La Russie menacée en Crimée
Les deux attentats sans doute perpétrés par les forces ukrainiennes en Crimée démontrent la fragilité des percées russes en territoire ukrainien. C’est en effet une chose de conquérir un territoire mais c’est autre chose de l’occuper durablement et de le pacifier.(Papier du Monde)
Non revendiquées officiellement, deux attaques de sites militaires russes en Crimée, péninsule que la Russie a annexée unilatéralement en 2014, montrent que le pouvoir ukrainien refuse de se résigner à subir. Cette situation nouvelle pourrait contraindre l’agresseur à revoir son dispositif militaire.
Près de six mois après le déclenchement de l’agression russe contre l’Ukraine, la détermination du président Volodymyr Zelensky demeure intacte. Cette guerre, imposée par un envahisseur bien plus puissant que sa victime, reste pourtant particulièrement difficile dans le Donbass, où le rouleau compresseur russe, après l’échec cuisant de son offensive initiale sur Kiev, ne cesse d’avancer, même très laborieusement.
Coup sur coup, deux attaques de sites militaires russes en Crimée viennent pourtant de montrer que le pouvoir ukrainien refuse de se résigner à subir. Ces coups tactiques, non revendiqués officiellement, ne présument en rien d’une offensive dont l’armée ukrainienne reste totalement incapable en l’état. Mais ils traduisent la volonté d’élargir les options militaires, d’afficher une stratégie de reconquête et de livrer également bataille sur le terrain des symboles.
Ces attaques réinscrivent en effet le conflit en cours dans le récit ukrainien, qui fixe le début de l’agression non pas au 24 février 2022, mais huit ans plus tôt, le 27 février 2014, avec le lancement des opérations militaires russes dans la péninsule, base de la flotte russe de la mer Noire. Ces dernières allaient déboucher sur une annexion unilatérale qu’un référendum controversé tenterait de recouvrir d’un voile de légitimité. L’Organisation des Nations unies ne l’a jamais reconnue.
Cette bataille des récits est aussi stratégique que celle livrée par les armes. Jusqu’à présent, le calme dont bénéficiait la Crimée, point de départ de l’invasion par les troupes russes du sud de l’Ukraine, validait la thèse de Vladimir Poutine d’une conquête territoriale qui ne faisait plus débat. Les séjours de nombreux ressortissants russes sur ses rives baignées par les eaux de la mer Noire l’appuyaient. La détérioration de la situation, qui a entraîné des départs précipités au cours des dernières heures, est brutale et brouille la propagande de Moscou.
S’il se confirme en outre, comme l’estiment certains experts, qu’elles ont été causées par des bombardements d’une portée inédite (d’environ 200 kilomètres), ces attaques créent potentiellement une situation nouvelle. Celle-ci pourrait contraindre l’agresseur à revoir une bonne partie de son dispositif militaire. Soucieux de ne pas alimenter une escalade incontrôlée, les alliés occidentaux se sont limités jusqu’à présent à une aide militaire qui ne permet pas théoriquement de tels bombardements.
En tentant de remettre le sort de la Crimée sur la table militairement et en annonçant la création d’un « conseil pour la désoccupation » de la péninsule, Volodymyr Zelensky fait preuve d’audace. En déclarant le 9 août que « la guerre en Ukraine a commencé par la Crimée et doit se terminer avec sa libération », il a confirmé qu’il considère moins que jamais le temps de la négociation venu, puisqu’il abat de nouvelles cartes dans la guerre d’attrition en cours.
Vladimir Poutine, qui a dénoncé mardi lors d’une conférence sur la sécurité à Moscou le rôle des Etats-Unis, accusés de « faire traîner » le conflit, va devoir prendre une nouvelle fois en compte, sous la pression, la résilience de Kiev. Prisonnier d’une doxa qui a fait de la Crimée une ligne rouge, il n’aura d’autre choix que de renchérir, si les attaques attribuées à l’Ukraine se poursuivent sur la péninsule. Il contribuerait alors à rendre plus visible une guerre qu’il a voulu masquer à sa population.