Industrie : les risques d’une délocalisation qui pourrait continuer
Le président de France Industrie, Alexandre Saubot, évoque dans « La Tribune » de sombres perspectives pour l’industrie qui pourrait encore délocaliser des usines, alerte le dirigeant.
Comment l’industrie française a encaissé le choc de la guerre en Ukraine deux ans après le déclenchement du conflit ?
ALEXANDRE SAUBOT- L’industrie a, à la fois, montré sa résilience et sa fragilité face à cette guerre. Les chaînes d’approvisionnement se sont reconstituées assez vite, des routes alternatives ont été trouvées. Les conséquences structurelles sur les chaînes de valeur ont été, à ce stade, très limitées. Le prix du gaz est revenu à un niveau proche de la période d’avant-guerre.
En revanche, le choc a engendré des explosions de prix du gaz et de l’électricité particulièrement difficiles pour certains secteurs. C’est une hausse inconnue aux Etats-Unis ou en Chine. Certains industriels dans le textile, la mécanique, la fonderie, la chimie ou l’agroalimentaire ont dû faire face à cette hausse des coûts de l’énergie.
Les débats sur les prix ont rappelé la nécessité de proposer aux industries énergo-intensives une énergie à un prix compétitif. Cette guerre a aussi souligné l’importance du prix de l’énergie dans une économie décarbonée.
Comment les industriels ont-ils adapté leur consommation d’énergie ces deux dernières années ?
Les industriels n’ont pas attendu la guerre en Ukraine pour se préoccuper de leur consommation d’énergie. Sur l’électricité et le gaz, certains industriels ont eu peur de manquer. Des entreprises sont passées sur des logiques de rationnement. Cette guerre a suscité de vastes questions : comment les entreprises peuvent-elles arrêter leur production ? Comment peuvent-elles gérer une éventuelle interruption de l’approvisionnement ?
Face à l’envolée des prix, beaucoup de projets d’investissements liés aux économies d’énergie ont retrouvé de la rentabilité. Ces dossiers sont remontés sur le dessus de la pile. Cette montée des prix a conduit à une baisse structurelle de la consommation. La hausse des tarifs a poussé les entreprises à développer des outils de flexibilité pour être des partenaires majeurs des énergéticiens, notamment pour gérer des pics de demande ou des problèmes d’approvisionnement.
La guerre a également entraîné des bouleversements sur l’organisation du travail. Comment l’industrie a-t-elle limité les dégâts ?
Certaines entreprises ont eu recours à plusieurs outils : le chômage partiel, la réorganisation de la production, l’augmentation de la flexibilité. Ces outils ont permis d’éviter de mettre beaucoup d’entreprises en difficulté. Les industriels ont dû gérer des aléas beaucoup plus grands et une instabilité des chaînes d’approvisionnement. Les industriels ont dû faire face à différentes pénuries pendant cette période.
Beaucoup de matières et de composants n’arrivaient plus, des fournisseurs de référence étaient dans des logiques de rationnement. Les entrepreneurs ont dû gérer la production en fonction de la disponibilité des approvisionnements et non plus en fonction de la demande. L’industrie automobile et l’industrie aéronautique ont eu des difficultés à repartir.
Où en est l’industrie tricolore deux ans après le conflit ?
En termes d’emplois ou d’implantations, la courbe de réindustrialisation est restée positive. Mais beaucoup de décisions ont été prises avant 2022. S’agissant de la production, l’industrie n’est pas revenue au niveau d’avant-guerre, ni au niveau d’avant-Covid.
L’intensification de la concurrence chinoise a accru les difficultés de l’industrie française. Le déficit commercial s’est certes réduit, mais il n’est pas revenu au niveau de 2019. Dans plusieurs secteurs, il y a des baisses d’activité. En revanche, beaucoup de besoins sont aujourd’hui satisfaits avec des productions réalisées en dehors de la France et de l’Europe.
Quelles sont les perspectives de l’industrie dans l’Hexagone ?
Le premier enjeu est la conjoncture mondiale. La croissance économique planétaire ralentit. Cela affecte l’Europe. La Chine a du mal à repartir. Et les perspectives ne sont pas favorables, même si le FMI a révisé légèrement à la hausse ses chiffres. Le second enjeu concerne les tarifs de l’énergie. Ils ont certes baissé ces derniers temps, mais la visibilité n’est pas encore de mise. Au prochain aléa géopolitique, les prix risquent de remonter. Ces inquiétudes demeurent.
Beaucoup de sujets liés aux réglementations européennes et françaises inquiètent les industriels. Sur le plan général, les objectifs de préservation de la biodiversité, de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de protection de la planète sont partagés par un grand nombre de dirigeants. Mais à un moment donné, il faut s’assurer de la cohérence des objectifs assignés avec la faisabilité technologique et financière des demandes qui nous sont faites.
L’Europe ne peut pas imposer des réglementations plus complexes et onéreuse que celles de la Chine et des États-Unis. Le « faire mieux » risque de se traduire par du « faire ailleurs », ce qui ne profite pas à la protection de l’environnement. La mise en œuvre de ces réglementations va nécessiter de trouver le bon point d’équilibre. La guerre en Ukraine a soulevé des enjeux sur l’industrie de la défense. Il serait utile de s’assurer que la France et l’Europe soient encore capables de fabriquer l’armement dont elles ont besoin pour assurer leur défense et celle de leurs alliés.
Que vous inspire la crise agricole survenue ces dernières semaines ?
La crise agricole a fait beaucoup de bruit. Mais les problématiques sont finalement assez proches de celles de l’industrie. Le niveau de réglementation amène l’industrie à être moins compétitive.
L’Europe est dans l’incapacité d’imposer aux produits qui rentrent des exigences équivalentes à celles qu’elle impose aux producteurs européens. Tous les débats sur le devoir de vigilance ont montré que les entreprises sont parfois incapables d’appliquer ces réglementations. Le risque est de délocaliser en dehors de l’Europe des centres de décision ou des activités.