Une crise économique inédite
Quelles leçons pouvons-nous tirer des pandémies du passé sur les plans économique et sanitaire ?
ROBERT BOYER- La première leçon est que les populations ont eu l’illusion depuis les Trente glorieuses que les pandémies appartenaient au passé. Or l’histoire longue montre la succession des pandémies. Plusieurs enseignements précieux peuvent être retenus. De façon récurrente, les épidémies surprennent les médecins car il s’agit d’un nouveau virus ou d’une nouvelle bactérie : comment se transmettent-ils et comment les combattre ? La seconde leçon est que ces pandémies peuvent durer de deux à vingt ans, donc ce ne sont pas des chocs ponctuels, ne serait-ce que du fait de l’incertitude des mutations des virus. Les pouvoirs publics mettent en place des quarantaines et l’équivalent des conseils scientifiques contemporains. Nombre des dispositifs publics sont souvent inventés lors de ces périodes.
Les pandémies ont aussi une dimension religieuse. Les croyants expliquent que c’est le retour de Dieu et d’autres invoquent la vengeance de la Terre, la déesse Gaïa. Enfin, elles sont aussi l’occasion de notables progrès en matière de santé publique. En fait, ce qui paraît neuf aux contemporains vient souvent de l’ignorance de l’histoire, car les pandémies n’ont cessé de marquer l’évolution de l’humanité. La stupéfaction causée par le probable retour des pandémies montre combien nous avons surestimé le pouvoir de la médecine et négligé la prévention.
La pandémie rebat-elle les cartes de la mondialisation et des relations internationales ?
Oui, absolument. Avant même la Covid-19, l’Europe souffrait déjà de déséquilibres majeurs. D’un côté, les pays du Nord affichaient excédents commerciaux et poursuite de l’amélioration du niveau de vie comme il est observé en Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark. De l’autre côté, dans le Sud, en Espagne, en Italie ou en France, soit les niveaux de vie stagnent, soit le déficit commercial se creuse.
Dans la première phase de la crise sanitaire, le Nord s’en est mieux tiré que le Sud. L’Allemagne a d’abord été vue comme un modèle, même si cette perception a changé avec l’explosion des variants au printemps 2021. Par la suite, la crise sanitaire a été extrêmement sévère en Italie, en Espagne et en France, autant de pays dont l’activité touristique s’est effondrée. De ce fait, la pandémie a aggravé les déséquilibres structurels de la zone Euro. L’industrie manufacturière a repris sa tendance de long terme alors que le tourisme est toujours arrêté. Lors du sommet de juin 2020, le Conseil européen a décidé de dépenser 850 milliards d’euros pour compenser ces déséquilibres car ils mettent en péril l’euro, mais il tarde à être mis en œuvre alors que s’annonce une troisième vague de la pandémie.
A l’échelle de la planète, tous les regards se sont tournés vers l’Asie. Les pays asiatiques vont-ils être les grands gagnants ?
A l’échelle mondiale, la gestion catastrophique de la pandémie aux Etats-Unis a donné la primauté à l’Asie. Beaucoup de pays de l’Asie de l’est ont mieux traité la pandémie que les pays européens ou ceux de l’Amérique. En conséquence, ils bénéficient d’un retour de la croissance, plus problématique. En Europe, la crise sanitaire a accéléré le basculement du monde vers les capitalismes asiatiques.
Les économies qui sortent renforcées de la crise sont celles qui sont déjà bien avancées dans la numérisation des services de plateforme et/ou dans les industries biotechnologiques appliquées à la médecine. Sur ces deux critères, le Vieux continent sort relativement affaibli. L’Union européenne n’a pas été capable de produire des vaccins en temps utiles et elle n’a pas de champion parmi les GAFAM. L’Europe est marginalisée, malgré la volonté du président Biden de s’allier avec les pays démocratiques, et elle n’a plus la place privilégiée qu’elle avait dans les relations américaines depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
La diplomatie sanitaire vient confirmer ce basculement géopolitique, lorsque, par exemple en 2020, la Chine a envoyé des masques à l’Europe. En 2021, la Chine et la Russie déploient une vigoureuse diplomatie du vaccin pour accroître leur influence sur les pays africains et les pays latino-américains. Ainsi la pandémie marque une accélération de la polarisation géopolitique alors même qu’elle était un défi commun.
Un nationalisme sanitaire est récurrent et il ajoute une tension supplémentaire à la stabilité des relations internationales. L’année 2020 a quelques chances de faire date dans l’histoire des sociétés et de l’économie mondiale.
Dans votre dernier ouvrage, vous travaillez sur plusieurs hypothèses. Sur quels types de capitalisme cette crise pourrait-elle déboucher ?
Depuis le début des années 2000, le capitalisme numérique de plateforme n’a cessé de monter en puissance et la Covid-19 accélère encore ce mouvement. L’essor de la télémédecine, le commerce à distance, l’information en temps continu ont permis que des rendements croissants s’expriment à l’échelle mondiale. Les GAFAM sont les plateformes accessibles au monde entier à l’exception de la Chine qui a ses propres champions de l’économie numérique. Ces rendements croissants à l’échelle de la planète ont créé une interdépendance sans précédent. Auparavant, les marchés étaient souvent locaux, nationaux ou régionaux à l’échelle d’un continent. Les GAFAM ont créé les infrastructures d’un marché mondial.
Ces plateformes mondiales ont profité de « la société du sans contact »…
Il s’agit d’un changement majeur. Dans le contexte de la pandémie, ces plateformes prospèrent en profitant par exemple de la nécessité de distanciation physique et de la réduction des relations face à face. En un sens, elles ont annulé la distance et le temps. Les transactions, les consultations médicales, les cours, les réunions professionnelles étaient toujours possibles et le télétravail explosent. Si les marchés financiers ont tenu, c’est parce qu’ils croient à l’avenir du numérique et de la biopharmacie. Compte tenu de l’incertitude, les marchés ont trouvé leur boussole et bouée de sauvetage. Cette crise aurait dû déstabiliser les bourses. Or même si elles se sont fracassées au début de la pandémie, le succès des GAFAM et l’annonce des vaccins ont boosté l’optimisme des financiers donc les cours boursiers. Ce n’est une crise terrible que pour le capitalisme traditionnel, tout particulièrement en matière de services. Cette crise est un remarquable accélérateur de la mondialisation et de la numérisation des entreprises. Cette crise n’est en rien une réédition de celle des années 1930.
Vous avez travaillé sur la période de l’entre-deux guerres. De nombreux observateurs espèrent un retour aux « années folles », les fameuses « roaring twenties ». Cette comparaison vous paraît-elle pertinente ?
Lorsqu’une guerre s’achève, elle a causé tant de souffrances et de morts que les sociétés aspirent à revenir à une économie de paix, car l’horizon est dégagé. Lorsqu’en France est déclarée la guerre avec le virus, la situation est bien différente. Le virus est en chacun, et il circule au sein de la société et non à l’extérieur. Déclarer la guerre au virus, c’est entrer en conflit avec soi-même, réduire les interactions sociales et susciter une suspicion locale pour mieux garantir la sécurité sanitaire. De plus, la fin de la pandémie est incertaine car le virus ne signe pas d’armistice ou de capitulation. Sans retour durable de la confiance, pas de possibilité d’années folles. Il est possible qu’explose la consommation si la sécurité sanitaire est restaurée à l’échelle de la planète. L’instantanéité de la sortie de la guerre rend possible les années folles. Il faut se rappeler que cette décennie débouche sur la crise de 1929. Les pays vont sans doute cheminer longtemps d’une incertitude sanitaire à une autre. Cette décennie pourrait ressembler plutôt à des années piteuses. L’erreur des gouvernements est de considérer que la dépense publique est un substitut à la santé publique. Si les Etats ne la restaurent pas, l’aide publique va continuer à alimenter l’épargne des plus riches et la crise va continuer d’aggraver la paupérisation des plus vulnérables. La proposition selon laquelle « il faudrait serrer les vis en amont d’un retour des années folles » est donc prématurée.
L’économiste Robert Boyer, polytechnicien et ancien directeur de recherche au CNRS, anime l’association Recherches et régulation et collabore à l’institut des Amériques.
Cette crise peut-elle déboucher sur une économie plus respectueuse de l’environnement ?
La pandémie tient à la rencontre de l’urbanisation en Chine, liée à son dynamisme économique, et des habitudes alimentaires de la population. La transmission du virus des animaux à l’homme passe par la rencontre entre la vie économique et sociale et la vie animale. Au moment du confinement, la pollution urbaine a été grandement réduite et les émissions de CO2 ont baissé drastiquement. Un mode de vie frugal permettrait donc de freiner le réchauffement climatique. Il faut néanmoins rappeler que ce mode de vie était contraint et non choisi. L’opinion publique est-elle prête à accepter un mode de vie spartiate ? Certainement pas, car nous vivons dans une société de consommation et les firmes sont poussées à vendre toujours plus de biens marqués par une obsolescence programmée. Cette tension est patente. Il est possible de lutter contre le réchauffement climatique mais il faut changer le régime d’accumulation de la plupart des économies. Les consommateurs ne sont pas forcément prêts. Idéalement, une majorité d’opinion peut s’entendre pour sauver l’accord de Paris mais il est difficile de trouver le compromis politique correspondant. Surtout, les inégalités ont été aggravées par la pandémie. Si des mesures de compensation très fortes ne sont pas prévues, les plus vulnérables subissent les coûts de l’ajustement climatique. Le grand danger est de favoriser les régimes populistes qui ont prospéré depuis une décennie. Jamais la tâche politique n’a été aussi difficile : comment gouverner des sociétés fragmentées et travaillées par les inégalités ?
Vous citez John Maynard Keynes : « Les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu’ils devraient être sur la banquette arrière. » Quelle place les économistes devraient-ils avoir dans notre société ?
En 2020, les épidémiologistes et leurs modèles ont remplacé les économistes et leurs formalisations. Certes, des économistes renommés sont revenus sur le devant de la scène pour établir des scénarios de résorption des déficits publics. Or la sécurité sanitaire est la clé de la prospérité économique. Pour ce faire, les diverses spécialités médicales doivent s’accorder sur un diagnostic et des moyens de lutte. Sur cette base, les économistes pourront travailler sur une sortie du marasme économique. On est frappé maintenant par le relatif consensus des économistes de tous bords qui affirment qu’il ne faut surtout pas d’austérité budgétaire prématurée. L’économiste est actuellement sur la banquette arrière. Cette modestie est bienvenue car beaucoup de concepts de l’économie standard ont été invalidés et ils doivent être remplacés.
La dette Covid enflamme les débats entre les économistes. Quel regard portez-vous sur ces discussions ?
Le marasme vient essentiellement d’une congélation de l’économie puis de la difficulté d’en sortir. Il faut d’abord surmonter les causes de la crise sanitaire et restaurer un monde viable car la plupart des économies sont dysfonctionnelles. Ce n’est qu’ultérieurement que les économistes pourront reprendre leur rôle de conseiller privilégié du prince. Cette prise de conscience est en cours. Le gouverneur de la Réserve fédérale américaine (FED) Jérôme Powel a rappelé qu’il ajustait sa politique monétaire sur l’évolution de l’épidémie. La chancelière Angela Merkel a de longue date rappelé que son agenda est de répondre à l’incertitude liée au virus. Le président de la République vient d’adopter la même modestie.
Vous appelez à ré-encastrer l’économie dans les sociétés comme l’économiste autrichien Karl Polanyi auteur de la Grande transformation.
Lorsqu’il a écrit cet ouvrage dans les années 1940, il partait de l’observation des désastres provoqués par la libéralisation tous azimuts et l’aggravation des inégalités. Le système créé était tellement instable qu’il s’est effondré et a débouché sur la crise de 1929 et la montée des totalitarismes. La question que pose Karl Polanyi est celle des relations sociales qui sont fondatrices d’une économie gouvernée par le marché. D’abord, le travail est le support de la dignité et de la vie. Il est inimaginable qu’une personne au chômage doive périr d’inanition. Ensuite, la monnaie doit être pensée comme l’institution de base d’une économie marchande, elle est un élément stabilisateur de l’économie sous le contrôle du politique, principe important quant aux espoirs que suscite le bitcoin, source de spéculation et de volatilité extrême. La préservation de la nature est le troisième pilier de toute économie car elle ne doit pas être vue sous le prisme de la marchandisation des services écologiques. Le travail, la monnaie et la nature sont des marchandises fictives qui ne peuvent être régulés par une pure logique marchande.
Avec la pandémie, on a redécouvert la limite des mécanismes marchands qui s’avèrent incapables d’assurer une coordination des stratégies de sortie de la crise sanitaire. Il ressort que l’Etat est le seul acteur à pouvoir assurer un risque systémique. Il a dû intervenir en tant qu’assureur en dernier ressort face aux compagnies d’assurance qui refusaient d’indemniser les entreprises empêchées de produire. Mais, surtout, il se doit d’organiser la lutte contre la pandémie et afficher des objectifs par rapport auxquels les acteurs peuvent former leurs anticipations et décisions. La pandémie a rappelé que les économies ont besoin d’un Etat, précisément pour gérer les trois marchandises fictives que sont le travail (subvention du temps partiel), la monnaie (changement de la politique des Banques Centrales) et la nature (plans d’investissement « vert »).
L’économie comme discipline est avant tout une science sociale. Elle est complètement immergée dans l’histoire, dans la sociologie et la politique. Cette crise de 2020 va rester dans l’histoire à un double titre. Dans l’histoire des capitalismes car, pour la première fois, la presque totalité des pays partagent la même expérience au même moment. Dans l’histoire de la discipline économique car le temps est venu d’un aggiornamento des théories pour qu’elles puissent éclairer les enjeux de l’époque.
Quel regard portez-vous sur la théorie monétaire moderne (MMT) en vogue aux Etats-Unis ?
C’est une bonne idée au départ. Il est sain de démystifier le caractère prétendument naturel de la monnaie. C’est avant tout une construction sociale. Le politique a le droit d’intervenir. En Grande-Bretagne, le Trésor public et la Banque centrale ont fusionnés, soit un retour sur le dogme de la nécessaire indépendance des banques centrales. Le Trésor public monétise le déficit public britannique et, pour autant, l’économie britannique ne s’est pas effondrée malgré les errements dans la gestion de la crise sanitaire. Lors des grandes crises, tous les outils doivent être mobilisés. La BCE en rachetant massivement les titres des dettes publiques nationales a rusé avec ses statuts mais elle a contribué à éviter un effondrement des économies. On est aux antipodes des conceptions qui ont inspiré la fondation de l’euro.
En revanche, il est dangereux d’adopter les ultimes conséquences de la MMT selon laquelle la politique budgétaire permet toujours et partout d’atteindre le plein emploi et d’y demeurer. En effet, les Etats-Unis ont la chance d’avoir le dollar comme monnaie de réserve mondiale. Cette théorie monétaire moderne est, peut être, fondée pour un pays dont le dollar est la monnaie de réserve mondiale. En Europe, l’euro n’a pas ce statut et ne bénéficie pas des lois extraterritorialité dont jouit le dollar. De plus, en économie ouverte, cette théorie doit tenir compte du fait que le creusement du déficit extérieur limite fortement la possibilité de plein emploi pour des pays dont le système productif est peu compétitif. Qui songerait à appliquer la MMT aux économies de l’Amérique ?