Défense : La condescendance des États-Unis pour l’Europe
Gérard Araud, ancien ambassadeur de France outre-Atlantique, les Américains n’ont que faire d’une autonomie stratégique européenne
Ex-ambassadeur de France aux Etats-Unis (2014-2019) et représentant permanent au Conseil de sécurité et auprès des Nations Unies à New York (2009-2014), Gérard Araud publie, ces jours-ci, Henry Kissinger, le diplomate du siècle (330 pages, 20,90 euros, éditions Tallandier).Il explique que les États-Unis considèrent l’Europe comme quantité négligeable.
Après le désengagement chaotique d’Afghanistan et le couac qui a accompagné l’annonce de l’alliance stratégique Australie-Royaume-Uni-Etats-Unis (Aukus), qui doit-on incriminer ? Le secrétaire d’Etat Antony Blinken ou le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan ? Manque-t-il un Kissinger à Joe Biden ?
On arrive dans un monde « Kissingerien » de rapports de force avec une confrontation entre grandes puissances et puissances moyennes. Les Etats-Unis ne sont plus seuls. Il y a la Chine mais aussi l’Inde, la Russie etc. Henry Kissinger était l’homme du réalisme en politique étrangère et de l’engagement des Etats-Unis dans les relations internationales. Ce besoin se fait sentir aujourd’hui, mais cette administration n’en veut pas. Que cela soit sous Obama et Trump, hier, ou Biden, aujourd’hui, il y a une volonté de se retirer de la scène. Les Américains ne veulent plus être le « gendarme du monde ». Ils sont en train de se retirer dans leur forteresse. La priorité de Joe Biden en matière de politique étrangère… c’est la politique intérieure, c’est-à-dire la crise politique et économique existant dans le pays.
Comment en est-on arrivé à cette position ?
Biden et les siens ont été stupéfaits par les événements du 6 janvier au Capitole et par le refus d’une partie des républicains de reconnaître le résultat des élections — une rupture centrale dans le pacte social et politique américain. Il n’est donc plus question d’une grande partie d’échecs à l’échelle du monde. Jake Sullivan a créé le concept de politique étrangère pour la classe moyenne. L’idée n’est pas de faire de grande stratégie à la Kissinger, mais de prouver que chaque décision est bonne pour la classe moyenne. Le retrait d’Afghanistan répond à la demande d’une majorité de l’opinion publique, lasse des interventions étrangères. Cette administration ne pouvait l’ignorer. Son autre priorité, c’est la Chine. Le reste vient bien loin derrière. Elle considère que l’avenir du monde, d’un point de vue technologique et économique se joue dans la région Indo-Pacifique. L’Europe est, à ses yeux une vieille tante charmante mais vieillissante, en voie d’affaiblissement.
« Le plus inquiétant, c’est de voir les Américains constituer des coalitions militaires contre la Chine dans la région Indo-Pacifique. Ce n’est pas être pro-Chinois que de dire que cela ressemble à un endiguement, voire à un encerclement »
Henry Kissinger avait été le bouc émissaire de la chute de Saïgon. Qui sera celui de la chute de Kaboul ?
Le départ de Kaboul a été fait d’une manière particulièrement désastreuse, mais il y a une différence avec Saïgon. A l’époque, Henry Kissinger écrasait tout le monde. Il rivalisait avec Richard Nixon lui-même. Aujourd’hui, la situation est différente. Antony Blinken et Jake Sullivan ne sont pas des vedettes de plateaux télé. S’il y a un bouc émissaire, ce sera donc Joe Biden. Mais je ne sais pas ce qui va l’emporter entre le soulagement d’être sorti d’Afghanistan et la recherche de coupables. Le vainqueur à Saïgon était le communisme, l’ennemi absolu totalement fantasmé par les Etats-Unis. Là, ce sont les talibans. Or, le problème du terrorisme islamique est beaucoup moins aigu sur le territoire américain qu’en Europe. Depuis le 11 septembre 2001, le pays n’a pas connu d’attentats spectaculaires.
La crédibilité de la politique étrangère américaine n’est-elle pas écornée ?
Cela dépend où. En Europe, l’Aukus est uniquement une affaire française ! Nous sommes une victime collatérale. La France n’a pas été la cible de cette affaire. Les Américains, qui pensaient que l’Australie allait régler l’affaire, ont découvert un beau matin l’ampleur du scandale. Quant à nos partenaires européens, ils s’en moquent éperdument. Ils ne veulent pas d’autonomie stratégique. Sauf à y être contraints et forcés si Donald Trump était réélu et décidait de sortir de l’Otan. Pour le moment, ils veulent éviter tout mouvement qui puisse pousser les Américains dehors. Pour eux, la garantie militaire américaine est existentielle et elle passe par l’Otan. C’est l’alpha et l’omega de leur politique de défense. Quant aux Américains, ils veulent continuer à exercer leur suprématie en Europe. Dans le communiqué diffusé après la discussion téléphonique entre Joe Biden et Emmanuel Macron, ne figurait d’ailleurs pas de référence à l’autonomie stratégique. La France, qui a l’habitude de parler au nom des Européens, ne veut pas voir tout cela. Elle est dans le déni. Le plus inquiétant, c’est de voir les Américains constituer des coalitions militaires contre la Chine dans la région Indo-Pacifique. Ce n’est pas être pro-Chinois que de dire que cela ressemble à un endiguement, voire à un encerclement. Or, un encerclement, on essaie toujours de le rompre. Il y a une montée des tensions militaires sans que ne soit ouvert un dialogue politique avec Pékin. Tout le monde sait que les Etats-Unis et la Chine doivent trouver un équilibre, mais ce ne sera possible qu’avec des compromis et une compréhension des lignes rouges de l’adversaire. Vendre des sous-marins nucléaires à l’Australie, c’est nourrir la tension.
« Durant l’essentiel de sa carrière, Antony Blinken, tout comme l’ensemble de l’administration actuelle, a connu la période de suprématie absolue des Etats-Unis après l’effondrement du bloc communiste. Il doit s’adapter à un nouveau monde »
Voyez-vous un héritier à Henry Kissinger ?
Non, les Américains ne veulent pas voir le monde à travers la froideur des rapports de force, même s’ils les pratiquent parfaitement. Face au besoin quelqu’un se révélera peut-être. Jake Sullivan est une personnalité brillante qui conceptualise sa pensée. Attendons de voir ce qu’il va donner. Les débuts de l’administration sont difficiles parce qu’à cause des républicains qui bloquent les nominations, ils ne peuvent pas pourvoir un nombre de postes importants. Ce qui ralentit la redéfinition de sa politique.
Et le très francophile Antony Blinken sur lequel Paris comptait beaucoup ?
Il parle parfaitement le français et a passé son bac en France. Nous avons, peut-être, un accès un peu plus simple à lui, mais il défend la politique étrangère de son pays. On en attendait beaucoup trop ! Ce qui vient de se passer prouve bien que cela n’ira pas loin. S’il vient à Paris, ce n’est pas pour une opération de charme. Nous n’avons pas besoin qu’il nous dise qu’il nous aime, mais qu’il fournisse des preuves d’amour. Durant l’essentiel de sa carrière, Antony Blinken, tout comme l’ensemble de l’administration actuelle, a connu la période de suprématie absolue des Etats-Unis après l’effondrement du bloc communiste. Il doit s’adapter à un nouveau monde. C’est tout l’enjeu de la présidence Biden, qui est une présidence de transition. Tout comme l’était celle de Donald Trump qui a totalement transformé le Parti républicain en le faisant passer d’interventionniste et libre-échangiste à isolationniste et protectionniste.