À l’heure où ces lignes sont écrites, la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République au soir du résultat des élections européennes peut déboucher sur de multiples scénarios. Les trois plus probables sont une majorité absolue pour le Rassemblement national (RN), une majorité relative pour ce même parti, ou une avance du Nouveau Front populaire (NFP) sans majorité absolue. Les sondages peuvent se tromper. Mais dans les trois cas évoqués ci-dessus, le président devra travailler avec un nouveau premier ministre, dans des conditions nouvelles par rapport à ce qu’il a connu depuis son arrivée à l’Élysée en 2017. Une quatrième cohabitation est donc possible. Une crise politique faute de majorité dans une Assemblée introuvable, aussi. Et même un refus du camp arrivé en tête d’assumer le pouvoir et d’occuper l’Hôtel Matignon (Jordan Bardella, président du RN, l’a laissé entendre au cours de la campagne électorale). Dans un monde marqué par une insécurité croissante (guerre ukrainienne, situation au Proche-Orient, menaces sur Taïwan…) et par des urgences globales (réchauffement climatique, craintes financières, dossiers environnementaux ou migratoires…), le risque de paralysie française – car il s’agit bien de cela – tombe au mauvais moment.
par Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA) dans The Conversation
La Ve République a déjà connu trois cohabitations : quelles leçons en tirer ? D’autres pays ont continué d’exister sur la scène mondiale en dépit de longs blocages institutionnels : comment ont-ils traversé cette épreuve ? Les drames du monde n’attendront pas la France pour continuer leur trajectoire : comment les prochains dirigeants français les aborderont-ils ?
La défaite du Parti socialiste du président François Mitterrand aux élections législatives de 1986 fut une première pour la Constitution imaginée par le général de Gaulle. En installant Jacques Chirac à Matignon, et avec lui un gouvernement de droite pour travailler avec un président de gauche, les électeurs ont mis les deux hommes comme les institutions à l’épreuve.
Les escarmouches furent nombreuses. La double présence du président et du premier ministre au sommet du G7 à Tokyo en mai 1986 donna lieu à un casse-tête protocolaire, et accessoirement à une photo baroque, sur laquelle Jacques Chirac figurait, mais légèrement à l’écart des autres chefs d’État et de gouvernement. La France affichait sa singularité, pas nécessairement pour le meilleur. La guerre de la course à l’information entre le Palais de l’Élysée et le quai d’Orsay fit rage, chacun souhaitant obtenir les éléments d’actualité internationale avant l’autre.
On retient plusieurs leçons de cette première cohabitation. En premier lieu, malgré les obstacles, la France ne disparut pas du monde. Un ministre de consensus, Jean-Bernard Raymond, proche de Jacques Chirac mais peu politique et surtout diplomate chevronné, pilota la diplomatie française pendant deux ans, avec des dossiers difficiles, comme les suites de l’affaire du Rainbow Warrior (sabotage d’un navire écologiste par les services français en 1985 dans un port néo-zélandais).
Ensuite, les institutions ne tranchent pas sur la conduite à suivre en matière de politique extérieure. Le président et le premier ministre ont des prérogatives propres. Le président assure le fonctionnement des pouvoirs publics, il est garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités (article 5), il accrédite les ambassadeurs (article 14). Il est le chef des armées (article 15). Mais le premier ministre et son gouvernement déterminent et conduisent la politique de la nation (article 20). Il n’y a donc pas de « domaine réservé » qui tienne. Tout se joue dans la pratique, et dans la volonté des protagonistes de protéger les intérêts du pays, ou au contraire de s’entredéchirer au vu et au su du reste du monde.
Second septennat, seconde défaite législative du président Mitterrand, et deuxième cohabitation, de 1993 à 1995. L’affrontement ne se déroule plus entre le président, malade et qui ne se représentera pas, et son premier ministre. Mais entre ce dernier, Édouard Balladur, et son rival du même parti, Jacques Chirac. Le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, doit être loyal envers le premier ministre, envers le président et envers l’intérêt national, tout en restant fidèle à Jacques Chirac. Exercice difficile.
La bataille à droite génère rivalités, coups bas et interventions d’autres ministres dans le champ international en vue de l’élection présidentielle (comme Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur et passé au camp balladurien, lors de la prise d’otages de l’Airbus d’Air France en décembre 1994). Une nouvelle fois, le bateau France reste à la surface, mais tangue plusieurs fois en raison des rivalités politiciennes. Des discussions lourdes ont lieu sur des dossiers difficiles, comme l’opération française Turquoise au Rwanda (juin-août1994), mais le public ne le saura que bien plus tard. Le couple exécutif a fonctionné ; la retenue des ministres et des appareils avant l’élection présidentielle, un peu moins.
1997 : Jacques Chirac décide de dissoudre après deux ans à l’Élysée, et quatre ans d’exercice pour l’Assemblée. Il perd les élections et, disposant encore d’un septennat, doit se résoudre à cinq années de cohabitation avec un gouvernement de gauche mené par Lionel Jospin.
Comme en 1986, les deux hommes sont les futurs rivaux pour la prochaine élection présidentielle. Comme en 2024, l’élection ne se déroule pas à la date prévue, mais sur initiative présidentielle. Une fois de plus, la France tient sa place dans le monde, malgré des anicroches : en 2000, le premier ministre juge publiquement que le discours du président sur l’avenir de l’Europe n’engage que lui, et le président tance publiquement le premier ministre sur sa position à propos du Hezbollah libanais. Mais le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, a la confiance des deux hommes, de l’appareil diplomatique, et de l’opinion. Il tient la barre. Avec Alain Juppé, il reste l’un des ministres les plus respectés de la période contemporaine.
Dix jours après les attentats du 11 Septembre, Lionel Jospin, Jacques Chirac et Hubert Védrine ont su parler d’une seule voix pour apporter le soutien de la France aux États-Unis. Christian Lambiotte/Communauté européenne, CC BY-NC
Chaque fois, la France a tenu son rang dans le monde, malgré des dissensions internes. Chaque fois, les acteurs partageaient plus ou moins la même conception du rôle du pays dans le monde, des alliances et des intérêts nationaux. Chaque fois, le ministre nommé aux Affaires étrangères a accompli sa mission dans le sens de ces intérêts nationaux. Chaque fois, le président est resté omniprésent sur la scène internationale. Chaque fois, le premier ministre de cohabitation fut battu aux élections suivantes.
Mais peut-être est-ce autre chose qu’une cohabitation qui nous attend.
Si aucune majorité ne se dégage, si aucun gouvernement possible n’obtient la confiance ou ne survit aux motions de censure, si le parti arrivé en tête refuse d’assumer le pouvoir en raison de calculs politiques, alors la question posée sera non plus de savoir si les acteurs peuvent s’entendre (ils ne se seront pas entendus), mais si le pays peut encore naviguer à l’international dans ces conditions.
Cette situation est arrivée à plusieurs États. Écartons les cas extrêmes : pays en guerre ou en période post-révolutionnaire (l’Iran de 1979 par exemple), forte instabilité (guerre civile, sécession, tensions récurrentes comme au Liban, ou en Irak, sans gouvernement pendant 290 jours en 2011). Excluons aussi le cas des gouvernements locaux (l’Irlande du Nord, restée sans gouvernement en 2018).
Parmi les démocraties contemporaines, deux exemples viennent à l’esprit. Celui de la Belgique, qui connut presque 200 jours sans gouvernement après les élections de juin 2007, puis à nouveau entre 2008 et 2011. L’autre exemple, différent, est celui du blocage politique provoqué aux États-Unis par la procédure du « shutdown », ou « arrêt des activités gouvernementales » de l’administration en cas d’absence d’accord sur le budget au Congrès. Une situation fréquente, vécue 21 fois depuis 1976, notamment en 2018 sous l’administration Trump.
Si le pays a survécu, son influence à l’extérieur s’en est trouvée diminuée. En premier lieu, l’image d’un pays en crise politique nuit à la crédibilité.
Fonctionnant (comme en Belgique) avec des gouvernements qui traitent les affaires courantes, il est difficile pour l’État de se projeter dans l’avenir et de préparer les grandes échéances. Les dirigeants sont considérés comme provisoires, ce qui ne renforce pas leur parole. Faute de projet clairement identifié, les arrière-pensées politiciennes prennent le pas sur les considérations d’intérêt national dans une gestion au jour le jour. Le processus décisionnel lui-même se trouve entravé par des guerres de tranchées entre acteurs rivaux, jusqu’à interrompre l’activité stratégique. Après le refus américain de frapper le régime de Damas en 2013, le président Obama souhaitait entamer une tournée en Asie pour rassurer les alliés des États-Unis, inquiets d’un manque apparent de détermination à Washington. Son voyage, prévu à un moment crucial des tensions internationales, a dû être annulé par le shutdown.
La France de 2024 court-elle les mêmes risques ? En principe, oui.
Dans une cohabitation dure, un gouvernement qui voudrait couper les crédits à l’Élysée, ou simplement proclamer systématiquement que la position du président n’engage que lui, aurait les moyens de le faire. Dans une crise gouvernementale (qui pourrait durer un an puisqu’aucune nouvelle dissolution ne peut être engagée dans cet intervalle), le président resterait le seul point de repère en tant qu’interlocuteur pour l’étranger… mais sans aucun moyen de faire suivre ses déclarations d’effets, puisque sans gouvernement durable ni majorité pour voter quoi que ce soit. La seule planche de salut résiderait dans le sens des responsabilités des acteurs, et dans leur souci de l’image du pays à l’étranger. Au vu du spectacle de ces dernières semaines, rien n’est acquis.
Quittons enfin la question du processus décisionnel pour aborder le contenu de la politique étrangère. Et commençons par un rappel. Depuis 1958 prévaut, tant bien que mal, ce que Hubert Védrine qualifie de « consensus gaullo-mitterrandien », c’est-à-dire une politique étrangère française partagée par la droite modérée comme par la gauche sociale-démocrate, toujours européenne, fidèle à l’Alliance atlantique même si elle sait se montrer critique, ouverte sur le Sud, et respectueuse d’une posture calquée sur le droit international au Proche-Orient : « Israël doit pouvoir vivre en sécurité, les Palestiniens ont le droit à un État ».
Pourtant, en 2017 comme en 2022, au premier tour des élections présidentielles, les candidats remettant en cause ces postures ont totalisé entre 55 % (2022) et 67 % (2017) des voix. Les deux tenants principaux de cette contestation de la doctrine, le RN et La France insoumise (LFI) sont aujourd’hui face à face, sinon seuls en piste du moins en passe de constituer les groupes parlementaires les plus importants.
Tous deux ont remis en question le fonctionnement actuel de l’Union européenne et l’appartenance française au commandement intégré de l’OTAN (voire à l’Alliance atlantique elle-même). Tous deux sont notoirement proches de Moscou, ont exprimé par le passé leur admiration pour Vladimir Poutine, et leur refus de s’engager aux côtés de l’Ukraine (et même, entre les lignes pour certains de leurs membres, leur souhait d’une victoire russe en Ukraine). La perspective d’une victoire de l’extrême droite a d’ailleurs récemment incité un collectif de diplomates à publier une tribune alertant sur les dangers liés à une éventuelle accession du RN aux responsabilités.
En cas d’Assemblée introuvable, les engagements internationaux de la France (y compris l’aide à l’Ukraine) seront remis en cause par l’incapacité de financer des actions ou de s’accorder sur elles. C’est le scénario dangereux de l’immobilisme. En cas de cohabitation, avec un Jordan Bardella à Matignon ou bien un membre de LFI, trois autres scénarios peuvent survenir.
Le premier est celui du compromis. Le nouveau gouvernement, sur le fond, est en désaccord avec la politique étrangère menée, mais préfère démontrer sa capacité à gouverner plutôt qu’ouvrir une crise ouverte avec le président sur les questions internationales, remettant éventuellement à plus tard un aggiornamento plus profond de notre politique étrangère, s’il parvient en 2027 à conquérir l’Élysée. Sans enthousiasme, et parce que les pesanteurs sont encore fortes, les nouveaux dirigeants se résignent à rester un allié des États-Unis, à jouer le jeu de l’UE (avec un ton plus critique) et renoncent à remettre en cause un minimum d’aide à l’Ukraine. Un gouvernement RN soutiendra plus fortement le premier ministre israélien ultranationaliste Bényamin Nétanyahou, mais sans provocations inutiles. Un premier ministre de gauche (qui ne sera pas forcément issu de LFI) insistera sur la nécessité d’un État palestinien (ce que bien d’autres prônent) et sur la situation humanitaire à Gaza, sans provocations non plus. De part et d’autre, il sera difficile d’éviter les déclarations intempestives au sein du parti, mais le gouvernement se tient à une ligne modérée.
Deuxième possibilité : l’affrontement. D’entrée de jeu, les nouveaux ministres croisent le fer avec le président sur les enjeux stratégiques. Le risque pour eux est grand, car ces sujets sont conflictuels, avec peu de gain électoral à attendre. Mais, soit pour montrer à certains électeurs qu’ils sont fidèles à leurs convictions à défaut de pouvoir tenir financièrement leurs autres promesses, soit parce que leur proximité avec des puissances étrangères les oblige (on pense notamment à la Russie), ils décident de multiplier les déclarations indiquant un changement de politique étrangère. Ce n’est pas l’option la plus probable.
Troisième possibilité, plus réaliste : le discours ne change pas, mais les coups de canif aux positions antérieures se multiplient. On ne remet pas en cause officiellement le soutien à l’Ukraine, mais on fait tout pour l’étouffer progressivement. On ne prend pas parti ouvertement au Proche-Orient, mais on agit à coups de rencontres informelles, de changements de vocabulaire, de nominations de diplomates. On ne remet pas en cause explicitement le fonctionnement de l’UE ni de l’OTAN, mais on rechigne, on bloque, on retarde. C’est le scénario de l’agenda caché, qui évite d’effrayer l’opinion, mais lance des messages explicites à l’étranger, en espérant des marges de manœuvre plus fortes à l’avenir.
Reste la question des personnels. Une politique étrangère, ce sont aussi des équipes, des entourages, des nominations d’ambassadeurs (et avant cela, d’un Commissaire européen français), de directeurs de service au quai d’Orsay ou ailleurs, de membres de cabinets. La guerre, sur ces enjeux aussi, peut avoir lieu.
Il n’est pas exclu qu’après le 7 juillet, le domaine en réalité partagé de la politique étrangère, qui n’est plus « régalien » et qui n’a jamais été « réservé » en cas de cohabitation, soit préservé de la crise politique que nous traversons. Mais les risques de comportements irresponsables sont grands.