Comment manager l’imprévisible ?
FRÉDÉRIC FÉRY , professeur à l’ESCP Business School pose la question du management en cas de crise imprévisible
De nombreux observateurs proclament que la pandémie de Covid-19, et plus encore la récession économique qu’elle a provoquée, constitue une opportunité unique de réformer radicalement les techniques de gestion, les principes de management, les orientations stratégiques, et donc à la fois la société et l’économie. En vertu du principe selon lequel « il ne faut jamais gâcher une crise » – généralement accompagné de l’idéogramme chinois signifiant à la fois « menace » et « opportunité » -, ils annoncent l’inévitable survenue du « monde d’après ». Or il est très peu probable que les organisations changent radicalement. En effet, l’inertie organisationnelle est peut-être l’un des concepts les plus essentiels en management.
Les organisations sont définies par l’inertie
Les organisations cherchent toujours à appliquer les mêmes routines, à utiliser les mêmes recettes de succès et à optimiser les mêmes procédures. Ce que recherche avant tout une organisation, c’est faire son métier ; ce que désire par-dessus tout chacune des fonctions qui la compose, c’est fonctionner. Par nature, l’organisation consiste à suffisamment figer nos comportements pour qu’ils soient reproductibles. Car si vous deviez toujours tout réinventer, si tout le monde était constamment dans l’improvisation, l’interaction collective serait impossible. Imaginez que votre compagnie de bus, votre banquier ou votre opérateur de téléphonie mobile change ses offres et ses conditions d’utilisation chaque semaine. Imaginez que vous ayez toujours de nouveaux collègues et que vos tâches ne soient jamais les mêmes ! En fait, si nous pouvons travailler et vivre ensemble, c’est précisément parce que nos actions sont prévisibles.
La confiance que nous inspirons repose sur l’inertie de nos comportements. Notre constance détermine notre fiabilité. Le management, en tant que conduite de l’action collective consiste à forger des routines, à reproduire des procédures et à utiliser l’expérience accumulée. Parallèlement, pour maintenir sa capacité d’adaptation aux évolutions du contexte réglementaire, technologique et environnemental, une organisation doit nécessairement présenter du « slack » – le terme anglais qui désigne le « mou » dans une corde pas tout à fait tendue -, c’est-à-dire s’assurer d’une réserve de ressources non affectées, que ce soit la disponibilité d’une main-d’oeuvre surnuméraire, la redondance de compétences ordinaires, la multiplication de procédures ou la présence d’excédents de trésorerie.
Piège classique : supprimer tout ce qui n’est pas nécessaire
Bien sûr, les pratiques de gestion orthodoxes cherchent très exactement à éliminer ce « slack », afin d’accroître l’efficience et d’optimiser les processus. Or supprimer tout ce qui n’est pas nécessaire est un piège classique dans lequel tombent de nombreuses organisations. La responsabilité du dirigeant – notamment contre l’avis des actionnaires – consiste, au contraire, à préserver l’adaptabilité par rapport à l’adaptation, à maintenir la capacité d’exploration face aux exigences de l’exploitation et à s’assurer que l’optimisation quotidienne ne finisse pas par tuer l’innovation.
L’organisation postule l’inertie, mais la stratégie consiste à anticiper et à déployer des évolutions. Cependant, l’hypothèse sous-jacente de tous les outils classiques de la stratégie – de la courbe d’expérience aux cinq (+1) forces de la concurrence – est la continuité : ces outils s’appuient sur le passé ou, au mieux, sur le présent, pour prévoir l’avenir. Faire de la stratégie, c’est allouer des ressources humaines, financières, physiques, technologiques, et autres, afin de modifier durablement le modèle économique, l’avantage concurrentiel et le périmètre d’activité d’une entreprise. Or cette démarche d’allocation de ressources nécessite une capacité d’anticipation. Si rien n’est prévisible, si l’on se contente d’allouer des ressources en fonction de son intuition, on n’est plus un stratège, mais un parieur, qui croit que ses martingales sont d’authentiques analyses.
Démarche absurde et délétère
Lorsque l’environnement est imprévisible, la stratégie n’a pas de sens car s’engager à l’aveugle est la négation même d’une démarche stratégique. Mieux vaut alors se tourner vers l’agilité, c’est-à-dire la capacité d’adaptabilité permanente, qui relève de l’organisation, mais certainement pas de la stratégie. De fait, quelle stratégie aurait bien pu prendre en compte l’éventualité de la mise en confinement de 3 milliards d’êtres humains pendant plusieurs mois ? La quantité de ressources qu’il aurait fallu sanctuariser aurait éclipsé toutes les autres stratégies. Pour résister à une éventuelle pandémie – dont ni la date, ni la nature, ni l’ampleur n’étaient prévisibles -, les entreprises auraient dû produire moins, recruter moins et rapporter moins. La simple prise en compte d’un événement aussi considérable aurait phagocyté toute réflexion stratégique. La survie l’aurait emporté sur la performance.
De plus, les pandémies ne sont pas les seules éventualités dont nous devons nous prémunir. Quelles stratégies déployer pour résister aux catastrophes naturelles, au réchauffement climatique, aux conflits militaires, aux attentats terroristes, aux cyberattaques, mais aussi aux innombrables autres crises qui nous sont encore inconnues ? Une stratégie qui prendrait en considération toutes ces menaces potentielles et qui monopoliserait les ressources correspondantes ne pourrait conduire qu’à un immobilisme généralisé. Au nom de la préservation d’un hypothétique futur, nous ne ferions que ruiner notre présent. Au total, déployer des stratégies et des organisations susceptibles de dominer l’incertitude est une démarche absurde et délétère.
La tyrannie de l’abstinence
Avec deux guerres mondiales à 21 ans d’intervalle, la peste noire, la variole et la grippe espagnole, l’humanité a traversé des crises bien plus dévastatrices que le Covid-19. Or, à chaque fois, l’économie a fini par se stabiliser. Le quotidien s’est progressivement imposé face à l’exceptionnel. L’homéostasie l’a emporté.
Les outils de management sont conçus pour améliorer nos interactions quotidiennes, afin de contribuer au progrès et à la prospérité collective, mais ils ne servent à rien lorsqu’il s’agit d’asservir l’exceptionnel. Vouloir se protéger de tout est une démarche totalitaire, qui sacrifie l’aspiration au bonheur au nom de la prudence. Face au prochain choc, préférons l’action à la précaution et la recherche de la prospérité à la tyrannie de l’abstinence.
Frédéric Féry est professeur à l’ESCP Business School
Entreprise: comment la faire durer
Entreprise: comment la faire durer
Directeur du programme Entrepreneurs à HEC et professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Alain Bloch est l’auteur de deux études qui interrogent la pérennité des organisations : La Stratégie du propriétaire : enquête sur la résilience des entreprises familiales face à la crise (PLUS, 2012), et Les secrets de la résilience des entreprises centenaires (Harvard Business Review, 2015). (Interview l’Opinion
Comment expliquer la longévité d’entreprises parfois plus que centenaires ?
En moyenne, une entreprise vit quarante ans. La résilience des entreprises centenaires peut paraître spectaculaire, mais elle est en fait très pragmatique. Déjà, elles dépensent mieux. Un des dirigeants d’Air liquide expliquait qu’il voyageait toujours en classe éco pour des vols de moins de quatre heures. En plus de cette frugalité, elles sont capables d’innover tout en exploitant leurs compétences actuelles. Deux concepts habituellement antagonistes. Elles privilégient aussi la reconnaissance et le droit à l’erreur de leurs collaborateurs, et leurs dirigeants sont particulièrement stables. Nous avons montré, dans nos travaux, que ces entreprises, tout comme les entreprises familiales, performent davantage en période de crise. Mais ce n’est pas en traversant les crises que l’on devient pérenne. La pérennité va au-delà de la résilience. Il faut y ajouter la transmission d’une tradition, de valeurs, d’une culture. Ces éléments qui transcendent les générations et se transmettent de l’une à l’autre donnent sa substance aux organisations.
Quelle est la place des patrons dans ces entreprises qui leur survivent ?
Les dirigeants des entreprises centenaires sont de vrais meneurs d’hommes. Mais cette question en soulève une autre : quand une entreprise vit aussi longtemps, reste-elle la même, ou bien n’est-ce qu’une succession d’entreprises différentes ? Ma réponse est qu’elle reste la même, notamment grâce au chef d’entreprise. La résilience se construit à travers la narrative de l’entrepreneur. Son travail n’est pas tant d’exploiter un marché que de construire et donner du sens. L’entreprise finit par dépasser le dirigeant puisqu’il la bâtit pour qu’elle lui survive. Cette vision est faussée par les dérives de la « start-up nation » où le seul but est de construire pour revendre au plus offrant. La pérennité doit être l’objectif affiché et privilégié des organisations. La première mission d’une entreprise, son devoir, c’est de durer. Non de faire de la performance à court terme.
Le court terme reste cependant nécessaire pour réagir aux crises…
Oui. Il ne faut pas opposer les deux, mais les hiérarchiser, trouver un équilibre. Peugeot, entreprise centenaire et familiale a par exemple toujours priorisé la pérennité et une vision de long terme, en oubliant les facteurs de performance. Quitte parfois à en subir les conséquences à certains moments, quand certains concurrents avaient beaucoup délocalisé pour réduire leurs coûts. Quant aux entreprises cotées en Bourse, on le sait, c’est la dictature du court terme qui domine. D’ailleurs, le discours que certains groupes tiennent autour de la « raison d’être » n’a aucune valeur si on ne sort pas de cette logique court-termiste. La loi Pacte, plutôt que de se centrer sur l’objet social, aurait dû privilégier la pérennité. J’ai milité, aux côtés de Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, pour que cette notion soit inscrite dans la loi. Cela aurait corrigé les dégâts engendrés par le prix Nobel Milton Friedman lorsqu’il assénait que la seule responsabilité de l’entreprise était celle d’assurer le profit.