Quatre ans après l’acte terroriste du 16 octobre 2020, la figure de Samuel Paty reste attachée à des émotions très vives chez les enseignants. Leur perception de cet assassinat et leur manière de le raconter disent beaucoup des déceptions et des souffrances de ce corps professionnel.L’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 est un événement sans précédent dans l’histoire éducative et politique de France : le meurtre prémédité d’un enseignant par un islamiste radical. Signe de l’ampleur du choc, cet acte terroriste a déjà suscité un grand nombre d’articles et de publications, centrés pour la plupart sur l’engrenage qui a conduit au drame, sur le travail policier et judiciaire qui a suivi. Paradoxalement, les réactions des enseignants et de la communauté éducative en général ont été beaucoup moins traitées. Pour comprendre ce que la mort de notre collègue a signifié pour les acteurs d’une école touchée en son cœur même – l’acte d’enseigner – nous avons mené une enquête pluridisciplinaire (croisant sciences de l’éducation, histoire, science politique, sociologie), à la fois qualitative et quantitative, publiée en octobre 2024 sous le titre Une école sous le choc ? (éd. Le bord de l’eau). Travailler sur cette question ne constitue pas qu’une simple étude. Cela renvoie aussi à nos propres vécus professionnels et à nos thématiques de recherches. Nous avons tous deux été enseignants d’histoire-géographie, appartenant à la même génération que Samuel Paty. En tant qu’universitaires, nous travaillions déjà, chacun de notre côté, sur différents sujets dits sensibles : les réactions du monde scolaire aux attentats de 2015, les rapports entre jeunes, religieux et système éducatif, ou les reconfigurations de la laïcité à l’école.
par Ferhat Ismaïl , Professeur des universités en sciences de l’éducation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumière et Sébastien Ledoux, Maître de conférences, historien, Université de Picardie Jules Verne (UPJV) dans The Conversation
L’assassinat de Samuel Paty a fait l’objet d’une médiatisation extrême : nous avons recensé des centaines d’articles dans la presse nationale et régionale entre 2020 et 2023. Les réactions politiques se dénombrent par dizaines avec des prises de position et des controverses qui ont induit des effets de polarisation au sein des discours publics – en témoignent les polémiques sur l’influence d’un « islamogauchisme » dans les universités suite au meurtre.
Les champs lexicaux de la communauté éducative, des responsables politiques et des médias restent cependant significativement différents. Les personnels de l’école ont ressenti et traité l’événement selon des problématiques qui restent profondément attachées à leurs pratiques et éthique professionnelles, alors même que celui-ci a frappé, au sens propre, la société française dans l’un de ses piliers institutionnels, à savoir l’institution scolaire.
Par ailleurs, le monde enseignant a su, malgré la sidération et le choc ressentis, pédagogiser l’évènement – c’est un point récurrent des témoignages recueillis. Nous utilisons le mot « pédagogisation » tel qu’il est utilisé depuis les années 1980, à savoir le transfert au système éducatif du traitement de questions sociales de plus en plus diverses – ici, un acte terroriste. Mais cette pédagogisation s’est parfois faite en dehors de la demande institutionnelle proprement dite. Celle-ci, en effet, avait finalement limité sa réponse au drame à un temps de recueillement (minute de silence), après avoir initialement prévu deux heures d’échanges, d’abord au sein de la communauté éducative de chaque établissement puis avec les élèves.
C’est dans un grand sentiment de solitude que le monde enseignant a accompagné les élèves face à ce drame. Dans les données recueillies, ce sentiment peut se comprendre comme la résultante d’une double fracture avec la « hiérarchie » et avec une partie des élèves dont les réactions étaient parfois source d’inquiétudes, voire de désillusions. La manière de percevoir et d’exprimer l’assassinat de Samuel Paty raconte beaucoup des déceptions et souffrances de ce corps professionnel.
La sidération ressentie face à l’assassinat d’un collègue dans une violence extrême (la décapitation) s’est donc accentuée par la connaissance de son mobile : une pratique professionnelle ordinaire d’un enseignant qui faisait son métier en appliquant les programmes officiels, soit en invitant les élèves à débattre – et le mot est ici fondamental – d’une question sensible au sein de la société française, en prenant l’exemple des caricatures du prophète musulman publiées par le journal Charlie Hebdo.
Ce qui a profondément et durablement choqué les enseignants, c’est la confrontation avec ce réel particulièrement vertigineux : un enseignant a été décapité parce qu’il faisait son métier. C’est la prise en compte de ce premier choc dans tous ses paramètres qui permet de comprendre une autre émotion qui s’ajoute à la première : l’immense colère ressentie par certains d’entre eux face à la volte-face du ministère qui annule trois jours avant la rentrée le temps d’échanges initialement programmé.
Ce sont les plus touchés sur le plan émotionnel et souvent les plus investis sur les questions de laïcité et des valeurs de la République qui ont ressenti le plus de colère à l’égard de leur hiérarchie. Un certain nombre – petite minorité mais signifiante compte tenu du contexte (hommage à un collègue assassiné) – ont décidé de se mettre en grève et de ne pas venir le jour de la rentrée, à l’occasion de l’hommage national à Samuel Paty rendu au sein des établissements scolaires.
Les entretiens menés indiquent une situation institutionnelle qui heurte profondément leur éthique professionnelle mais dont l’émotion a sa part. À la sidération et à la colère se sont parfois ajoutés une autre émotion tristesse et désarroi, le jour de la rentrée, cette fois face à certains de leurs élèves qui ne partageaient pas la stupeur ressentie et l’indignation morale pour cet assassinat, ce qui a renforcé leur sentiment de solitude déjà évoqué. Notre enquête aboutit à la question d’un impossible deuil collectif pour le monde enseignant, toujours présente quatre ans après.
On ne peut parler des enseignants comme d’une catégorie homogène. Dans le second degré, les professeurs d’histoire-géographie ont été beaucoup sollicités, comme lors des attentats de 2015. Ils l’ont été soit par leurs collègues, soit par leur hiérarchie, pour donner des éléments de langage, des ressources ou pour être l’interlocuteur du dialogue avec les élèves sur cet événement dans leur salle de classe. On a donc régulièrement déchargé le dialogue avec les élèves sur les professeurs de cette discipline. Mais des collègues d’autres disciplines ont pris aussi leur part, en tant que professeurs principaux par exemple.
Les réponses pédagogiques ont beaucoup varié selon les âges des élèves. Dans le premier degré, des pratiques ordinaires ont été mobilisées comme mettre des mots au tableau sur les émotions ressenties par les élèves ou les faire dessiner sur cet événement. Les enseignants ont mis en avant les valeurs de la République, dont la laïcité, comme bien commun.
Dans le second degré, les enseignants mobilisés ont porté leur attention sur les faits vérifiables en les différenciant des rumeurs qui avaient été au cœur de l’engrenage dramatique. Dans les établissements situés en éducation prioritaire, des enseignants ont engagé le dialogue avec leurs élèves d’abord en les laissant parler.
Les questions des caricatures du prophète musulman par Charlie Hebdo, d’un traitement discriminant contre l’islam et les musulmans sont réapparues dans la bouche de certains élèves, accompagnées d’un malentendu sur l’acte pédagogique de Samuel Paty lors de son cours sur la liberté d’expression, interprété par certains comme une injonction à faire adhérer ses élèves, dont des élèves musulmans, à ces caricatures. Les enseignants ont ainsi été amenés à clarifier le statut d’objet scolaire de ces caricatures religieuses, le droit pour les élèves d’être choqués par elles, tout en mettant en avant la nécessité de condamner l’assassinat de Samuel Paty.
Samuel Paty était un enseignant expérimenté, ayant derrière lui des années de pratique professionnelle, dans un collège réputé calme. Un tel profil explique probablement, au moins en partie, l’homogénéité et l’unanimité des réponses que nous avons pu recueillir : au final, le terrorisme, ici islamiste, peut toucher n’importe qui, n’importe où. L’expérience et l’ancienneté n’y changent rien.
À ceci s’ajoute – point aussi récurrent des témoignages – le fait que le drame se noue initialement dans une situation a priori banale : une élève difficile, un parent accusateur, les réseaux sociaux, le contexte du « pas de vagues » (rappelé à de nombreuses reprises dans les sources recueillies)… Cet aspect constitue probablement ce qu’il y a de plus déstabilisant, car il conduit précisément à une déconcertante proximité avec l’assassinat de Samuel Paty. Nombre de facteurs qui y mènent sont, hélas, loin d’être exceptionnels pour les enseignants qui ont témoigné auprès de nous.
Samuel Paty fait l’objet de nombreux hommages publics depuis 2020 : commémoration chaque année en octobre, « Prix Samuel Paty » créé par l’APHG en 2021 récompensant des projets pédagogiques, inaugurations de salles de cours portant son nom dans des établissements scolaires ou des universités, mais aussi noms de rue ou de place dans certaines villes.
Si la figure de Samuel Paty dépasse ainsi largement le cadre scolaire, notre enquête montre que celle-ci reste rattachée pour une majorité d’enseignants à des émotions toujours vives, des difficultés, et plus largement des conditions professionnelles vécues comme des mises à l’épreuve personnelles.