Le cauchemar du chauffeur Uber
Par Lucie Enel, Université du Québec à Montréal (UQAM)
À la mi-juin, la plate-forme Uber a étendu ses services à tout le territoire québécois. À l’échelle mondiale, la multinationale est implantée dans près de 10 000 villes et 71 pays, et compte plus de 3,5 millions de travailleurs.
Ce modèle, basé sur le travail à la demande et la distribution algorithmique des tâches, transforme fondamentalement les manières de penser, de faire et d’organiser le travail, individuellement et collectivement.
L’étendue du service Uber à l’ensemble de la province offre l’occasion de se pencher sur la réalité du travail de ces milliers de chauffeurs et livreurs du Québec. À quoi ressemble leur travail au quotidien ? Comment créent-ils des liens sociaux ? Afin de tenter de répondre à ces questions, j’ai effectué de l’observation sur des groupes Facebook de chauffeurs et interrogé une cinquantaine de travailleurs Uber du Québec.
Doctorante en communication à l’UQAM et étudiante chercheure à l’INRS, ma thèse se penche sur leur profil et leurs motivations, le rapport qu’ils entretiennent au collectif et à la mobilisation et plus globalement les enjeux psychosociaux du travail médié par les algorithmes.
Bien que les travailleurs Uber soient amenés à croiser de nombreuses personnes au quotidien (clients, restaurateurs, passagers), leur activité est essentiellement solitaire sur le plan professionnel. D’une part, leur travail se déroule sans jamais rencontrer un humain de chez Uber ; leur inscription sur la plate-forme s’effectue en ligne, et leurs tâches quotidiennes leur sont distribuées par un algorithme via l’application.
Si un problème les pousse à contacter le service technique de la compagnie, les personnes avec qui ils échangent sont situées dans des centres d’appels délocalisés à l’extérieur du pays. Qui plus est, les réponses qu’ils obtiennent sont le plus souvent formatées par des scripts, prolongeant ainsi le rapport robotisé au travail.
Concernant les quelques moments où les travailleurs peuvent se croiser, dans les restaurants en attendant les commandes ou dans la zone d’attente de l’aéroport, les interactions se résument à des formules de politesse ou à des échanges brefs à propos du nombre de commandes obtenues dans la journée, comme l’exprime Katia, livreuse Uber Eats à Montréal :
Quand je croise un autre livreur, je lui dis « Salut ! Ah Uber, ça roule ce soir ! » ou « Ça roule pas », puis c’est tout. Après, je m’en vais et j’ai peu de chances de le revoir. Si je le recroise, je lui dis bonjour, mais je connais même pas son nom.
Certes, les groupes Facebook de chauffeurs Uber constituent un lieu d’échange pour partager des informations et ventiler à propos de situations frustrantes. Cependant, ces espaces jouent un rôle très limité dans la construction d’un collectif, se révélant inadéquats pour des conversations élaborées sur le travail.
L’architecture des groupes favorise les interactions sur un temps court, les publications s’évanouissant rapidement dans le fil de discussion. Des échanges constructifs demanderaient des conversations sur un temps long, dans un climat d’écoute et de confiance. Or, la compétition ressentie par les chauffeurs conjuguée au mode d’interaction bref et anonyme des réseaux socionumériques contribue plutôt à un climat hostile, comme le dit Diane, livreuse Uber Eats à Laval :
Je pense que les commentaires négatifs sont faits pour décourager les autres parce que c’est pas un groupe où on s’encourage, c’est un groupe où on essaie de décourager les autres parce que c’est la compétition. Moi si je veux gagner ma vie, faut que je pogne plus de courses que toi.
Étonnamment, cette absence de collectif n’est globalement pas perçue comme un manque par la plupart des travailleurs interrogés dans le cadre de ma thèse. Malgré des conditions de travail difficiles sur lesquelles ils n’ont pas de contrôle, les travailleurs n’ont pas tendance à se tourner vers le rassemblement et la mobilisation dans le but d’établir un rapport de force avec Uber.
À l’inverse, le collectif est plutôt perçu comme une menace pour la plupart d’entre eux. Le climat compétitif ressenti par les chauffeurs les pousse à développer tout un répertoire de tactiques et de bricolages individuels pour se démarquer des autres, comme en témoigne Bertrand, chauffeur Uber à Québec.
On va tous sur le groupe Facebook pour la même chose, trouver des semblables et voir s’ils peuvent nous donner des trucs et des astuces pour mieux comprendre comment ça marche, avoir des informations. Mais on comprend vite que non, on est tous dans le même bain, on est tous là pour travailler pour notre poche.
Parmi les tactiques utilisées pour optimiser leurs revenus, certains chauffeurs vont par exemple appeler le client pour connaître sa destination avant d’aller le chercher. S’ils jugent que la course est trop peu rentable au regard de la distance à parcourir jusqu’au client, ils annuleront la course. D’autres encore utilisent deux téléphones pour conserver un accès à la carte indiquant où se situent les zones de majoration pendant qu’ils réalisent une course.
Dans ce contexte, un collectif de travail qui proposerait d’harmoniser les pratiques et de remplacer les tactiques individuelles par des stratégies collectives, s’apparente pour bien des travailleurs à une perte de leur avantage concurrentiel.
Maintenant que les luttes des chauffeurs Uber contre les taxis, la Ville de Montréal et le gouvernement se sont épuisées avec l’adoption de la loi 17 en 2020, il n’existe plus pour eux d’ennemi commun.
Pour se définir, ils doivent maintenant se construire une identité à partir de leur propre groupe d’appartenance. Or, lorsqu’ils se comparent à leurs collègues, ils ont tendance à le faire par la négative. Ils cherchent à se détacher de la figure du chauffeur précaire et miséreux qui travaille 60 heures par semaine, ou encore de celle du chauffeur victime qui ne sait pas utiliser l’application intelligemment. Ainsi, les travailleurs Uber partagent une pratique commune, sans toutefois faire partie d’une communauté caractérisée par un sentiment d’appartenance.
L’organisation du travail du modèle Uber, en atomisant les travailleurs, les amène à se définir exclusivement par rapport à eux-mêmes, engendrant plusieurs conséquences.
Chacun doit apprendre seul comment fonctionne l’activité et se débrouiller avec ses propres défis, en bricolant ses propres tactiques, sachant que tous les chauffeurs n’ont pas les mêmes ressources. Par ailleurs, sans possibilité de rassemblement et de dialogue, les travailleurs sont privés de l’occasion de développer une réflexivité critique collective sur leurs conditions de travail. L’absence d’échanges, d’écoute et de présence à l’autre entrave toute relation significative et toute solidarité ; l’activité est réduite à son seul rapport à l’objet technique.
De fait, sans pouvoir d’agir collectif face à une organisation du travail rigide et intransformable, les dysfonctionnements et les problèmes de santé des travailleurs sont toujours traités comme des réalités singulières plutôt que relevant de l’organisation du travail, comme le dit Kader, chauffeur Uber à Montréal :
Je ne me suis jamais vidé le cœur sur le groupe Facebook. Quand je fais un simple commentaire, je me sens attaqué par d’autres. Souvent, des chauffeurs qui parlent honnêtement se font attaquer verbalement. Il y a des souffrances parmi les chauffeurs, on pourrait en discuter. Mais le climat sérieux que ça demanderait, ça n’existe pas dans le groupe.
Les profils de chauffeurs Uber québécois sont très variés. Par exemple, l’impossibilité de négocier les faibles revenus n’a pas les mêmes conséquences pour un ingénieur en Tesla qui exerce l’activité 3 heures par semaine dans le but de se changer les idées, ou pour un immigrant qui travaille 60 heures par semaine pour faire vivre sa famille.
Si l’activité Uber constitue un complément de revenu pour certains individus, le modèle exploite aussi la précarité existante d’une partie de la population ; chez ceux qui exercent l’activité comme seule source de revenus, il s’agit le plus souvent d’un choix faute de mieux.
Bien que la majorité des chauffeurs interrogés, tous profils confondus, n’aspirent pas à devenir salariés et se montrent frileux à l’idée de se syndiquer, nombreux sont ceux qui déplorent les faibles revenus et le manque de transparence de la plate-forme relativement au fonctionnement de l’algorithme et du système de rémunération.
Devant cette situation, ils voient dans le gouvernement la seule partie prenante qui soit réellement en mesure d’instaurer un rapport de force avec Uber afin de forcer la plate-forme à offrir de meilleures conditions de travail à ses chauffeurs.
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Par Lucie Enel, Doctorante en communication, Université du Québec à Montréal (UQAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.