Etats-Unis: une politique de relance coûte que coûte
Un article du Wall Street Journal qui souligne le caractère particulièrement volontariste de la politique de relance économique de Biden.
Lorsque Lawrence Summers a critiqué les nouvelles politiques économiques de l’administration Biden ces dernières semaines, en jugeant qu’elles étaient les moins responsables des quarante dernières années, on aurait pu s’attendre à ce que sa mise en garde ébranle les démocrates. Après tout, M. Summers a été secrétaire au Trésor américain sous la présidence de Bill Clinton, président de l’université de Harvard et conseiller économique personnellement choisi par Barack Obama pour l’aider à surmonter la crise financière de 2008-2009.
Au lieu de cela, les arguments de M. Summers ont été largement rejetés par ses collègues démocrates. Les progressistes l’ont même conspué sur Twitter après qu’il a averti que le plan de sauvetage économique de 1 900 milliards de dollars de la nouvelle administration pourrait stimuler excessivement l’économie et déclencher l’inflation. Pire, M. Biden a ensuite gonflé son plan de relance avec un nouveau programme de dépenses de 2 000 milliards de dollars dédiées notamment aux infrastructures. « Oui, c’est énorme, a déclaré le président américain. Oui, c’est audacieux. » Jeudi, il a inscrit 1 800 nouveaux milliards de dollars à sa liste de souhaits, portant cette fois sur des aides aux familles, ce qui porte à 6 000 milliards de dollars le montant des dépenses supplémentaires proposées ou approuvées sur la prochaine décennie, dont une grande partie sera en réalité distribuée rapidement.
En coulisses, ce qu’il se joue avec la résistance du Parti démocrate à l’appel à la modération de M. Summers est le signe d’un passage de flambeau dans la pensée et la politique économiques. Longtemps sur le devant de la scène, un groupe d’économistes centristes chevronnés est en train de sortir par la petite porte. Après avoir émergé pendant la spirale inflationniste des années 1970, ils ont gouverné des années 1990 aux années 2010, laissant derrière eux un bilan mitigé.
La dernière de ce cénacle à rester au pouvoir est Janet Yellen, la secrétaire au Trésor, qui a adopté la nouvelle pensée « go big » du moment. Pour Mme Yellen, qui a toujours fait montre d’une prudence extrême, le défi consiste à servir de passerelle entre l’ancien monde, averse au risque, et le nouveau, pétri d’idées ambitieuses. « Il y a bien des raisons pour lesquelles je pense que notre compréhension de l’économie a changé », a déclaré Mme Yellen au Wall Street Journal en mars.
Le postulat de son courant – connu sous le nom de néokeynésianisme – était que le gouvernement pouvait participer à la lutte contre les récessions et le chômage, mais que les dirigeants politiques devaient également prendre garde au risque d’inflation excessive, de déficits budgétaires importants et aux propres limites du gouvernement en tant qu’agent économique vertueux. Les difficiles expériences des années 1970 et du début des années 1980, période marquée par une inflation et un chômage à deux chiffres, ont servi de leçon aux néokeynésiens, qui ont cherché un juste milieu entre le libre marché et l’interventionnisme fédéral à tous crins.
Leurs succès ont été bien réels. Ils ont fait leur nid à Washington dans les années 1990 sous la présidence de Bill Clinton et ont présidé au boom économique d’alors – ce fût également la dernière fois que le pays a connu un excédent budgétaire fédéral. Puis, dans les années 2000, ils ont contribué à éviter une nouvelle Grande Dépression. En parallèle, ils ont également ouvert la voie au libre-échange, ce qui a nui à de nombreuses communautés américaines, ont été aux manettes du gouvernement pendant les dévastatrices bulles technologiques, boursières et immobilières des années 1990 et 2000 et ont participé à la croissance lente des années 2010.
Nombre d’entre eux ont fait leurs études dans des universités d’élite du Nord-Est, notamment le Massachusetts Institute of Technology, Yale et Harvard. La plupart étaient des démocrates, comme M. Summers et Mme Yellen, qui, à eux deux, ont fréquenté ou enseigné dans ces trois établissements. Il y avait aussi des républicains comme Ben Bernanke, qui a travaillé pour George W. Bush et a présidé la Fed pendant la majeure partie de la présidence de Barack Obama, Gregory Mankiw, qui a présidé le Conseil des conseillers économiques de M. Bush, et John Taylor, un responsable du Trésor de M. Bush. « Les néokeynésiens sont prudents quant à ce que la politique économique peut accomplir », déclare M. Mankiw.
Vieillissants et travaillant principalement dans des think tanks et des universités, les néokeynésiens les plus âgés cèdent maintenant leur place à une pensée plus progressiste à gauche et à une redéfinition des priorités à droite. La jeune garde économique de gauche n’a pas vu d’inflation depuis cinquante ans et ne s’en inquiète guère. Les taux d’intérêt étant bas, elle ne s’inquiète pas non plus beaucoup des déficits budgétaires. La disparition de ces préoccupations offre un boulevard aux nouveaux programmes dispendieux de dépenses publiques. De leur côté, les économistes de droite, qui traditionnellement défendent le marché libre et une intervention minimale de l’Etat, sont à la recherche de mesures susceptibles de séduire le nouvel électorat du Parti républicain, plus populiste, nationaliste, ouvrier et anti-libre-échange.
Ironie du sort, et quelque peu déroutant dans ce passage du flambeau économique en cours à Washington, c’est que M. Summers lui-même a contribué à amorcer cette transition. Au cours de la lente reprise qui a suivi la dernière crise financière, M. Summers a déclaré que l’économie souffrait de « stagnation séculaire », une longue période de faible demande qui exigeait une action gouvernementale audacieuse pour l’enrayer. La persistance d’une faible inflation et de taux d’intérêt bas, affirmait-il, a permis de financer à bon compte de fortes dépenses publiques.
Pour sa part, M. Summers ne se considère pas comme un néokeynésien. Selon lui, ce courant de pensée ne s’est jamais suffisamment concentré sur les tendances à long terme en matière de dépenses et d’investissements. C’est pourquoi il a préconisé, avant la plupart des autres à Washington, un vaste programme pour les infrastructures publiques.
Le problème actuel, dit-il, est que le plan de relance de 1 900 milliards de dollars liée à la Covid-19 est excessif à court terme et a été utilisé à mauvais escient. Selon lui, plutôt que d’envoyer des chèques du gouvernement fédéral aux ménages, cet argent aurait dû être consacré à des programmes d’infrastructure comme la construction de ponts ou le déploiement d’Internet en milieu rural. La stagnation séculaire, explique-t-il, ne signifie pas qu’un décideur politique peut déverser n’importe quelle quantité d’argent dans l’économie, n’importe où et à n’importe quelle vitesse. Il ajoute que le vaste plan d’aide de lutte contre la Covid risque de faire ressurgir les problèmes rencontrés dans les années 1970 qui ont façonné le courant néokeynésien et que Washington a fini par croire qu’il pouvait désormais ignorer. « Les lois de l’arithmétique économique s’appliquent toujours », a-t-il affirmé dans une interview.
Pour expliquer pourquoi un fort interventionnisme gouvernemental ne présente pas de risque sérieux, certains économistes de gauche ont invoqué la Théorie monétaire moderne, selon laquelle aucun frein n’existe pour la Fed ou les emprunts publics à moins que l’inflation ne réapparaisse clairement. La TMM, comme on l’appelle, n’est pas née dans les universités d’élite de l’Ivy League qui ont façonné les néokeynésiens. Sa principale promotrice, Stephanie Kelton, est professeure à l’université Stony Brook de Long Island et a obtenu son doctorat à la New School for Social Research de Manhattan.
Plus que toute autre théorie universitaire, la nouvelle approche du rôle du gouvernement fédéral dans l’économie est fondée sur ce qui ne s’est pas produit au cours des vingt dernières années. La Réserve fédérale a, à deux reprises, ramené les taux d’intérêt à court terme à près de zéro et injecté des milliers de milliards de dollars dans le système financier par le biais de programmes d’achat d’obligations (parfois appelés assouplissement quantitatif). Dans le passé, de telles politiques étaient accompagnées d’une montée en flèche des prix à la consommation – mais pas cette fois-ci. Depuis que la Fed a fixé son objectif officiel d’inflation de 2 % en 2012, les mesures réelles des prix à la consommation ont été inférieures de près d’un demi-point de pourcentage à ce seuil. Le Conseil des conseillers économiques de M. Biden s’attend à ce que l’inflation s’accélère dans les mois à venir, puis s’estompe, a-t-il récemment indiqué dans une déclaration publiée sur le site de la Maison Blanche.
Les déficits budgétaires importants n’ont pas non plus entraîné les répercussions négatives contre lesquelles les manuels économiques nous mettent en garde. En théorie, un accroissement important de la dette publique devrait entraîner une hausse des taux d’intérêt. L’idée est que le gouvernement devrait promettre aux investisseurs un rendement toujours plus élevé pour les persuader de continuer à acheter de plus en plus de sa dette. Cela augmenterait les coûts d’emprunt de l’Etat et découragerait l’investissement privé.
Pourtant, même si le gouvernement fédéral a augmenté sa dette publique de près de 5 000 milliards de dollars depuis le début de 2020, le coût des intérêts sur les bons du Trésor à 10 ans est aujourd’hui inférieur d’environ 0,2 point de pourcentage (1,6 %) à ce qu’il était alors. Les emprunts du secteur privé n’ont pas été freinés par les largesses du gouvernement ; en réalité, ils sont même en plein essor.
Il s’est avéré que l’inflation a été contenue en raison de la concurrence des autres pays dans une économie plus mondialisée et par la lenteur de la reprise après la récession de 2007-2009. Les taux d’intérêt ont été maintenus à un bas niveau en partie parce que l’appétit des autres pays pour les obligations du Trésor américain est si grand qu’ils ont continué à en acheter même lorsque les taux étaient très bas.
L’actuel programme économique de grande envergure des démocrates est en partie motivé par le sentiment qu’ils se sont trop concentrés sur la réduction des déficits budgétaires après la récession de 2007-2009, ce qui a joué, politiquement, en leur défaveur en freinant la reprise sous l’ère Obama. Lorsque les républicains étaient au pouvoir, ils ont réduit les impôts et laissé les déficits se creuser. « Les avez-vous entendus se plaindre [des déficits budgétaires] lorsqu’ils ont voté les quelque 2 000 milliards de dollars de réduction d’impôts de Trump ? », a lancé M. Biden lors d’une conférence de presse ce mois-ci.
Cette fois, le président américain est enclin à voir grand et à ne traiter les problèmes économiques qui pourraient en résulter que s’ils se présentent réellement.