Social: une colère générale
Rarement le climat social en France aura été aussi détestable. Témoin le sondage au Doxa qui montre qu’environ 80 % de la population condamnent la politique économique et sociale du gouvernement. Le géographe Achille Warnant et le sociologue Hugo Touzet tentent d’éclairer sur les facteurs explicatifs d’un climat social très détérioré partout (interview France Info).
Depuis la première mobilisation du 19 janvier dernier, les médias relèvent la forte mobilisation dans les « petites » et « moyennes » villes de France. Est-ce inédit ?
Achille Warnant : Les mobilisations sont extrêmement importantes dans les villes petites et moyennes, comme dans le reste de la France, mais ce n’est pas nouveau. En 1995, il y avait déjà eu de très grandes mobilisations, y compris dans ces territoires. On a une tradition de mobilisation sociale dans ces villes-là et la thématique des retraites rassemble assez largement.
Un exemple à Montluçon (Allier), ville avec une tradition de mobilisation sociale liée à son histoire politique : en moyenne 4 à 5 000 manifestants, c’est vraiment important par rapport à la taille de la ville (environ 35 000 habitants). En même temps, la mobilisation est certes plus importante qu’en 2019 ou 2010, mais moins qu’en 1995, où on comptait plutôt entre 5 et 10 000 manifestants, selon les estimations.
Hugo Touzet : Pour moi, on retrouve beaucoup de monde dans les petites et moyennes villes parce qu’il y a énormément de monde partout en général. Lors de la deuxième mobilisation, par exemple, on avait 14 500 personnes à Rodez (Aveyron) et 5 000 à Vierzon (Cher). Les syndicats ont joué sur ce symbole en faisant défiler leurs leaders à Albi lors de la cinquième journée, avec 55 000 manifestants [selon les syndicats, 10 000 selon la police], pour une ville qui compte 49 000 habitants. Leur objectif était de montrer qu’il ne s’agit pas d’un mouvement des grosses agglomérations.
Avec le collectif Quantité critique, on a mené un sondage avec un échantillon représentatif de 4 000 personnes. On a un taux d’opposition à la réforme de 63% en moyenne (69% chez les actifs), à peu près équivalent quelle que soit la taille des communes. Il y a deux exceptions : les communes rurales, où le taux d’opposition est un peu supérieur, et l’agglomération parisienne, où il est un peu inférieur.
Quelles sont les catégories de populations présentes dans les cortèges de cette « France des sous-préfectures » ?
Hugo Touzet : L’ensemble de la population est mobilisé, même s’il y a une surreprésentation des ouvriers et des employés, avec des taux d’opposition de plus de 70%, selon notre sondage. Chez les cadres, on est autour de 60%. Chez les chômeurs, c’est plutôt 75%. Or, les taux de chômage importants se retrouvent davantage dans les petites villes que dans les grandes agglomérations.
Pour la pénibilité, on a construit un indicateur en demandant aux sondés de qualifier leur travail, avec plusieurs facteurs (métier stressant, dangereux, répétitif, fatigant…). Les personnes qui cochent toutes les cases sont plus opposées à la réforme que les autres, à plus de 80%. Or ces boulots-là, on les retrouve notamment dans l’agriculture, davantage présente dans les petites villes. A l’inverse, dans l’agglomération parisienne, le taux de cadres est plus important qu’ailleurs.
Achille Warnant : Il serait aussi intéressant de regarder les effets régionaux. Quand on regarde les cartes, cela semble relativement homogène, mais il y a quand même des trous dans la raquette dans l’est de la France. Il y a de grosses inégalités entre les villes, liées à la composition sociale et à la sociologie.
A l’inverse, dans des villes moyennes qui vont mieux [grâce à un meilleur niveau de revenus], comme Colmar (Haut-Rhin), les mobilisations se limitent à quelques centaines de personnes, pour une ville d’environ 68 000 habitants. Il faut aussi considérer l’histoire politique. Le Grand-Est est une région plus marquée à droite, ce qui peut être un élément d’explication.
Hugo Touzet : Il y a aussi des enjeux par rapport à l’âge et le niveau de vie. Les 65 ans et plus sont par exemple favorables à 43% à la réforme et opposés à 44% (13% ne se prononcent pas), selon notre sondage. Chez les personnes qui gagnent plus de 4 000 euros par mois, c’est équilibré, avec 51% qui soutiennent la réforme et 42% qui sont opposés. On peut donc imaginer que certaines régions où le niveau de vie est supérieur se mobilisent moins. Dans notre étude, on voit une surreprésentation de l’opposition à la réforme en Nouvelle-Aquitaine et en Centre-Val-de-Loire. Mais, au bout du compte, il faut toujours rappeler qu’il y a quand même un large consensus d’opposition dans l’ensemble des catégories et des territoires.
Dans cette « France périphérique », l’importance du secteur public joue-t-il un rôle sur les niveaux de mobilisation ?
Achille Warnant : Effectivement, un certain nombre de villes préfectures, plus que de sous-préfectures, ont un taux d’emploi public très important par rapport à la moyenne. Je pense à Nevers ou Mende (Lozère), avec un vivier d’emplois publics très important. Dans la fonction publique, le taux d’encadrement syndical est un petit peu plus élevé, donc cela peut jouer, d’autant que tous les syndicats sont opposés à cette réforme. Il faut aussi rappeler que dans la fonction publique, il y a eu en janvier 2022 le passage aux 1607 heures. Les fonctionnaires doivent travailler plus longtemps dans l’année et plus longtemps dans leur carrière.
Hugo Touzet : Dans le public et le privé, l’opposition est à peu près équivalente. Mais il faut distinguer opposition à la réforme et mobilisation à travers une manifestation ou une grève. La stabilité du secteur public permet peut-être un engagement plus important, surtout pour les cadres ou les professions intermédiaires. Certains secteurs sont particulièrement concernés : l’éducation, la recherche, la culture, la santé. Dans une préfecture avec un hôpital ou un lycée, les populations sont plus à même de se mobiliser.
« Il faut avoir en tête que se mobiliser contre une loi représente aussi un coût économique, symbolique et de rapport à l’employeur. »