Daniel Cohen, un intellectuel complet
Daniel Cohen, mort le 20 août, était un intellectuel complet : économiste de la plus haute science, pédagogue admirable et intervenant passionné et inquiet, explique le philosophe Frédéric Worms dans une tribune au « Monde ».
S’il y avait un intellectuel réel, complet et vivant, en France, n’hésitons pas à le dire, c’était un économiste, c’était Daniel Cohen. La raison en est simple. Il a poussé à de nouvelles limites, pour faire face aux défis du présent, ces qualités qui ont toujours défini un « intellectuel » et pas seulement en France. On l’a oublié en effet mais l’intellectuel c’est celui qui unit la reconnaissance par les pairs dans un savoir déterminé, mais aussi l’inquiétude et l’engagement dans la sphère publique contre des injustices avérées, et enfin la capacité à parler à toutes et à tous, par son style et si l’on ose dire par sa personne.
Daniel Cohen possédait et surtout unissait tout cela à un degré inouï : économiste de la plus haute science et la plus internationale, pédagogue admirable et intervenant passionné et inquiet, dans les débats mais aussi dans les instances publiques. Il s’inquiétait parfois après un débat : « Ma phrase a été coupée, je n’ai pas été compris, on va tout caricaturer. » Mais non, cher Daniel : chacun de tes mots respire la science, l’engagement et la clarté et chacune et chacun le sent et le sentira toujours, malgré toutes les caricatures qui t’entourent. Nous le rassurions, donc.
Mais son inquiétude avait ses raisons, plus profondes que tel ou tel débat et même que tel ou tel contexte (les infox ou les réseaux sociaux par exemple) car cette inquiètude conduit peut-être au cœur de toute son action, de toute sa pensée et de toute son œuvre.
Daniel Cohen était économiste. Mais il avait renoncé depuis longtemps à l’optimisme trop simple des Lumières et en elles de la raison économique, qui consiste à faire confiance à la rationalité immédiate des intérêts, même quand elle est implicite ou inconsciente chez les acteurs. Il existe bien une rationalité économique ; il ne s’agit pas de la contester. On peut démontrer par exemple les effets nocifs et dangereux des inégalités extrêmes. Mais cette rationalité n’aura pas pour autant d’effet immédiat ou automatique, par une sorte d’action implicite ou inconsciente, comme le croient tant de savants et de gouvernants encore. Toutes les catastrophes depuis deux siècles le démontrent. Ce n’est pas une raison pour renoncer à la raison ! Bien au contraire, mais il faudra l’énoncer, l’expliquer et l’expliciter publiquement, sans naïveté sur son effet immédiat, et sans jamais renoncer à son effet possible.