Politique- « Décivilisation »: le flou conceptuel de Macron
Histoire d’une notion. Où en est la France, selon son président, Emmanuel Macron ? Ce dernier a déclaré lors du conseil des ministres du 24 mai qu’un « processus de décivilisation » était en cours. Différents événements lui auraient inspiré cette formule : l’agression mortelle d’une infirmière à Reims (Marne), la mort de trois policiers à Villeneuve-d’Ascq (Nord), lors d’un accident causé par un conducteur alcoolisé et drogué, et l’incendie du domicile du maire de Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique) par des opposants à un projet de centre d’accueil de demandeurs d’asile. Papier de marc Olivier Bherer dans le Monde.
spectre des phénomènes qu’Emmanuel Macron cherche à décrire par ce terme est large et installe une forme de confusion d’autant plus grande que la France d’aujourd’hui se trouve réduite à un néologisme. Malléable, mais pas inédit, le terme « décivilisation » se prête pour cette raison à toutes les récupérations.
En 2011, alors qu’il n’avait pas encore théorisé le « grand remplacement », l’écrivain Renaud Camus publiait un essai intitulé Décivilisation (Fayard, désormais republié par l’auteur). « Ce livre est une complainte réactionnaire sur la déliquescence des hiérarchies sociales, la diffusion de l’égalitarisme, explique Jean-Yves Pranchère, vice-président du département de science politique à l’Université libre de Bruxelles. Les classes bourgeoises prescriptrices ont cessé, selon Renaud Camus, de veiller sur ce patrimoine que représentent les bonnes mœurs et la langue française. La corruption des usages aurait entraîné la ruine de la civilisation, le socle culturel sur lequel doivent pouvoir s’épanouir l’art et la littérature. » Le propagandiste d’extrême droite et le président ne parlent donc manifestement pas de la même chose.
D’autant qu’Emmanuel Macron ne fustige pas la « décivilisation », mais un « processus de décivilisation ». Ce syntagme nous rapproche du sociologue et historien Norbert Elias (1897-1990). Le chef de l’Etat ne cite pas l’auteur explicitement, mais c’est bien ce dernier qui fournirait la clé d’interprétation de ses propos, relèvent plusieurs de ses soutiens. De manière quelque peu hâtive cependant…
A travers son œuvre, principalement La Civilisation des mœurs (1939) et La Dynamique de l’Occident (1975), Norbert Elias a en effet étudié la civilisation non comme l’ensemble des traits culturels, religieux, politiques d’une société à son apogée, mais comme un processus, un phénomène de transformation historique, qui a conduit à la pacification progressive de l’Occident. « Observant l’évolution des mœurs sur plusieurs siècles, Norbert Elias constate que des mécanismes d’autocontrôle élaborés dans les sociétés de cour se sont peu à peu diffusés à l’ensemble de la société. Les individus ont fait preuve d’une retenue croissante grâce à l’élévation du seuil de la pudeur, une maîtrise des affects et une réduction du recours à la violence. Le duel est interdit à mesure que l’Etat exerce un monopole grandissant sur la violence légitime », relate l’historien Roger Chartier, qui a préfacé plusieurs ouvrages de Norbert Elias, dont Les Allemands (Seuil, 2017).