Cop 28: les dessous de la négociation
Enseignant-chercheur dans les domaines de l’économie de l’environnement et de l’économie du développement, j’ai la chance de vivre à Dubaï ma sixième Conférence des Parties (COP) d’affilée. Ma première participation a été financée par l’université à titre exploratoire en 2017, puis j’ai disposé d’un mandat de la part de la présidence de mon université, l’Université Côté d’Azur, pour en développer la stratégie en 2018. L’Université Côte d’Azur a été ainsi été accréditée en 2020 avec le statut d’observateur pour la COP26 de Glasgow. À l’occasion des COP23, 24 et 25, j’ai ainsi porté la casquette de représentant de mon université et de négociateur pour la Tunisie, dont je faisais partie de la délégation officielle au titre de ma double nationalité française et tunisienne. Cette année, je participe à nouveau à titre de négociateur pour la Tunisie et comme invité à plusieurs événements parallèles internationaux. Un statut qui permet d’accéder à la zone dite « bleue » du Sommet, réservée aux délégations nationales, aux organismes onusiens et aux ONG observatrices, et où se déroulent les négociations officielles de la COP28. A contrario, la zone dite « verte », elle, est ouverte sur accréditation à toutes les parties prenantes.
Par Adel Ben Youssef
Prof.Dr., Université Côte d’Azur dans The Conversation
L’événement, désormais surmédiatisé, attire de plus en plus de monde sous l’effet de la préoccupation croissante du grand public face aux impacts de plus en plus visibles du changement climatique. Alors que la COP23 n’avait attiré que quelque vingt mille participants à Bonn, la COP de Dubaï a battu tous les records avec plus de 90 000 participants.
En dépit de toutes les critiques adressées au processus de négociations internationales, vivre de l’intérieur la construction d’un régime international en matière de changement climatique a constitué une expérience extraordinaire pour l’enseignant-chercheur que je suis. Le monde de la recherche aurait tout intérêt à être davantage impliqué dans ce processus complexe.
Rappelons d’abord que les négociations climatiques ne sont pas seulement le fruit des quelques journées où se déroule la Conférence des Parties (COP). Elles sont le reflet de travail intense réalisé tout le long de l’année de manière quasi continue, dont la COP ne représente que le moment culminant.
À chaque début de COP, les parties commencent par se mettre d’accord sur un menu des négociations – un agenda de travail. Dès lors que l’agenda est accepté et validé, chaque point de l’agenda fait alors l’objet d’une négociation en parallèle.
En moyenne, plus d’une vingtaine de négociations sont menées en parallèle. Cela nécessite des moyens et des ressources humaines importantes pour les États participants, qui doivent chacun disposer d’une équipe technique de haut niveau maîtrisant tous les points et capable de se coordonner entre elle et avec les autres pays.
Si les pays développés arrivent à aligner des diplomates de profession, les pays en développement quant à eux recourent surtout à la société civile, aux experts et aux universitaires, qui sont ensuite épaulés dans ces négociations. Cela m’a permis de rencontrer plusieurs collègues des quatre coins du monde à la table des négociations.
Durant la première semaine de la COP se déroulent ainsi plusieurs sessions de négociations techniques – au moins six séances d’une heure chacune. Mais les négociations se font également informelles pour mieux avancer. Des réunions bilatérales, des réunions informelles se déroulent jusqu’à tard dans la nuit pour débloquer des points durs des négociations et faire converger les points de vue. Ceci a été le cas à plusieurs reprises cette année sur l’article 6.
Le sultan Ahmed al Jaber, président de la COP28, s’exprimant le 30 novembre lors de l’ouverture du sommet. Présidence de la République du Bénin, CC BY-NC-ND
À la fin de la première semaine, les négociations passent à un niveau politique réservé aux ministres des pays représentés. Cette seconde phase admet une logique différente où les codes diplomatiques changent. La présidence de la COP a un rôle important dans ce processus, car des enjeux géopolitiques sont alors considérés. Les accords sur le climat deviennent alors une partie d’un échiquier d’accords internationaux plus complexes où la logique environnementale n’est pas toujours la première.
À la fin de la COP, un bilan est dressé et les progrès et les résultats font l’objet d’une déclaration finale. En général, plusieurs points de la négociation resteront en suspens jusqu’à l’année suivante. En dépit de toutes les critiques adressées à ce processus long, si l’on croit à la démocratie et aux règles internationales, il n’existe pas d’autres chemins pour arriver à bâtir un régime juridique international en matière de climat.
Dès lors commence la partie suivant des négociations, moins visible, mais tout aussi stimulante. En début d’année suivante, le dialogue se poursuit entre les différentes parties pour les faire converger vers une solution consensuelle. Une tâche difficile pour un processus à 198 parties qui fonctionne avec la règle de l’unanimité, même si cette règle est de plus en plus décriée.
Des séminaires régionaux ou mondiaux sont organisés, ainsi que des réunions virtuelles, des négociations techniques, à l’issue desquelles des propositions techniques sont rédigées par les parties et les observateurs. Entre deux COP, les organes subsidiaires des organes de prise de décision – le conseil scientifique et technologique (SBSTA) et l’organe de mise en œuvre (SBI) – se réunissent au mois de juin à Bonn, en Allemagne. Ces réunions, moins médiatiques que la COP annuelle, sont essentielles pour bâtir les consensus et préparer au mieux les négociations formelles. Il n’est pas rare que certains points de négociations s’articulent sur plusieurs années, au long de plusieurs COP successives.
C’est ici que le monde académique pourrait davantage intervenir pour faciliter la prise en compte de l’expertise scientifique, à mon sens. Depuis 2017, j’observe de plus en plus d’enseignants-chercheurs impliqués dans le processus de tous les pays (parties). Mais pour l’heure, les universités anglophones restent les mieux positionnées sur ce créneau : c’est par exemple un professeur de l’Université du Cap, Harald Winkler, par ailleurs expert pour le GIEC, qui joue le rôle de facilitateur sur la question du bilan mondial de l’accord de Paris (global stocktake).
À titre personnel, j’ai pu observer les négociations sur les « pertes et dommages » (loss and damages) jusqu’à l’opérationnalisation du fonds associé et les premières promesses de 300 millions de dollars lors de la COP28.
En tant que chercheur, participer à la COP me permet d’assurer deux rôles : celui d’expert de mon domaine en économie de l’environnement et du développement d’une part, et celui d’ambassadeur de mon université d’autre part.
Ainsi, je suis fier de contribuer modestement à éclairer certaines questions comme celles liées aux migrations climatiques, à l’évaluation des désastres climatiques ou encore au rôle de la technologie dans la résolution du problème climatique. La COP me permet aussi de donner de la visibilité à mes travaux, d’enrichir ma palette de compétences – notamment en finance climatique organisant des événements sur des sujets liés à mes recherches scientifiques à l’intention des négociateurs pendant le sommet – ainsi que de faire évoluer le contenu de mes cours et séminaires.
Cette participation m’a aussi aidé à identifier de nouveaux sujets de recherche émergents, dont certains ont débouché sur des publications internationales et des doctorats. À titre d’exemple, une de mes doctorantes travaille sur les impacts du changement climatique sur le secteur du tourisme avec un accent sur les solutions technologiques. Ce sujet a été identifié lors des COP23 et 24, puis proposé en 2021. Depuis, plusieurs articles scientifiques à ce sujet ont été publiés.
Et c’est ici que le rôle du chercheur expert devient celui d’ambassadeur pour son institution, en particulier à l’heure où les universités sont sommées elles aussi d’atteindre la neutralité carbone. Ainsi, dès la fin de la COP23 et ma première participation, j’ai proposé un plan de développement de l’action climatique à l’université. Et deux années plus tard, l’université est devenue un membre accrédité en tant qu’observateur. Elle envoie aujourd’hui une délégation de six personnes participer à la COP, pour la troisième année consécutive.
À titre personnel, je souhaiterais travailler sur la mise en place d’un réseau des enseignants-chercheurs négociateurs dans les COP. Ces derniers sont des acteurs à part entière dans la lutte contre le changement climatique. Longtemps associés uniquement au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), ils sont de nos jours à tous les étages de la négociation climatique.
Cette COP28 donnera-t-elle lieu à des annonces spectaculaires ? À mon avis, elle a tout d’une COP de transition. Elle permettra vraisemblablement de finaliser le cadre de l’accord de Paris, dont notamment certains dispositifs comme le bilan mondial (Global Stocktake), qui doit voir l’inventaire des contributions déterminées au plan national (NDC) déclarées par les États. Les approches coopératives et non coopératives sur les marchés des droits d’émissions carbone, encadrés par l’article 6 de l’accord de Paris, doivent encore être précisées.
Sur le plan de la finance climatique, qu’il s’agisse d’adaptation ou des pertes et dommages, les progrès sont plus incertains. Alors que 100 milliards de dollars ont été promis aux pays du Sud en matière de pertes et dommage, l’accord de Paris ne comporte aucun objectif chiffré en matière de financement de l’adaptation, qui reste le parent pauvre. Or, actuellement, les coûts de l’adaptation sont en hausse constante pour les pays en développement. Et les discussions techniques de la première semaine n’ont pas débouché sur des avancées significatives pour l’instant.
Pour combler l’écart en matière de financement, dès le premier jour de la COP gouvernements, les entreprises, les investisseurs et les philanthropes ont pris des engagements et des déclarations historiques. Ces engagements, quoique spectaculaires, restent en deçà des espérances pour décarboniser l’économie mondiale.
Dans un échange de messages privés sur la finance climat entre négociateurs, un négociateur a envoyé : « Trop d’acronymes circulent. Vous êtes un vétéran de la COP si vous pouvez comprendre NCQG, LTF, MWP, JTWP, LDF, SNLD, SBI, SBSTA, KP, KCI, RM, LM, MOI, ETF, SCF, GCF, GEF, CIF, FIF, etc., sans froncer les sourcils. »
Je crains de maîtriser désormais tous ces acronymes et leurs implications : NCQG pour « New Collective Quantified Goal of Finance », LTF pour « Long Term Finance », SCF pour « Standing Committee of Finance », GCF pour « Green Climate Fund »… Il faut bien cela pour transmettre le flambeau aux générations suivantes de jeunes chercheurs.