McKinsey et conflits d’intérêt dans le conseil
Dans sa dernière émission, le programme d’investigation Cash Investigation révélait certains conflits d’intérêts existant entre le gouvernement français et les cabinets de conseil, en particulier McKinsey & Co. Mais l’ampleur de ces conflits d’intérêts dépasse ce que dévoile l’émission. Les sociétés de conseil sont depuis longtemps critiquées pour leur intervention auprès des gouvernements. Des journalistes d’investigation et des universitaires ont signalé l’influence croissante de ces sociétés sur les administrations publiques, en citant des cas tels que les dépenses quotidiennes allant jusqu’à 1 million de livres pour des consultants privés dans le cadre du service britannique Covid-19 Test-and-Trace, ou les 10,7 millions d’euros de contrats payés à McKinsey & Co par le gouvernement français au cours de la même crise. Concernant McKinsey, l’enquête sur le recours excessif du gouvernement français à ce cabinet a donné lieu à un rapport du Sénat et, finalement, à un scandale baptisé le McKinsey Gate. Le 18 septembre 2024, la journaliste Élise Lucet a mis le sujet sur le devant de la scène dans son émission Cash Investigation. L’épisode a mis l’accent sur les liens entre McKinsey et la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017, ainsi que sur les allégations de fraude et d’évasion fiscale. Cash Investigation est une émission de télévision célèbre – ou tristement célèbre, si l’on est le sujet d’un épisode – pour ses plongées en profondeur dans les controverses autour d’entreprises et de personnalités politiques. Animée par la journaliste d’investigation Élise Lucet, l’émission a révélé une myriade de scandales, qu’il s’agisse de fraude environnementale ou fiscale. Dans cet épisode, Élise Lucet a entrepris de démêler le réseau d’influence que McKinsey aurait tissé pendant l’ascension d’Emmanuel Macron à la présidence.
par Guillaume Carton
Professeur associé en Stratégie, EM Lyon Business School dans The Conversation
Les consultants qui ont pris le temps de regarder l’émission n’ont pas été impressionnés. « J’ai trouvé cela nul », a par exemple exprimé un ancien consultant en stratégie sur les réseaux sociaux, résumant l’indifférence ressentie par de nombreux acteurs du secteur. Pour les consultants, les critiques entourant le financement de la campagne présidentielle de 2017 restent limitées à la relation entre le président français Emmanuel Macron et Karim Tadjeddine, l’associé de McKinsey qui gérait la relation du cabinet avec le gouvernement français. De même, les accusations de fraude et d’évasion fiscale ont été considérées comme des problèmes limités aux pratiques financières de McKinsey, plutôt que comme quelque chose qui impliquait nommément des consultants.
Comme nous l’expliquait par e-mail un senior manager qui travaille pour le secteur public, l’angle d’attaque d’Élise Lucet est « une critique plutôt éculée ». Le secteur du conseil connaissant une croissance annuelle d’au moins 10 %, les consultants affirment qu’ils ne font que répondre à la demande. Selon un initié travaillant pour l’un de ces cabinets de conseil en stratégie, Élise Lucet manque la vraie cible : critiquer les consultants alors que la faute incombe au gouvernement français, qui a mal géré le recours à leurs services.
Cependant, des critiques plus générales s’élèvent contre le fait que les sociétés de conseil auraient perdu leur éthique professionnelle. Le journaliste d’investigation Duff McDonald, dans son livre de 2014 sur McKinsey, a soutenu que le cabinet s’est éloigné des normes éthiques établies par son fondateur, Marvin Bower, dans les années 1950, qui a inventé le conseil en management en imitant la profession d’avocat. Tandis que le cabinet de conseil s’est d’abord consacré à travailler dans l’intérêt premier de ses clients, dans les années 1990, l’intérêt a glissé vers celui de la maximisation des profits des associés du cabinet.
Cette évolution a donné lieu à une longue série de scandales impliquant de la corruption, des travaux contraires à l’éthique et des conflits d’intérêts. D’autres cabinets de conseil, comme Bain & Co. ou BCG ont également connu leur lot de scandales. En 2022, Bain & Co. s’est vu interdire de répondre à des appels d’offres pour des contrats du gouvernement sud-africain en raison de son rôle dans un scandale de mainmise sur l’État, et BCG a récemment admis un scandale de corruption en Angola et a accepté de renoncer à 14 millions de dollars de bénéfices.
Si le documentaire Cash Investigation met en lumière les liens d’Emmanuel Macron avec McKinsey et souligne les dépenses excessives du gouvernement français, il n’accorde que peu d’attention à une distinction cruciale : contrairement aux élus, qui sont responsables devant le public, les consultants opèrent dans la sphère privée, motivés par des intérêts financiers qui ne s’alignent pas toujours sur la responsabilité du gouvernement d’assurer le bien-être social. Ce conflit d’intérêts potentiel jette des doutes sur l’objectivité et la fiabilité des consultants dans l’élaboration des politiques.
Un examen plus approfondi des scandales récents auxquels les sociétés de conseil en stratégie ont été confrontées en conseillant les gouvernements révèle quatre types de conflits d’intérêts.
- Intérêts personnels et relations
Les intérêts financiers et non financiers des consultants peuvent souvent influencer leurs actions et leur jugement. Comme l’a révélé Cash Investigation, les liens de Karim Tadjeddine avec le parti de Macron ont permis à McKinsey de s’implanter solidement dans le processus décisionnel du gouvernement. Cela a non seulement fait progresser la carrière de Tadjeddine en tant que responsable du département secteur public de McKinsey, mais a également mis en évidence un conflit plus profond, où les consultants établissent des relations ou se rapprochent de réseaux essentiels pour s’assurer des contrats, des primes ou d’autres récompenses à l’avenir.
L’une des formes les plus courantes pour de tels conflits est le travail bénévole souvent effectué par les sociétés de conseil, dont Cash Investigation a révélé qu’il s’agissait d’un outil utilisé par Tadjeddine pour nouer des relations qui ont ensuite débouché sur des contrats rentables.
- Travailler avec des clients et des missions contradictoires
Les cabinets de conseil se retrouvent souvent à conseiller des clients ayant des intérêts contradictoires. L’implication de McKinsey dans la crise des opioïdes est un exemple frappant de ce problème récurrent. Le cabinet a fourni des conseils stratégiques à la fois à des fabricants d’opioïdes comme Purdue Pharma et à la Food and Drug Administration (FDA), qui réglemente le marché des opioïdes aux États-Unis. Une enquête de la Chambre des représentants a révélé que McKinsey n’avait pas divulgué ces conflits d’intérêts pendant une période de dix ans, ce qui a eu un impact sur 37 contrats de la FDA pour un coût de plus de 65 millions de dollars.
Bien que Cash Investigation n’ait pas abordé la question du chevauchement des contrats, il est probable que des conflits similaires existent en France, où le travail de McKinsey avec des clients publics et privés soulève des inquiétudes. Selon le Sénat, ceux qui conseillent le gouvernement sont légalement tenus de déclarer les conflits d’intérêts potentiels, mais McKinsey n’a, dans la plupart des cas, pas soumis ces déclarations.
- Une entreprise tournée avant tout sur les affaires
Les sociétés de conseil peuvent privilégier le profit au détriment du bien public, comme l’illustre l’interdiction faite à Bain & Co de travailler pour le gouvernement sud-africain pendant dix ans (et en réaction, pendant trois ans au Royaume-Uni). La société a été impliquée dans des allégations de mainmise sur l’État après avoir restructuré l’administration fiscale sud-africaine et centralisé les procédures de passation de marchés.
Dans une affaire très médiatisée, la South African Government Commission a estimé que Bain & Co avait agi illégalement en s’associant à des entreprises privées pour manipuler les procédures gouvernementales et façonner les politiques en leur faveur. Cette affaire met en lumière un problème crucial négligé par Cash Investigation : les consultants privés poursuivent souvent des intérêts financiers qui entrent en conflit avec la responsabilité du gouvernement de servir le bien public. Lorsque des entreprises comme Bain & Co travaillent pour des gouvernements, ces motivations axées sur le profit peuvent compromettre les objectifs de bien social.
- Le phénomène des « portes tournantes »
Un autre conflit d’intérêts courant consiste à tirer parti de relations personnelles au sein du gouvernement pour influencer les décisions. Cette question, largement négligée dans Cash Investigation, est importante : environ 1 % des employés de McKinsey en France ont précédemment occupé des postes de haut niveau au sein du gouvernement français, et plusieurs anciens consultants de McKinsey ont accédé à des fonctions gouvernementales. Dans un secteur où les réseaux créent des opportunités, ces « portes tournantes » entre les sociétés de conseil et le gouvernement soulève de sérieuses inquiétudes quant à l’impartialité des acteurs impliqués.
Un exemple notable en dehors de la France est le rôle du cabinet Deloitte dans le programme britannique Covid-19 Test and Trace, tel que détaillé dans l’ouvrage The Big Con. Les liens étroits de Deloitte avec les représentants du gouvernement, y compris la ministre Chloe Smith – qui travaillait auparavant pour Deloitte – ont probablement permis d’accélérer la signature d’un contrat de 279,5 millions de livres sterling avec l’entreprise pendant la pandémie.
Dans sa tentative de dévoiler les relations entre McKinsey et le gouvernement français, Cash Investigation ne parvient pas à aborder des questions plus profondes. L’émission n’explique pas complètement comment les consultants sont devenus des acteurs invisibles au sein des gouvernements, ce qui affaiblit la transparence nécessaire au fonctionnement démocratique. Le documentaire minimise également l’ampleur des conflits d’intérêts, qui sont bien plus répandus qu’il ne le montre. Si l’ancien ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Stanislas Guerini, explique dans le documentaire qu’il a évité le recours à du travail bénévole à la suite des enquêtes du Sénat, il soulève la question suivante : pourquoi se concentrer sur une seule forme de conflit d’intérêts alors qu’il y en a beaucoup d’autres en jeu ?