La légitimité du régime présidentiel de la Ve République est questionnée depuis longtemps. Mais, jusqu’à l’été 2022, ses partisans avaient beau jeu de vanter la stabilité gouvernementale qu’elle offrait. Or cette stabilité a disparu : François Bayrou, ne semble pas plus assuré de rester en poste que son prédécesseur, Michel Barnier. Alors, est-ce le moment d’envisager sérieusement un changement de constitution ? La disparition du « fait majoritaire » aux élections de juin 2022 nous a plongés dans une période d’instabilité que la dissolution de l’Assemblée nationale, deux plus tard, est loin d’avoir résolue. Depuis l’élection de la nouvelle assemblée en juillet 2024, on observe au contraire une exaspération de la crise institutionnelle, avec le vote, pour la première fois depuis soixante ans, d’une motion de censure d’un gouvernement – celui de Michel Barnier, le 4 décembre. Pourtant, alors que la représentativité de nos institutions ne cesse de s’amoindrir, l’Élysée semble vouloir garder le cap de sa politique. La chambre basse, élue directement par le peuple, est aux deux tiers hostile à cette politique. Mais le président a les moyens de passer outre en maintenant un gouvernement compatible avec la ligne qu’il défend et en nommant en conséquence des premiers ministres qui, à l’image de Michel Barnier ou de François Bayrou, sont issus de groupes parlementaires minoritaires. Il fait ainsi la démonstration ad nauseam du potentiel de « coup d’État permanent » que permet l’actuel régime, dénoncé en son temps par un certain François Mitterrand. Dans ce contexte, nombreux sont aujourd’hui les chercheurs, mais aussi les mouvements citoyens, qui en appellent à un changement de Constitution, sans parler des candidats qui font cette proposition à chaque élection présidentielle. Faut-il sortir de la Ve République ? La crise actuelle réactive cette question de façon pressante.
par
Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Charlotte Girard, Professeure de droit public, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières dans The Conversation
Dans une société démocratique, les textes constitutionnels visent à encadrer l’action du pouvoir de sorte à garantir qu’il s’exerce conformément à la volonté du peuple souverain. Cela passe en France, en particulier, par le fait que les gouvernants respectent les droits fondamentaux et par l’interdiction de concentrer le pouvoir dans les mains d’un seul, comme le rappelle la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 :
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »
C’est donc moins à sa capacité à assurer la stabilité du régime, qu’à la façon dont elle garantit – ou non – la représentativité des institutions qu’il faut juger une Constitution.
Or, de ce point de vue, la Constitution de la Ve République ne remplit pas véritablement sa fonction. Quand, scrutin après scrutin, le taux de participation électorale ne cesse de s’effriter, quand la composition sociale de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais également, de plus en plus, de leurs électeurs, ne reflète qu’une minorité de la société française – l’Assemblée nationale ne compte que 4,6 % d’employés et aucun ouvrier alors que ces catégories socio-professionnelles sont majoritaires) – quand la révolte des classes populaires en « gilets jaunes » de l’hiver 2018 tourne aussi rapidement à la confrontation violente, que reste-t-il de la représentativité des gouvernants ?
Certes, la Constitution ne saurait être la seule explication à cette crise institutionnelle. Mais en raison de sa fonction d’organisation de l’exercice du pouvoir d’État, elle en est nécessairement l’une des plus déterminantes.
Depuis 1958, la Constitution organise invariablement une hégémonie du pouvoir exécutif au sein de l’appareil d’État.
Moins de la moitié des lois adoptées sont d’origine parlementaire alors que les propositions de loi sont beaucoup plus nombreuses que les projets de loi d’origine gouvernementale.
Toute une série de dispositifs constitutionnels accumulés au cours de la longue existence du régime ont donné à ce dernier une légitimité passant désormais exclusivement par le président de la République, quitte à enjamber le pouvoir législatif. On pense ainsi à l’abandon de l’investiture obligatoire des gouvernements, au pouvoir de révocation du gouvernement par le président, au fait majoritaire renforcé par le quinquennat rendant fictive la responsabilité gouvernementale et improbable une nouvelle cohabitation.
S’y ajoutent un mode de scrutin très majoritaire et une opportune « inversion du calendrier » qui a consolidé la subordination de la majorité parlementaire au pouvoir exécutif. Ainsi dépossédé de l’essentiel de sa fonction, le parlement ne peut plus être le lieu privilégié du débat public sur les grandes orientations politiques de la Nation, un lieu où s’exprimerait une réelle diversité de points de vue.
La situation du pouvoir judiciaire n’est guère plus enviable. Ravalé au rang de simple « autorité » dans les termes de la Constitution elle-même, il n’est pas suffisamment à l’abri de l’influence du gouvernement, qui conserve la main sur les nominations des magistrats. Or le degré d’indépendance de la Justice conditionne directement l’effectivité des droits et libertés des citoyens.
Mais cette subordination des pouvoirs législatif et judiciaire serait impossible sans la domination exclusive du pouvoir présidentiel que permet le texte constitutionnel.
Le président de la République concentre en sa personne un nombre de prérogatives sans commune mesure avec ce qui se pratique dans les autres États européens dont la plupart relèvent d’une tradition parlementaire, mais, également, outre-Atlantique, où le régime présidentiel oblige toujours le chef de l’exécutif à composer avec les autres pouvoirs. Le locataire de l’Élysée, lui, est non seulement le chef de l’État, supposé garant des institutions, mais aussi le chef du gouvernement, dont il nomme et révoque discrétionnairement les membres.
Irresponsable en tout, en ce sens qu’il n’a de comptes à rendre à aucun autre pouvoir et notamment devant le Parlement, puisqu’il a le pouvoir de le dissoudre à sa guise.
L’article 16 de la Constitution lui donne en outre la possibilité de s’arroger les pleins pouvoirs s’il estime – seul – que sont menacées « les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ». D’autres prérogatives pour lesquelles le chef de l’État n’a aucune autorisation à demander sont énumérées dans la constitution qui, toutes, tendent à un exercice vertical et autoritaire du pouvoir. Depuis l’inscription dans la constitution de la désignation du président au suffrage universel direct en 1962, sa légitimité est d’ailleurs réputée incontestable.
Le pouvoir du président est littéralement illimité puisqu’il s’exerce sans que puissent s’y opposer ni les autres pouvoirs ou autorités constitués. Si la destitution semble la seule limite, elle demeure d’usage assez improbable dans la pratique.
Ni le pouvoir législatif ou judiciaire, ni le peuple lui-même, à l’occasion d’une élection intermédiaire défavorable ou d’un référendum négatif ne peuvent donc s’opposer à la volonté du président. Tout dans le texte de la Constitution concourt à en faire un dirigeant sans partage, contrairement à l’idée que l’on peut se faire d’un régime démocratique où le peuple demeure souverain même entre deux élections présidentielles.
Le texte constitutionnel organise enfin une très large centralisation du pouvoir assurant l’hégémonie de l’État central sur toutes les autres institutions publiques.
En dépit des réformes intervenues depuis 1982, les collectivités locales n’ont qu’un pouvoir d’influence très limité dès lors que leurs dotations restent essentiellement décidées par le ministère des finances.
Sur fond d’austérité budgétaire persistante, la décentralisation s’est ainsi régulièrement traduite par le recul des services publics qui leur étaient confiés. Il en est de même pour d’autres organismes publics censément indépendants et officiellement investis d’une fonction de contre-pouvoir, mais qui, à l’image de l’Université ou de la Justice, ne sont pas dotés des moyens à la hauteur de leurs missions.
C’est dire si, d’un point de vue démocratique, les raisons pour modifier profondément la Constitution et changer de régime ne manquent pas, que l’on en appelle ou non à une « VIᵉ République ».