’érosion de la biodiversité réclament des actions massives, concrètes, sans délai. Les efforts et les initiatives, dont certaines conduites à un niveau global, ne semblent pas manquer… Mais lesquelles fonctionnent véritablement ?
Quelle efficacité réelle pour l’Accord de Paris ?
Prenons par exemple la 21e Conférence des parties (COP21) à la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique, qui s’est tenue à Paris en 2015.
Celle-ci a débouché sur un accord qualifié d’historique puisque, pour la première fois, 196 pays se sont engagés à décarboner l’économie mondiale. En pratique, cet accord laisse à chaque État le soin de définir sa stratégie nationale de transition énergétique. Chaque pays membre doit ensuite présenter aux autres signataires sa « contribution déterminée au niveau national » (CDN). L’addition des CDN forme la trajectoire attendue des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Le problème d’une telle stratégie (si tant est qu’elle soit effectivement appliquée), c’est que le compte n’y est pas : même si toutes les promesses annoncées étaient réalisées, les émissions de GES d’origine humaine nous conduiraient à un réchauffement climatique d’environ 2,7 °C d’ici la fin du siècle.
En 2030, il y aura déjà un écart de 12 milliards de tonnes d’équivalent CO₂ par an (Gtéq-CO₂/an) par rapport au plafond requis pour limiter la hausse des températures à 2 °C. Cet écart grimpe à 20 Gtéq-CO2/an si on considère un réchauffement maximal de 1,5 °C.
Dans le cadre de l’Accord de Paris de 2015, les États peuvent théoriquement amender leurs engagements tous les cinq ans pour renforcer leurs ambitions. Dans les faits, rappelons que les émissions continuent d’augmenter pour quasiment tous les pays signataires (lorsqu’elles sont comptabilisées selon la consommation et non selon la production).
Laurent Fabius acte l’adoption de l’accord de Paris, lors de la COP21 de 2015. Cop Paris/Flickr
Comment pourrait-il en être autrement puisque l’Accord de Paris n’incorpore aucun mécanisme de sanction pour les États qui ne respectent pas leurs engagements ? Seule la pression internationale et populaire est censée les contraindre. Mais quel intérêt peut avoir une stratégie de dénonciation si tous les acteurs sont en faute ?
Bien que l’Accord de Paris ait été présenté comme un succès diplomatique, il faut bien admettre qu’il constitue une coquille vide de plus dans la grande liste des engagements inefficaces pour lutter contre le dérèglement climatique. On aurait d’ailleurs pu s’en douter dès la ratification de ce texte puisque les mots « énergie fossile » n’y apparaissent pas une seule fois… Tout a donc été fait pour ne froisser aucun acteur (public ou privé) et pour qu’ainsi un maximum d’États en viennent à signer un accord qui n’apportera aucune solution au problème le plus urgent de l’humanité.
Arriver à se féliciter du contenu de l’Accord de Paris comme l’ont fait de nombreux représentants politiques montre à quel point ces derniers – et les médias relayant complaisamment leurs idées – n’ont pas du tout saisi l’ampleur du problème.
Au moment de la signature de l’accord en 2015, le volume cumulé de CO2 que l’humanité pouvait se permettre d’émettre pour conserver une chance raisonnable de limiter le réchauffement climatique à 2 °C n’était plus que de 1000 Gt. Compte tenu des émissions des cinq dernières années, ce budget carbone n’est déjà plus que de 800 Gt. Cela correspond donc au tiers des 2420 Gt de CO2 émises jusqu’à présent, de 1850 à 2020, dont 1680 Gt par la combustion des énergies fossiles (et la production de ciment) et 740 Gt par l’usage des sols (principalement la déforestation).
Et à raison d’environ 40 Gt d’émissions annuelles, ce budget carbone se réduit comme peau de chagrin : il sera épuisé d’ici 20 ans si rien ne change.
La solution par un traité de non-prolifération des énergies fossiles ?
Pour atteindre ces objectifs de réduction, les humains, et en particulier les plus riches d’entre eux, doivent consentir à ne plus utiliser ce qui a historiquement représenté la source de leur opulence matérielle.
Les réserves de combustibles fossiles correspondent en effet à des émissions potentielles colossales : au niveau mondial, un tiers des réserves de pétrole, la moitié des réserves de gaz et plus de 80 % des réserves de charbon doivent rester inutilisés. Dans ce cadre, l’augmentation de la production d’hydrocarbures, que ce soit au travers de mines de charbon ou de gisements de pétroles et de gaz déjà connus, ou par l’exploitation de nouvelles ressources fossiles (par exemple en Arctique), vont à contresens des efforts nécessaires pour limiter le dérèglement du climat.
Par ailleurs, plus nous retardons le moment où nous amorcerons réellement la décarbonation de l’économie mondiale, plus les efforts nécessaires deviendront draconiens. Si la réduction des émissions mondiales de CO2 avait été engagée en 2018, l’humanité aurait pu se contenter d’une baisse annuelle de 5 % jusqu’en 2100 pour limiter le réchauffement à 2 °C. Amorcer ce travail colossal en 2020 aurait demandé une réduction annuelle de 6 %. Patienter jusqu’en 2025, c’est s’obliger à une réduction de 10 % par an.
Face à l’urgence, certains en appellent depuis quelques années à un traité de non-prolifération des combustibles fossiles.
Il « suffirait », en somme, que tout le monde s’engage à ne plus utiliser ce qui active l’économie mondiale depuis 150 ans !
À ce jour, seuls les pays insulaires les plus vulnérables (comme le Vanuatu, les Fidji ou encore les îles Salomon) ont signé ce traité, pas les pays producteurs d’hydrocarbures ni les grands pays importateurs. Il est facile de comprendre pourquoi : cette initiative ne comporte aucun mécanisme financier pour compenser les gouvernements détenteurs de ressources d’hydrocarbures qui accepteraient de laisser sous leurs pieds ce PIB potentiel.
Or, pour que les réserves de combustibles fossiles ne soient pas exploitées, c’est bien une compensation de ce type qu’il faudrait mettre en place pour qu’un accord international puisse aboutir à des résultats significatifs.
La finance, cet acteur clé
Alors, tout est foutu ? Pas forcément !
Une étude a récemment apporté une lueur d’espoir. Deux chercheurs de la Harvard Business School ont montré que le choix de certaines banques de ne plus investir dans le secteur du charbon semble porter leurs fruits.
Les données étudiées (de 2009 à 2021), montrent que les entreprises charbonnières confrontées à de fortes politiques de désinvestissement de la part de leurs bailleurs de fonds réduisent leurs emprunts d’un quart par rapport à leurs homologues non affectés. Ce rationnement du capital semble bien entraîner une réduction des émissions de CO2, car les entreprises « désinvesties » sont plus susceptibles de fermer certaines de leurs installations.
Pourrait-on envisager la même approche avec le secteur du pétrole et du gaz ? En théorie, oui, mais cela serait plus difficile à mettre en œuvre.
Les acteurs du charbon disposent d’un nombre limité d’options pour obtenir un financement alternatif de leur dette si une source existante disparaît. En effet, le nombre de banques qui facilitent les transactions liées au charbon est si faible – et les relations si profondément ancrées – que, par défaut, les banquiers exercent une grande influence sur ce qui est financé dans ce secteur. Ce n’est pas le cas dans le secteur du pétrole et du gaz, où les possibilités de financement sont plus diversifiées. Néanmoins, tout cela montre que le secteur de la finance a bel et bien un rôle à jouer dans la transition bas carbone.
Mais croire que le secteur financier va rediriger l’économie mondiale vers une voie plus écologique, comme par enchantement, serait un leurre.
Le capitalisme impose un impératif de croissance qui n’a tout simplement aucun sens dans un monde aux ressources finies. Ne plus dépasser les limites écologiques du système Terre demande de redéfinir entièrement ce à quoi nous tenons et ce à quoi nous sommes prêts à renoncer.