Cinéma : la crise des scénarios français
Jean Gabin rappelait souvent qu’un bon film suppose premièrement une histoire, deuxièmement une histoire, troisièmement une histoire. Àctuellement le cinéma français connaît une certaine crise du scénario par Jérôme Lachasse sur BFM.
Jugé attendus et sans ambition, le cinéma français semble en décalage avec les attentes du public. La faute aux scénaristes? Ou à un système formaté qu’il faut repenser?
Bâclés, caricaturaux, peu ambitieux… À en croire leurs détracteurs, les scénarios des films français cumulent toutes les tares. C’est même devenu une source récurrente de blagues sur les réseaux sociaux, et un cliché dans la presse. « Le scénario, laissé-pour-compte du cinéma français », titrait déjà en 2014 Le Figaro. Malgré quelques exceptions, comme La Nuit du 12, cet été, ce point de vue a durablement imprégné le public.
Les comédies populaires pas plus que les films d’auteur ne font aujourd’hui recette, et semblent plus que jamais éloignés de ses attentes. « Le dernier Desplechin [Frère et sœur] a exercé un pouvoir de fascination sur moi, parce que presque tout – l’intrigue, la caractérisation des personnages, les dialogues – sonnent comme de la science-fiction à mes yeux », assume ainsi le scénariste Robert Hospyan. « Je comprends que l’on puisse trouver ça rédhibitoire. »
« On a souvent l’impression de films qui ne s’adressent pas au public », acquiesce Liam Engle, lecteur de scénarios et réalisateur. « Quand j’ai vu la bande-annonce du Serge Bozon [Don Juan avec Virginie Efira et Tahar Rahim], je me suis demandé si les gens qui l’avaient fait vivaient dans une bulle et s’ils avaient conscience de la caricature presque digne des Inconnus qu’ils étaient en train de générer. »
Ce décalage est accentué par l’émergence depuis 15 ans dans les séries, d’une écriture de très grande qualité, qui fait défaut à beaucoup de films. « On peut faire la même critique au cinéma américain », modère Alexandre de la Patellière, co-scénariste du revival des Trois Mousquetaires qui sortira en 2023. « On est trop sévère sur le cinéma français, qui ne cesse de se battre pour produire des œuvres très différentes. »
« Le mouvement général est très bon », renchérit la scénariste Fadette Drouard (Patients, Hibou), qui siège également à l’aide au développement au CNC: « Il y a beaucoup de vitalité. Il y a une nouvelle génération qui n’a plus envie de rentrer dans les cases. Il n’y a que des gens qui se torturent la tête pour raconter au mieux leur histoire et faire quelque chose que les gens aient envie de voir. »
Anna Marmiesse, lectrice de scénarios, le confirme: « Une bonne idée bien développée, une finesse dans la caractérisation des personnages, une acuité dans le regard sur la société d’aujourd’hui, un sens du gag efficace… Tout cela existe et revient régulièrement. Simplement, ce ne sont pas forcément ces scénarios qui sont produits, et ce pour diverses raisons. »
Mais avec trop de films en projet, et pas assez de producteurs pour les développer, la situation devient intenable. Pour éviter un potentiel échec, de nombreux films « jugés trop médiocres pour la salle, comme Connectés ou Flashback« , ont terminé sur Prime Vidéo, « devenu le dépotoir des pires projets », selon une figure du milieu. Mais là aussi, « les options sont en train de se réduire », prévient Fadette Drouard.
A quoi juge-t-on un bon scénario? « Pour moi, c’est une bonne histoire qui fait le lien entre la subjectivité de l’auteur et la subjectivité du spectateur », assure le scénariste Ludovic du Clary. « C’est à la fois une caractérisation fine des personnages, des rythmes, un morceau d’universalité et des enjeux », estime de son côté l’universitaire Pierre-William Fregonese, auteur de Raconteurs d’histoires (Pix’n Love).
« Un scénario, c’est une structure. C’est ce qu’il y a de plus important et peu savent le faire », insiste le scénariste Laurent Vachaud. « Un très bon scénario est souvent peu spectaculaire à la lecture. Il faut qu’il puisse titiller l’imaginaire de ceux qui vont succéder au scénariste. Dans les grands scénarios, il y a souvent des béances, des choses qui ne sont pas expliquées. Si vous expliquez tout, c’est la mort du scénario. »
François Civil dans « Les Trois Mousquetaires » © Pathé
Malgré ses exigences, le métier de scénariste reste « peu gratifiant », et souvent éclipsé par celui de réalisateur. Car chaque cinéaste se rêve scénariste, même s’il n’en a pas les capacités, déplore encore Laurent Vachaud: « C’est très rare, les réalisateurs qui sont eux-mêmes scénaristes au même titre qu’un scénariste. La plupart ne sait pas écrire, même s’ils sont crédités au scénario de leurs films. »
Cette situation n’est pas aidée par une industrie où cohabitent deux types de projets aussi différents que formatés: d’un côté les comédies populaires faites pour le prime-time et de l’autre les films d’auteur davantage écrits pour les comités de lecture que pour le public. « On a développé une culture du script qui est plus forte dans son évaluation que dans son écriture », résume François Clerc, patron d’Apollo Films.
Un scénario reste « un objet transitionnel », complète Alexandre de la Patellière. « Quand vous êtes scénariste, vous êtes la personne la plus importante d’un film jusqu’à ce que vous en deveniez la moins importante. » « En France, l’histoire n’est jamais mise en avant comme l’un des ingrédients clefs de la réussite – artistique – d’un film », regrette Ludovic du Clary. « L’accent est mis sur l’esthétique, la déconstruction des récits. »
C’est le paradoxe du scénario: pour obtenir les financements des chaînes de télévision, les principaux argentiers du cinéma français, un script doit être à la fois innovant et familier. Il doit donc s’appuyer sur des schémas éculés, comme les chocs culturels (Paris vs. province, banlieue vs. beaux quartiers) ou les conflits de générations (écoliers vs. retraités, jeunes parents vs. beaux-parents).
De quoi créer des frustrations. « Les scénaristes ne savent parfois plus où donner de la tête », reconnaît Anna Marmiesse. « J’ai besoin qu’on me raconte des histoires, qu’on me fasse voyager. J’ai l’impression que c’est un truc que l’on a un peu perdu », critique Sabrina B. Karine, qui a écrit le film de SF La Dernière Vie de Simon. « En France, il y a une frilosité sur l’ambition. »
« Ce n’est pas tellement qu’il n’y a pas d’ambition », répond Robert Hospyan. « C’est qu’il y a des scénaristes qui vont essayer de donner aux producteurs ce qu’ils veulent. Il y a un moment où certains scénaristes savent aussi comment le système fonctionne et où même ceux qui aspirent à faire des choses originales sont obligés de se tourner vers des schémas connus pour réussir. C’est inévitable. »
« Les producteurs et productrices sont la plupart du temps de bonne volonté », modère Anna Marmiesse. « Ils et elles veulent voir aboutir les projets et donc trouver de l’argent pour ce faire. Ce qui implique que parfois, ils cherchent à pousser les scénaristes dans un sens qui selon eux plaira aux financeurs ou au public. » Il ne faut jamais oublier que le cinéma est au croisement d’une industrie et d’un art: « Être scénariste, ça veut aussi dire être une sorte de technicien », martèle Laurent Vachaud.
« Je n’ai jamais trouvé dans mon expérience – qui n’est que la mienne – de grand satan que ce soit chez les chaînes ou chez les distributeurs », ajoute Alexandre de la Patellière. « Personne n’impose de schémas. Il se trouve que l’on retrouve les mêmes schémas dans la dramaturgie depuis des siècles. Le marché a toujours été celui-là: il y a toujours eu des films qui se ressemblent. »
Reste que le cinéma français est le champion du concept aguicheur mal exploité. « Un peu trop souvent à mon goût au cinéma, je me dis qu’une ou deux versions de plus n’auraient pas fait de mal », désespère Sabrina B. Karine. « Il y a toujours ce moment, dans la seconde partie du second acte, où on sent que les auteurs galèrent à arriver jusqu’au climax, qui est souvent un peu mieux, ou moins pire », regrette Liam Engle.
Ce dernier regrette fréquemment des « dialogues mal écrits » et une « réticence à l’efficacité »: « On retrouve souvent des répliques ambiguës avec entre parenthèses, ‘en colère’ ou ‘blagueur’. Un autre fléau que je remarque souvent en France est la présence de points de suspension à la fin des répliques. Ça témoigne d’une volonté de réalisme, mais ça crée dans la grande majorité des cas des répliques molles. »
« Il n’y a pas de bon ou de mauvais script. Il n’y a que des scripts qui sont prêts ou pas prêts », abonde le distributeur François Clerc. Certains producteurs sont plus efficaces que d’autres à développer des scénarios. C’est le cas de Nicolas et Éric Altmayer (OSS 117, Pattaya). « Quand un script sort de chez eux, il est tournable », assure François Clerc. Inversement, certains scénarios médiocres écrits par des stars bankables sont produits pour ménager leur susceptibilité et éviter la fin d’un fructueux partenariat.
Mais au fil des années, une qualité d’écriture s’est perdue. Jean-Loup Dabadie et Jean-Claude Carrière n’ont pas d’équivalent de nos jours. « Un certain type d’artistes a disparu », constate Laurent Vachaud, qui lie la qualité déclinante des films à la perte d’intérêt du public pour le 7e Art. Les résidences d’écriture peuvent aider à faire éclore de nouvelles plumes. « Ça fait du bien de parler entre nous », se réjouit Fadette Drouard.
Moins pessimiste, Ludovic du Clary estime qu’il faut du temps pour devenir bon scénariste et savoir écrire une histoire qui va accrocher le public: « Il faut une bonne dizaine d’années ». Puis il y a l’imaginaire des auteurs, leur sens de la comédie et du suspense, la poésie de leurs dialogues, glisse Alexandre de la Patellière: « Ce sont des choses qui se construisent, mais qui ne s’apprennent pas complètement. »
Mais contrairement aux Etats-Unis, où l’histoire est reine, le scénario répond à beaucoup moins d’exigences en France: « On peut financer une comédie de 125 pages sans aucun problème, et ça pose problème », révèle Liam Engle. « C’est l’héritage de la Nouvelle Vague où on préfère suivre le mouvement naturel de l’histoire au lieu de proposer un récit mécanique. Du coup, on se retrouve avec des dialogues écrits au fil de l’eau. »
Ce qui explique pourquoi les corrections suggérées par les lecteurs de scénarios ne sont pas toujours prises en compte. Si des « blagues beaufs et racistes » ont pu être retirées de Maison de retraite, le dernier acte « imbitable » de Bac Nord, « où le film se dégonfle », n’a pas été changé, se souvient une autre figure de la profession: « C’était l’un des péchés du scénario et ça ne l’a pas empêché de faire deux millions d’entrées. »
La qualité d’un scénario est aussi toujours tributaire des conditions dans lesquelles il a été écrit, souligne François Clerc: « Le script passe par trop de mains aujourd’hui: le distributeur, le producteur, les chaînes de télé et depuis un an les plateformes sans oublier les Sofica (sociétés de financement, ndlr) et les régions, qui peuvent apporter jusqu’à 10% du budget d’un film. Les scripts changent de décor en fonction de la région qui les soutient. »
Difficile dans ces conditions de conserver l’âme d’un projet. Quand on crie au loup, une comédie familiale co-écrite par Robert Hospyan, a ainsi beaucoup perdu en humour au fil de la production. Une blague sur Johnny Hallyday a notamment été coupée. « On nous dit que ça n’allait pas être compris par le public », soupire-t-il. Du projet d’origine il ne reste dans le produit fini que la structure de l’histoire.
« Il y avait peut-être trop de personnes à contenter », analyse le scénariste. « Il y avait des réunions où il y avait une responsable de développement, un producteur, un consultant en scénario, des scénaristes et un réalisateur. C’était une usine à gaz. Ce n’est pas possible d’arriver à un résultat. Ce n’est pas comme ça qu’on fait un film. »
Ce type de parasitage est un problème récurrent. Il se souvient de l’ajout d’un « sous-entendu un peu homophobe » à un projet de comédie dramatique qu’il a écrit il y a cinq ans: « Il leur fallait un personnage de ‘folle’, pour répondre à des clichés de comédie. » « Le souci d’éviter les blagues de ce type n’est pas au cœur des préoccupations des chaînes lorsqu’elles sélectionnent un projet… », confirme Anna Marmiesse.
Et une fois l’écriture terminée, le script peut changer une nouvelle fois lors du tournage ou de la post-production (scènes supprimées, répliques improvisées, choix de montage). Un film n’est pas toujours le reflet de son scénario.
Face à la complexité de monter les projets, le scénario est souvent le premier élément sacrifié. Certains projets se montent si vite qu’il faut tourner alors que la dernière version du script n’est pas complètement satisfaisante. « Un producteur m’a dit un jour qu’il voulait tourner l’été prochain et me demandait d’écrire un script en quatre mois », se souvient Sabrina B. Karine. « C’était tourner pour tourner. Ce n’est pas possible. »
« Notre politique de natalité des films fait qu’à un moment donné on fait des films pour remplir un line-up », reconnaît François Clerc. Dans la plupart des cas, le choix de tourner est fait pour éviter de perdre la star bankable et de devoir attendre trois ans qu’elle soit à nouveau disponible, note le distributeur: « Au moment où le script arrive dans vos mains, c’est un train qui part. Il n’y a rien de plus difficile que de le freiner. »
Des conditions de travail rudes, aggravées par une rémunération faible, qui contraint les scénaristes à multiplier les missions (script doctor, prof, lecteur) pour maintenir une régularité financière. Le salaire d’un scénariste est versé par palier, à chaque étape de l’écriture (synopsis, traitement, première version de continuité dialoguée, etc.). En cas d’abandon du projet, seules les premières échéances, assez faibles, sont versées.
« Quand on signe un contrat, on signe pour un montant défini, par exemple 50.000 euros. Sur ces 50.000 euros, il y a une grosse partie de la somme – on va dire environ 50%, parfois plus, parfois un peu moins – qu’on ne touche qu’à la mise en production, soit à l’embauche des principaux chefs de poste, soit au plus tard au premier jour de tournage. Généralement, c’est au premier jour de tournage, voire au cinquième », détaille Robert Hospyan.
Sachant que l’écriture d’un scénario peut s’étaler sur plusieurs années, il est difficile d’en vivre. « J’ai mis trois ans pour gagner des sous », se souvient Sabrina B. Karine. « J’étais au RSA, avec les APL. » « En moyenne, les scénaristes sont payés 10.000 euros par an », complète Ludovic du Clary. « Quand vous êtes payé 3.000 euros pour le synopsis sur lequel vous avez passé six mois, ce n’est pas assez. »
« Le problème, c’est [que les producteurs] exploitent la passion des gens », dénonce Laurent Vachaud. « Ils exploitent l’idée que les gens sont prêts à tout pour voir leur film se tourner. Ils peuvent être prêts à être payés au lance-pierre, à y mettre beaucoup de leur temps libre. C’est complètement crapuleux. Il y a des cantiniers qui sont mieux payés que des scénaristes sur certains films et ce n’est pas sérieux. »
Pourquoi est-ce si mal payé? « Parce qu’il faut payer le scénario alors qu’il n’y a pas encore de budget! », répond-t-il. « Il faut souvent payer de sa poche, avec les subventions, avant que l’on sache si le film peut se faire. Ça ne va pas chercher loin. Ça peut être un investissement à perte. Personne ne veut dépenser de l’argent pour rien. » Le scénario ne représente souvent que 3% du budget final d’un film.
Pour Ludovic du Clary, il y a une corrélation directe entre ce mode de financement et les scénarios bâclés. « Il y a un sous-financement chronique dans le cinéma, notamment au début des écritures. Et quand on est scénariste, on sait à quel point les débuts sont fondamentaux. Comme on construit la vision du film, c’est beaucoup de discussions, ça prend du temps, pendant lequel on n’est pas payé. »
Une situation liée à la SACD (société des auteurs et compositeurs dramatiques), qui ne reconnaît pas la notion de rémunération du travail en amont, mais l’œuvre finie. Plusieurs syndicats (la Guilde des scénaristes, le SCA, la FAMS) et organisations culturelles (La Cité Européenne des Scénaristes) se mobilisent pour obtenir une meilleure considération et une meilleure rémunération. Mais impossible de les unifier pour le moment.
Écrire un scénario requiert une force mentale qu’aucune école ne peut apprendre. « C’est vraiment un sacerdoce », insiste celui qui a consacré quatre ans à écrire Paternel, un drame avec Grégory Gadebois et Géraldine Nakache qui sortira en 2023. « À la télévision, vous avez beaucoup moins de liberté, mais vous gagnez beaucoup mieux votre vie et vous avez plus de travail. Le cinéma, c’est vraiment pour les warriors. »
Il y a toujours une part magique dans la création d’un film, qui rend sa réussite miraculeuse. « C’est un peu la chance de ce métier », insiste Alexandre de la Patellière. « Il y a une forme de justice. On doit toujours revenir à des choses qui nous touchent pour qu’elles fonctionnent. Il faut aimer les films qu’on écrit, et après on voit si ça plaît. On ne sait jamais ce que les films vont devenir. On construit des prototypes. »
« La seule chose que l’on puisse faire pour essayer que les gens aillent voir nos histoires, c’est de leur faire une promesse forte, et de tenir nos promesses », conclut Fadette Drouard. Deux sérieux candidats se profilent dans les prochaines semaines: L’Origine du mal, thriller implacable avec Laure Calamy, et Jack Mimoun et le secret de Val Verde, comédie d’aventure signée Malik Bentalha.