Le piège du communautarisme
. Le Conseil d’Etat s’est réuni pour décider de l’autorisation ou de l’interdiction définitive du burkini dans les piscines. On attend désormais sa décision qui a été mise en délibéré. Par Thierry Aimar, universitaire, auteur de « La société de la régression : le communautarisme à l’assaut de l’individu » (Editions de l’Aube, 2002). ( dans la Tribune)
Mandaté par le ministère de l’Intérieur et le Préfet, le Tribunal administratif de Grenoble s’est opposé le 25 mai dernier à une décision du maire de Grenoble d’autoriser le burkini dans les piscines de la ville. Dans la mesure où celui-ci déroge à l’obligation de porter des tenues près du corps, le Tribunal en avait déduit que cette décision était motivée par des motifs religieux portant gravement « atteinte au principe de neutralité du service public ».
Trois arguments
Dans une tribune publiée dans le Figaro (27 mai), neuf membres du Cercle Droit et Débat Public s’étaient félicités d’une telle suspension en appelant le Conseil d’Etat, saisi par la mairie de Grenoble, à la confirmer de son autorité. Leurs trois arguments étaient les suivants: 1) les personnes fréquentant des piscines municipales utilisent un service public dont l’usage est soumis à des règles d’hygiène et de sécurité que le burkini ne satisfait pas ; 2) cette tenue participe d’un projet planétaire d’asservissement des femmes et d’appropriation patriarcale qui serait encouragé par sa légalisation ; 3) enfin, autoriser son usage serait une menace pour l’ordre public, dont la dignité de la personne humaine est une composante essentielle.
Le premier argument, correspondant à celui relevé par le Tribunal administratif, nous apparaît très défendable. De la même manière que le port de maillot de bains élargi reste interdit dans les piscines, il serait envisageable, sans risque d’incohérence, de considérer que le burkini est un danger potentiel pour la santé et la sécurité des autres baigneurs. Aux experts simplement de s’accorder sur ce point technique ; en opposition, les deux autres arguments nous semblent beaucoup moins recevables. Non pas tant dans l’absolu que relativement aux autres pratiques déjà autorisées. Les usagers des espaces collectifs et des services publics (rues, transports, ou encore universités) sont libres d’afficher des signes d’appartenance religieuse : kippa juive, croix catholique, turban hindou, hijab et voile islamiques.
Dans cette perspective, on ne peut guère affirmer sans arbitraire que le burkini participe d’un projet d’asservissement de la femme, tout en considérant que le hijab déjà autorisé ne l’est pas. Pour quelle raison le port d’un burkini dans une piscine serait-il un signe plus intégriste qu’une femme voilée de la tête aux pieds dans un TGV ? Quant à l’argument de « menace pour l’ordre public », pour quelle raison celui-ci serait-il plus troublé par une telle autorisation que celle déjà accordée à d’autres tenues islamistes? En quoi la dignité de la femme en serait-elle plus affectée ?
Pour un libéral tel que Hayek, l’adoption légale d’une nouvelle règle sociale doit être soumise au test négatif de comptabilité avec les autres normes existantes. En autorisant de nouvelles pratiques, le juge prévient ou met un terme à des conflits qui proviendraient d’un sentiment d’irrespect des principes généraux conditionnant la cohabitation pacifique d’individus subjectifs à objectifs différenciés. A savoir la cohérence, l’équivalence et la prévisibilité (qui n’est que la conséquence du respect des deux premiers principes) des comportements légalement validés. Quelle que soit sa décision, le Conseil d’Etat devra respecter ces trois critères régissant le droit selon Hayek. Ainsi, soit le burkini est un risque sanitaire. Nuisant objectivement aux possibilités d’actions des autres, sa prohibition est parfaitement justifiable ; soit il n’est pas un risque sanitaire. Ne lésant autrui d’aucune manière objective, il n’y a donc pas lieu de légiférer à ce sujet. Le but des règles de droit est simplement d’éviter, en traçant des frontières, que les actions des divers individus ne se contrarient. Des pratiques vestimentaires différentes qui ne s’excluent pas mutuellement devraient alors être tolérées dans les piscines comme elles le sont dans les rues et les espaces collectifs. Si le Conseil d’Etat devait fonder sa décision sur d’autres critères, il est à craindre que son verdict soit perçu comme l’expression d’un arbitraire bien mal venu, une forme de communautarisme dominant qui donnerait le privilège des piscines aux adhérents d’une certaine norme en interdisant leur accès aux autres, produisant ainsi une discrimination larvée. Il pourrait en découler des perturbations de l’ordre public causées par un sentiment d’incohérence manifeste.
Des opposants ont souligné que cette proposition du burkini dans les piscines de Grenoble était l’initiative d’une association qui militerait de façon complotiste en faveur du fondamentalisme musulman. Mais si sa vocation est anti-républicaine ou prosélytiste, pourquoi l’association elle-même n’est-elle pas interdite ? Au-delà, il est nécessaire de distinguer les motivations d’une action politique de la légitimité des pratiques qui en sont issues. De la même manière que l’Histoire a démontré que des motivations pures et désintéressées pouvaient donner lieu en pratique à des horreurs totalitaires, il est concevable que des objectifs d’ordre intéressé puissent se traduire par de nouvelles règles conformes à l’ordre général des activités. Dans Droit, législation et liberté (1973), Hayek souligne que « dans sa tâche, il (le juge) ne doit prêter aucune attention aux intérêts et besoins de personnes ou de groupes particuliers, ni à la raison d’Etat ou à la volonté du gouvernement, ni à aucun des résultats particuliers que l’on peut espérer obtenir d’un ordre d’activité. Il doit s’en tenir à sa décision seulement s’il peut la défendre rationnellement contre toutes les objections qu’on peut lui opposer. Ce qui doit guider sa décision n’est pas la connaissance de ce dont la société entière a besoin au moment donné, mais seulement ce que requièrent les principes généraux sur lesquels repose le fonctionnement de l’ordre de la société » (p. 105).
On pourrait considérer que cette polémique sur le port du burkini n’est qu’une conséquence de l’erreur d’avoir laissé les signes religieux s’exprimer dans d’autres espaces publics que les piscines. Elle ferait alors apparaître à un méta-niveau des contradictions dans le corps des règles déjà ratifiées dont la vocation ultime est de permettre la cohabitation pacifique des activités individuelles. Certains considèrent que l’essence même du principe de laïcité est d’empêcher des conflits provenant de la manifestation dans l’espace collectif de croyances différentes et nécessairement contradictoires qu’aucun débat rationnel ou procédure démocratique ne saurait neutraliser. Pourquoi pas ? Hayek souligne lui-même que la jurisprudence peut commettre des erreurs et induire les gens à former des anticipations en conflit. Il conviendrait alors de rectifier les frontières de ce qui est permis ou non par une législation plus adaptée. Mais pour cela, il est vital que les évolutions réglementaires demeurent guidées par les principes d’équivalence et de cohérence qui sont les seuls moyens pour Hayek d’assurer la légitimité du droit. Chacun pourrait alors s’accorder sur sa rationalité et construire sur sa base des plans fiables et solides. Dans cette perspective, une éventuelle interdiction du burkini dans les piscines devrait logiquement s’accompagner de celle de tout signe d’appartenance religieuse (quelle que soit la religion, sans discrimination aucune) dans l’espace public ou collectif. Si le Conseil d’Etat devait considérer que seuls certains symboles relevant uniquement de la religion islamiste devraient être interdits car relevant d’une conception fondamentaliste ou intégriste, on rentrerait dans une dimension interprétative qui relèverait de l’arbitraire. Sa décision ne pourrait alors que produire ces conflits si redoutés par les neufs membres du Cercle Droit et Débat Public.