Pétrole : profits records comment et pour qui ?
par Valérie Mignon
Professeure en économie, Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifique au CEPII, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières dans the » conversation »
Des profits record pour 2022, les plus hauts qu’elles aient connus de toute leur histoire. Côté américain, 55,7 milliards de dollars de profits ont ainsi été enregistrés par ExxonMobil et 36,5 milliards par Chevron.Les majors européennes ne sont pas en reste, avec des profits s’élevant à 39,9 milliards de dollars pour Shell ou encore 20,5 milliards de dollars de bénéfice net engrangés pour TotalEnergies et 27,6 pour le groupe britannique British Petroleum. Ces chiffres mirobolants ne manquent pas de faire polémique dans l’actuel contexte de crise énergétique. Répondre à cette question nécessite d’effectuer un bref retour sur l’évolution du cours du baril lors de l’année 2022. La forte reprise de l’activité qui a suivi la crise économique mondiale liée à la pandémie de Covid-19 s’est traduite par une hausse de la demande de pétrole qui a, mécaniquement, tiré les prix du brut vers le haut.
À ce facteur économique s’est ajouté un élément géopolitique majeur, l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022. Cette attaque a créé une onde de choc sur le marché pétrolier avec un cours du baril qui s’est immédiatement envolé pour côtoyer les sommets de mars à mai 2022.
Cette flambée des prix du brut dès le début du conflit s’explique par les craintes provoquées par la guerre en Ukraine quant à un possible manque d’approvisionnement en hydrocarbures, tirant en conséquence les prix de l’or noir vers le haut. Les incertitudes relatives aux perspectives économiques mondiales ont ensuite pris le relais, en particulier quant à un éventuel ralentissement de l’activité économique en Chine, deuxième plus gros pays consommateur de pétrole au monde.
La recrudescence des cas de Covid-19 a en effet jeté un doute sur la santé économique à venir de l’empire du Milieu, générant une vive incertitude au niveau mondial. Les prix du brut ont alors été tirés vers le bas en raison des anticipations à la baisse de la demande chinoise de pétrole. Quoi qu’il en soit, sur l’ensemble de l’année 2022, les prix du brut (brent) ont enregistré une croissance moyenne de 42,6 % par rapport à 2021.
Outre l’impact conséquent sur le pouvoir d’achat des ménages, si cette flambée du cours du baril a engendré une hausse des coûts de production pour la très grande majorité des entreprises, tel n’est pas le cas pour les compagnies pétrolières qui produisent des hydrocarbures. C’est la raison pour laquelle l’envolée des prix du brut s’est traduite par des bénéfices record pour les groupes pétroliers.
Des profits pour qui ?
C’est évidemment la question qui fait couler beaucoup d’encre, puisqu’une grande partie des bénéfices est redistribuée aux actionnaires sous la forme de dividendes. Le sujet des dividendes a toujours fait l’objet de vifs débats en France, dans la mesure où une (très) faible minorité de Français détient des actions, contrairement à la population de nombreux autres pays (États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, etc.) pour qui il s’agit de la principale source d’épargne constituée en vue, notamment, de la retraite. Du côté des compagnies, leur réticence à ralentir les versements de dividendes tient au fait que ceux-ci leur permettent d’attirer des actionnaires dont les placements tirent à la hausse leur valeur boursière.
À ces versements de dividendes s’ajoutent les rachats d’actions. La partie des sommes colossales accumulées par les compagnies pétrolières qui n’est pas utilisée pour investir leur sert ainsi aussi à racheter leurs propres actions sur le marché boursier, ce qui a pour effet de faire monter les cours.
On entre alors dans une boucle autoentretenue : les « superprofits » des compagnies pétrolières leur permettent de faire monter le cours de leurs actions en bourse et cette croissance de la valeur boursière alimente à son tour les bénéfices engrangés par les majors, d’autant plus lorsque les prix du brut sont orientés à la hausse.
En pleine crise énergétique mondiale, ces pratiques ont naturellement de quoi être décriées. D’un point de vue strictement économique, il est toutefois important d’étudier si des dividendes en hausse et des rachats d’actions pèsent sur les bénéfices que les firmes pourraient consacrer à l’investissement.
Si tel peut effectivement être le cas pour des entreprises non cotées qui n’auraient pas facilement accès aux marchés financiers, il n’en est pas de même pour les majors. Ces dernières ont généralement des niveaux de trésorerie très élevés et les dividendes n’en constituent qu’une faible proportion. Elles sont donc à même tout à la fois d’investir massivement, en fonction de leurs projets et des opportunités qui se présentent, et de distribuer des dividendes.
Une partie des bénéfices des groupes pétroliers est ainsi destinée à l’investissement dans les hydrocarbures, mais aussi dans les énergies renouvelables. Sur ce dernier point, les compagnies – en particulier américaines – ont été vivement critiquées du fait des faibles montants investis dans le solaire, l’éolien et les autres énergies renouvelables comparativement aux sommes qu’elles versent aux actionnaires. C’est une des raisons qui a conduit le président américain Joe Biden à vouloir quadrupler la taxe sur les rachats d’actions entrée en vigueur en janvier 2023.
Taxer ces superprofits ?
La question de l’instauration d’une taxe sur les profits des géants du pétrole est toujours l’objet de nombreux débats. En Europe, certains pays comme la France avaient choisi d’instaurer un bouclier tarifaire alors que d’autres, tels le Royaume-Uni, l’Italie ou la Hongrie, ont opté pour la mise en place de taxes.
Si l’instauration de taxes exceptionnelles sur les superprofits des compagnies pétrolières peut s’avérer utile pour compenser la hausse des prix de l’énergie, elle pourrait cependant avoir des effets contre-productifs en retardant la transition énergétique. Si les énergies renouvelables sont destinées à devenir des sources d’énergie essentielles d’ici quelques années, elles ne peuvent remplacer « au pied levé » le pétrole : la transition n’est pas
Afin de promouvoir le passage aux énergies renouvelables et assurer la transition énergétique, il convient de prendre garde à ne pas interrompre brutalement les investissements dans le secteur pétrolier, ce qui pourrait advenir en cas d’instauration de taxes très élevées. Cela est encore plus important dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, puisqu’il est nécessaire de remplacer le pétrole russe par du pétrole en provenance d’autres pays. Il faut donc faire preuve de vigilance afin de ne pas entraver cette dynamique.
Taxer lourdement les entreprises lorsque celles-ci réalisent des investissements qui s’avèrent gagnants peut en outre être contre-productif puisque cela reviendrait à taxer les compagnies les plus innovantes. Cela ne profiterait pas aux entreprises du secteur des énergies renouvelables qui pourraient, elles aussi, se voir taxer en cas de réalisation de superprofits alors même que ceux-ci découleraient d’une stratégie d’investissement ambitieuse.
À ce jour, l’urgence est d’aider les consommateurs à faire face aux prix à la pompe élevés sans entraver les investissements des entreprises, nécessaires à la transition énergétique. De ce point de vue, une piste réside dans la redistribution des recettes provenant de la taxe carbone aux ménages les plus vulnérables afin de les aider dans la réalisation de la transition énergétique. De même, une taxe carbone « flottante » évoluant en fonction des fluctuations du cours du baril permettrait de contrebalancer la hausse des prix du brut via une réduction du montant de la taxe et limiter ainsi l’impact sur les prix affichés des carburants.
Comment sont comptés les manifestants ?
Comment sont comptés les manifestants ?
Par Jean-François Royer, Statisticien, Société Française de Statistique (SFdS) dans the conversation
« La manifestation contre la réforme des retraites mardi 31 janvier a rassemblé 2,8 millions de personnes en France, d’après la CGT, qui a également évoqué 500 000 personnes dans le cortège parisien. La police a estimé à 1,2 million le nombre de manifestants dans le pays et 87 000 dans la capitale. Le cabinet indépendant Occurrence n’en a lui dénombré que 55 000 dans les rues de Paris », comme l’a rapporté « La Croix ».
Le conflit social de ce début 2023 donne lieu aux habituelles polémiques sur le comptage des manifestants. Les médias ont pris l’habitude de présenter deux chiffres très éloignés, en miroir, sans plus de commentaire : beaucoup semblent penser vaguement que « la vérité est entre les deux ». Est-il si difficile, dans un pays développé, au début du XXIe siècle, de déterminer approximativement combien de personnes ont participé à une manifestation déclarée, prévue et autorisée ?
Tout le monde ne se résigne pas à cette situation. En 2014, une commission d’étude sur le comptage des manifestants a été mise en place par le Préfet de police de Paris. Elle était constituée par Dominique Schnapper, ancienne membre du Conseil constitutionnel, Pierre Muller, ancien inspecteur général de l’Insee, et Pierre Gaxie, professeur de sciences politiques à Paris.
Ces trois personnalités ont remis leur rapport en avril 2015. Pour l’essentiel, ce rapport validait les méthodes de comptage de la préfecture de police. La presse nationale y a très largement fait écho à l’époque, et aucune voix ne s’est élevée pour contester cette conclusion. Libération a même titré « Et les meilleurs en comptage de manifestants sont… les policiers ». Une expérience menée par des journalistes de Mediapart avait d’ailleurs conclu dans le même sens quelques années auparavant.
Après ce rapport, on aurait pu espérer un changement. Il n’en a rien été, ni en 2016 (manifestations contre la loi Travail), ni en 2017 (rassemblements à l’occasion de l’élection présidentielle). De nouveau, un effort a été entrepris. Fin 2017, un collectif de 80 médias a mandaté un cabinet d’études spécialisé, Occurrence, pour réaliser des estimations du nombre de manifestants dans les cortèges, indépendamment du travail du ministère de l’Intérieur et des comptages des syndicats. Cinq ans après, cette tentative d’arbitrage a fait long feu : les syndicats et les partis de gauche récusent les estimations d’Occurrence, les jugeant trop proches de celles du ministère de l’Intérieur. Retour à la case départ.
Un collectif de 80 médias a mandaté un cabinet d’études spécialisé, Occurrence, pour réaliser des estimations du nombre de manifestants dans les cortèges.
Pourquoi cette impasse du comptage ?
S’agit-il d’un désaccord sur la définition de l’objet à mesurer ? On le sait, tout travail statistique sérieux suppose un effort de définition ; et l’objet « manifestation » n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Les défilés peuvent avoir plusieurs parcours ; certains manifestants peuvent n’en réaliser qu’une partie ou la manifestation peut s’étirer dans le temps.
Mais tout cela ne peut avoir qu’une influence limitée. Délimitée dans le temps et dans l’espace, caractérisée par une intention commune claire des participants, la manifestation classique est un « objet social » bien plus simple que beaucoup d’autres : bien plus simple, par exemple, que les démonstrations des « gilets jaunes » en 2018-2019. Pour définir une manifestation classique, un petit nombre de caractéristiques suffisent, et peuvent faire l’objet d’un accord rapide.
S’agit-il, alors, d’incertitudes dues aux méthodes de mesure ?
Un problème de méthode ?
Les méthodes de la préfecture de police de Paris n’ont rien de moderne : selon le rapport de la commission Schnapper, ce sont des fonctionnaires de police, placés en hauteur dans plusieurs locaux en bordure du parcours des cortèges, qui comptent « à vue », manuellement, les rangées qui défilent, pendant toute la durée de la manifestation. Ce travail est recommencé quelques jours après, en bureau, en visionnant des vidéos de l’évènement. Les différents comptages sont confrontés, et une estimation finale est produite et diffusée à la presse.
On connaît très peu les méthodes des syndicats : « nous n’avons pas pour habitude de communiquer sur nos méthodes de comptage » a déclaré par exemple un porte-parole de la CGT au Télégramme de Brest après la manifestation du 31 janvier, et ce syndicat a refusé d’être entendu par la commission Schnapper en 2014. D’autres sources au sein des syndicats affirment que des comptages sont réalisés à partir des moyens de transports – trains et bus – réservés pour amener les groupes de manifestants sur place. Les syndicats font aussi appel à des compteurs qui se placent à des points de passage précis du cortège. Chaque union départementale effectue un comptage et fait ensuite remonter les chiffres au siège national. Mais comment sont prises en compte les données sur les cars ? Comment sont éliminés les double-comptes ? Et surtout, comment un comptage « depuis le sol » peut-il s’appliquer à une foule nombreuse dans une avenue de Paris ?
La méthode de comptage la plus répandue est simple : se placer en bordure du parcours des cortèges et compter « à vue », manuellement, les rangées qui défilent, pendant toute la durée de la manifestation.
Quant au cabinet Occurrence, il a recours à des outils plus modernes de traitement des enregistrements vidéo des cortèges, impliquant un logiciel d’intelligence artificielle ; le principe reste de dénombrer les franchissements de lignes virtuelles dessinées sur le parcours du cortège.
Toutes les méthodes ont certainement leurs qualités et leurs défauts. Pour les apprécier, il faudrait les confronter en détail sur des cas précis, avec la collaboration de toutes les parties. Faute de quoi, on ne peut juger que d’après les résultats et noter que les résultats de l’administration et ceux des bureaux d’étude sont en général proches. Déjà relevée par la commission Schnapper, cette proximité a été confirmée lors de la mise en place de la convention entre le consortium de médias et Occurence en 2017. Le 16 novembre 2017 a eu lieu une manifestation « contre la politique libérale d’Emmanuel Macron ». Le cabinet Occurrence a alors dénombré 8 250 manifestants. Pour valider cette estimation, cette manifestation a été intégralement filmée par BFM TV puis comptée manuellement, manifestant par manifestant, par 4 équipes séparément : Occurrence, Europe 1, TF1 et Le Monde. Ces recomptages ont validé la méthode de comptage puisqu’ils étaient proches de celui d’Occurrence. Ce jour-là, la police avait dénombré 8 000 manifestants, alors que la CGT en annonçait 40 000.
Qu’il s’agisse des conventions de définition, ou des méthodes de dénombrement, rien n’indique qu’une divergence technique puisse expliquer des écarts aussi grands que ceux qui nous sont présentés. Alors, de quoi s’agit-il ?
Revenons aux conditions fondamentales de l’observation. Si l’on veut qu’une observation partagée puisse advenir, il faut que deux conditions soient remplies :
Il faut admettre l’existence d’une « vérité » indépendante de la volonté des acteurs ;
Il faut chercher à s’en approcher « de bonne foi » en mettant de côté toute considération politique ou militante.
Si ces deux conditions sont remplies, les techniciens de la statistique peuvent se mettre au travail ; et alors ils parviennent en général rapidement à se mettre d’accord, au moins sur les ordres de grandeur.
Quand on s’intéresse aux manifestations, ces deux conditions ne sont pas remplies. On ne peut évidemment pas garantir que la plus entière bonne foi règne du côté de l’administration et des bureaux d’études ; mais on doit exprimer des doutes sur celle des syndicats et des voix qui les soutiennent dans cette polémique. Ces derniers critiquent souvent les méthodes du camp opposé, en n’hésitant pas à discréditer les observateurs qui n’arrivent pas aux mêmes résultats qu’eux, en invoquant leurs appartenances politiques) ou idéologiques, réelles ou supposées mais ne communiquent pas les leurs d’une manière suffisamment détaillée pour en permettre la critique.
En statistique, la confiance se construit par la publicité des définitions et des méthodes, et par le travail en commun des techniciens. Tant que cela manquera dans le domaine du comptage des manifestants, les conflits de chiffres persisteront.