Présidentielle-Trump ou Biden: un enjeu considérable
Pour l’ex-conseiller opinion de Nicolas Sarkozy à l’Élysée la perspective du match retour entre Joe Biden et Donald Trump en 2024 Constitue un enjeu considérable à la fois interne et externe. Interview dans » la Tribune »
La présidentielle de l’an prochain sera « l’élection la plus importante en un siècle, peut-être même en deux », pour les États-Unis, écrivez-vous. Pourquoi ?
JULIEN VAULPRÉ – La polarisation de l’Amérique atteint un niveau de paroxysme qui n’a jamais été aussi fort depuis la guerre de Sécession. L’Amérique est à la fois hébétée, stressée et sur ses gardes. Le temps est aux doutes. Doute sur la nation, d’abord. L’histoire patriotique des pionniers, the American frontier, mélange de démocratie et de violence, se heurte à la honte de l’esclavage. Une woke America émerge contre celle de la « destinée manifeste » dotant l’Amérique blanche d’une vocation universelle autorisant toutes les barbaries. Doute sur l’État ensuite, car la Constitution n’a jamais paru aussi fragile et le verdict de l’élection présidentielle n’est plus inattaquable.
Pourquoi Trump et Biden n’ont-ils l’un et l’autre jamais été aussi puissants au sein de leurs partis ?
Pour une raison simple : les deux candidats les ont kidnappés. Grâce à un leverage buy-out électoral, Trump dispose du soutien inconditionnel de 30 % des républicains et il a purgé le parti des héritiers de Reagan et Bush. De son côté, Joe Biden a fait un hold-up. Sénateur en 1972, candidat aux primaires en 1988, vice-président et président, il est « le » Parti démocrate comme il est « la » figure de l’average Joe, l’Américain du coin de la rue. Les cols bleus s’y retrouvent, et il séduit à la fois Wall Street et la tech californienne. Joe Biden est également un antidote à l’image du parti des urbains wokes, ces hipsters parodiant Jack Kerouac, devenus upper class [les classes aisées] et focalisés sur le prix du latte et les débats intellectuels. Biden est un mea culpa d’Obama 2008, de sa campagne trop brillante, quasi messianique, aux espoirs infinis. La coolitude d’Obama a fabriqué d’immenses déceptions et été le terreau de la radicalisation conservatrice. C’est la revanche des « descendants », majorité blanche, classe ouvrière, populations âgées, face à la coalition of the ascendant, jeunes et minorités. Joe Biden a ainsi imposé une candidature inévitable.
En quoi Trump est-il le favori ? Que change sa disqualification de la primaire du Colorado ?
Donald Trump fait figure d’ultra-favori en dépit des multiples procédures judiciaires. La décision de la Cour suprême du Colorado est un événement mais pas un coup d’arrêt, car elle est suspendue jusqu’au 4 janvier et fait l’objet d’un recours. Trump n’a ni stratégie ni plateforme politique, mais il a des intuitions et un personnage. Il reste difficile à combattre. Il fixe les termes du débat et couvre de ses cris ceux qui ne lui conviennent pas. Sa force réside également dans les faiblesses de Joe Biden. La première, c’est l’âge : le président sortant est off chart [à côté de la plaque]. La deuxième, c’est le pari économique des « Bidenomics » : Biden a été pris à revers par une inflation qui continue de toucher le pouvoir d’achat des ménages. Le bilan économique est bon, mais, à ce stade, personne ne lui en sait gré.
Vous expliquez qu’en fait la campagne va se jouer sur l’avortement. Pourquoi ?
Les deux programmes sont de plus en plus similaires : protectionnisme, durcissement contre la Chine, réindustrialisation, politique migratoire restrictive. Seul le droit à l’avortement s’impose comme clivant, au détriment inattendu des républicains. Tant que son interdiction était un horizon souhaitable, c’était un outil de mobilisation, mais depuis qu’il s’agit d’une réalité dans plusieurs États, les plus conservateurs se démobilisent, ayant atteint leur but, tandis que les pro-choice démocrates se mobilisent.
Dans quels États l’élection va-t-elle se jouer ?
Les deux partis tentent de convaincre le même groupe d’électeurs, les classes moyennes centrales, écartelées par la mondialisation. Les électeurs démocrates se concentrent de plus en plus sur les deux côtes ; mais elles sont déjà acquises à) Biden. En revanche, ce sont les États où les non-diplômés restent nombreux, et avec eux les électeurs républicains, qui constituent les swings states. Ces États clés, ceux du doute américain, sont l’Ohio [remporté par Trump], la Pennsylvanie, le Michigan, ou le Wisconsin, arrachés par Joe Biden en 2020 et qu’il doit conserver. La bataille sera difficile en Géorgie, au Nevada, en Arizona, et les écarts pourraient être minimes dans le Minnesota, le New Hampshire, la Caroline du Nord et la Floride.
Quel que soit le vainqueur, les États-Unis ne s’enfonceront-ils pas malgré tout un peu plus dans la crise ?
À quoi ressemblerait un deuxième mandat de Trump ? En 2016, les Américains ont choisi l’aventure. En 2024, ils choisiraient la fureur. Trump reviendrait durci par des années de rancœurs politiques et mieux armé autour d’ultra-loyalistes. Ce mandat pourrait être une période de frein à la globalisation, même si celle-ci reste une priorité pour les décideurs économiques. À quoi ressemblerait une reconduction de Biden ? Il sera tenté par une politique interventionniste dans le domaine industriel afin de consolider l’industrie américaine. Tous les diplomates s’accordent à dire que l’obsession chinoise demeurera, et que les mesures protectionnistes seront renforcées. Au fond, l’Amérique a le choix entre la fureur et la langueur. L’Amérique est prisonnière de fantômes. Les siens, les mythes qu’elle s’est créés. Celui d’un American way of life en contradiction avec la mondialisation et le changement climatique. Celui d’une idolâtrie de l’argent et de la réussite face à une paupérisation rampante. Celui d’un melting-pot transformé en Fort Alamo géant derrière le mur de la frontière mexicaine contre l’immigration. Celui de sa foi inconditionnelle dans la liberté déformée au miroir grimaçant des hate speeches sur Internet, des overdoses d’opioïdes et des massacres par arme à feu. Pour se libérer de ses fantômes, l’Amérique a besoin d’un avenir et donc d’un passé réconcilié. L’avertissement de Tocqueville à la France révolutionnaire s’applique aussi aux États-Unis de 2024 : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. »