Afghanistan : l’abandon américain qui change les équilibres
Un article du Wall Street Journal souligne que l’abandon de la pianiste par les Américains bouleverse nombre d’équilibres mondiaux.
Quand le gouvernement afghan s’est effondré le 15 août dernier, la Chine a eu du mal à dissimuler sa satisfaction : même si les Etats-Unis ont expliqué que leur départ s’expliquait en grande partie par une volonté d’allouer plus de ressources à la question chinoise, Pékin a jugé que la victoire des talibans était une humiliation pour son principal rival.
Lors d’un point presse, la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Hua Chunying, a évoqué la mort de Zaki Anwari, ce footballeur de 17 ans tombé du train d’atterrissage d’un C-17 américain qui quittait Kaboul. « Le mythe américain est mort, a-t-elle affirmé. Les gens sont de plus en plus nombreux à s’en rendre compte. »
Même son de cloche en Russie, où les médias d’Etat se sont largement réjouis de la situation, tout en redoutant que la débâcle afghane n’ait des conséquences sur les fragiles alliés de Moscou en Asie centrale. « Morale de l’histoire : n’aidez pas les Américains, a tweeté Margarita Simonian, rédactrice en chef de la chaîne de télévision RT. Profiter et se casser, c’est tout ce qu’ils savent faire. »
Mais maintenant que deux décennies de guerre ont pris fin en Afghanistan, la joie malsaine fait place à une interrogation plus objective : quelles seront les conséquences de la guerre et du retrait américain sur l’équilibre des pouvoirs ?
« Le retrait soudain et chaotique des forces américaines d’Afghanistan n’est pas une bonne nouvelle pour la Chine, estime Ma Xiaolin, spécialiste des relations internationales à l’université Zhejiang de Hangzhou, soulignant que l’Amérique continue de l’emporter sur le plan technologique, industriel et militaire. La Chine n’est pas prête à remplacer les Etats-Unis dans la région »
L’incroyable effondrement du gouvernement soutenu par les Etats-Unis a révélé les limites de la puissance militaire de l’Oncle Sam. Les insoutenables scènes de désespoir dans Kaboul ont déçu et attristé un certain nombre d’alliés des Américains, à commencer par les Européens, et considérablement entaché l’image de l’Amérique.
Et même si, officiellement, elles se rengorgent de la faiblesse américaine, la Chine et la Russie semblent tout à fait conscientes que les Etats-Unis ne seront pas les seuls à y laisser des plumes.
Sur le plan de la force militaire pure et de l’activité économique, les Etats-Unis restent la première puissance mondiale. Avec le départ d’Afghanistan, Washington dispose de davantage de ressources à consacrer à sa concurrence stratégique avec la Chine et la Russie, qui veulent redessiner un ordre mondial qui favorise depuis des décennies les intérêts américains et ceux de leurs alliés.
Et contrairement à ces deux pays tout proches de l’Afghanistan, de l’afflux de réfugiés en passant par le terrorisme et le trafic de drogue, les Etats-Unis sont à des milliers de kilomètres des conséquences directes du retour au pouvoir des talibans. La gestion de la question afghane est un problème qui échoit désormais de plus en plus à Moscou, Pékin et leurs alliés régionaux.
« Le retrait soudain et chaotique des forces américaines d’Afghanistan n’est pas une bonne nouvelle pour la Chine, estime Ma Xiaolin, spécialiste des relations internationales à l’université Zhejiang de Hangzhou, soulignant que l’Amérique continue de l’emporter sur le plan technologique, industriel et militaire. La Chine n’est pas prête à remplacer les Etats-Unis dans la région. »
Dimanche, lors d’une conférence téléphonique avec Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a déclaré que les Etats-Unis devaient rester impliqués dans le dossier afghan, notamment en aidant le pays à conserver une certaine stabilité et à combattre le terrorisme et la violence, indique un communiqué publié sur le site de la diplomatie chinoise.
Moscou a également exhorté Washington et ses alliés à ne pas s’en aller pour de bon. Zamir Kabulov, envoyé spécial du président Vladimir Poutine pour l’Afghanistan, a ainsi demandé aux pays occidentaux de rouvrir leurs ambassades à Kaboul et de négocier avec les talibans pour reconstruire l’économie. « Cela vaut avant tout pour les pays dont les armées ont été stationnées dans le pays pendant vingt ans et qui ont provoqué le chaos de ces derniers jours », a-t-il affirmé à la télévision russe.
Les universitaires chinois qui conseillent les autorités estiment que les Etats-Unis vont utiliser leurs ressources militaires pour contrer Pékin, notamment dans le Pacifique occidental, et faire preuve de davantage de détermination sur un sujet dont l’importance stratégique est aujourd’hui l’un des rares qui fassent consensus entre les partis.
Lors du discours prononcé en avril dans lequel il annonçait le retrait d’Afghanistan après une guerre qui a coûté des centaines de milliards de dollars et 2 465 vies américaines, le président Biden a justifié sa décision de la façon suivante : « plutôt que nous battre à nouveau contre les talibans, nous devons nous concentrer sur les défis qui nous attendent ». « Il faut consolider la compétitivité américaine face à la concurrence acharnée que livre une Chine de plus en plus volontariste », a-t-il ajouté.
Une décision stratégique
En conservant une toute petite présence militaire (dans le soutien aérien, le renseignement et la logistique, mais sans troupes au sol), les Etats-Unis auraient pu aider la république afghane à repousser les talibans pendant des années, voire des décennies. Mais au lieu d’essuyer une défaite comme celle qu’elle a subie dans les années 1970 au Vietnam, l’Amérique a choisi de s’en aller, quitte à provoquer des remous.
« A Moscou, dans les hautes sphères, on comprend que la machine militaire américaine et les composantes de la supériorité mondiale de l’Amérique ne menaient nulle part, et l’idée de ne pas mener de guerre perpétuelle est une bonne idée, souligne Alexander Gabuev, membre du Carnegie Moscow Center. Oui, la concrétisation a été désastreuse, mais la volonté de concentrer les ressources sur les axes prioritaires, notamment en Asie orientale et en Chine, provoque ici un certain malaise, une certaine inquiétude… et met au jour la démarche stratégique. »
Selon lui, du côté russe, on espère que les conséquences du retrait américain entraîneront un accroissement de la polarisation de la vie politique américaine et porteront préjudice à la relation qu’entretiennent les Etats-Unis et leurs alliés.
Les tensions sont d’ailleurs déjà bien réelles, surtout depuis que Joe Biden a refusé la demande des Européens, qui souhaitaient que les Etats-Unis retardent leur départ pour pouvoir évacuer leurs ressortissants et les réfugiés afghans. Des dizaines de milliers de personnes attendent encore de quitter le pays.
Le Royaume-Uni, le plus fidèle allié des Américains, a lui aussi publiquement critiqué le retrait. Tom Tugendhat, président du comité des affaires étrangères de la Chambre des communes et vétéran de la guerre en Afghanistan, a comparé la débâcle de Kaboul à la crise du canal de Suez en 1956, qui avait révélé les limites de la puissance britannique et précipité le désengagement stratégique du royaume.
« En 1956, tout le monde savait que l’Empire britannique était mort, mais la crise de Suez l’a montré de façon patente. Depuis la présidence de Barack Obama, le mouvement général est au retrait, mais cet épisode a rendu les choses bigrement claires », a-t-il déclaré lors d’un entretien.
Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la Russie et la Chine, selon lui.
« Dans les faits, le mauvais comportement de la Chine et de la Russie n’est possible que parce que le monde est organisé par les Américains, a-t-il estimé. On ne peut être un adolescent turbulent que quand on a un père qui mettra de l’essence dans la voiture quoi qu’il arrive. »
Le retrait américain a aussi fait naître des inquiétudes à Taïwan, le petit Etat insulaire démocratique que Pékin veut remettre dans son giron, par la force s’il le faut. Une loi oblige les États-Unis à aider Taïwan à se défendre. Mais après que des politiciens pro-Pékin ont prévenu qu’il ne faudrait pas compter sur l’aide américaine en cas d’invasion chinoise, la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, a publié un communiqué affirmant que le pays devait renforcer ses propres capacités.
La majorité des alliés et partenaires des Etats-Unis en Asie pensent désormais que le pays va enfin pouvoir mettre en place le « focus sur l’Asie » promis par l’administration Obama ; destiné à contrer la Chine, il n’a jusqu’à présent pas donné de résultats, l’Afghanistan et le Moyen-Orient occupant les esprits.
« Tout le monde a compris qu’il y avait des leçons à tirer, résume Paul Choi, ancien responsable militaire sud-coréen et conseiller des forces américaines désormais consultant en sécurité à Séoul. Sur une note plus positive, ce que les alliés asiatiques voudraient, c’est plus d’attention, plus de ressources humaines, plus de formation des personnels axées sur cette région plutôt que sur, au hasard, la lutte contre le terrorisme au Moyen-Orient. »
Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, a estimé début août que les événements à Kaboul n’ouvraient aucune brèche dans laquelle Moscou ou Pékin pourraient s’engouffrer. « Notre message est très clair : comme le prévoit le Taiwan Relations Agreement, nous serons aux côtés des citoyens de Taïwan, a-t-elle affirmé. Nous sommes aux côtés de nos partenaires qui font l’objet de ce type de propagande de la part de la Russie ou de la Chine, nous tiendrons nos engagements par des actions. »
Si le chaos afghan a, au moins temporairement, miné la crédibilité des Etats-Unis auprès de leurs partenaires et alliés, de Taïwan à Israël en passant par l’Ukraine, ces relations sont fondées sur des engagements bien particuliers qui, contrairement à l’expédition afghane, n’ont pas de date péremption. En outre, Washington martèle depuis l’arrivée de Barack Obama au pouvoir (il y a donc plus de dix ans) sa volonté de quitter l’Afghanistan, même si bon nombre de dirigeants locaux n’y ont pas cru.
Slawomir Debski, directeur de l’institut polonais des affaires internationales, un think tank influent basé à Varsovie, souligne que la situation à Kaboul n’aura que très peu d’influence sur ce qui intéresse son pays : la capacité de l’Amérique et de l’Otan à modérer les ambitions russes.
« Personne, parmi les alliés, n’a critiqué l’administration Biden pour sa décision de quitter le pays, c’est la mise en œuvre catastrophique qui a été critiquée, explique-t-il. Mais cela ne change rien au fondement des relations : notre alliance avec les Américains est suffisamment ancienne pour que l’on sache qu’ils font des erreurs facilement évitables. »
En 2001, les Etats-Unis ont envahi l’Afghanistan parce que les talibans, qui dirigeaient le pays à l’époque, avaient accueilli Oussama ben Laden et d’autres responsables d’Al-Qaïda qui avaient fomenté les attentats du 11 Septembre. Depuis, d’autres groupes islamistes, dont le très radical Etat islamique (Daech), se sont établis ailleurs dans le monde, du Mozambique aux Philippines en passant par l’Afrique de l’Ouest.
L’Afghanistan, où Daech a perpétré jeudi dernier un attentat qui a coûté la vie à 200 Afghans et 13 soldats américains, partage un petit morceau de zone montagneuse avec la Chine et une frontière aussi longue que poreuse avec le Tadjikistan et d’autres pays d’Asie centrale par lesquels passent des millions de travailleurs migrants qui se rendent en Russie.
Lors de récentes visites en Russie et en Chine, les responsables talibans ont assuré à leurs hôtes qu’ils empêcheraient les terroristes internationaux de s’installer dans leur pays.
« Pour le moment, les talibans ont le bon discours : ils ne laisseront pas leur territoire servir de base à des activités terroristes ciblant le Xinjiang à l’est ou l’Asie centrale au Nord, indique Andrey Kortunov, directeur général du Russian International Affairs Council, un think tank moscovite qui conseille le gouvernement. Mais ce ne sont que des mots… pour le moment, il y a beaucoup plus de questions que de réponses. »
Pour la Chine, le principal enjeu est la présence de militants ouïghours du mouvement islamique du Turkestan oriental et de son successeur, le Parti islamique du Turkestan. Les Nations unies estiment que quelque 500 militants ouïghours se trouvent en Afghanistan, essentiellement dans la région du Badakhshan, au nord-est du pays.
Hanif Atmar, ministre des Affaires étrangères du gouvernement déchu, a déclaré dans un entretien début août que le déploiement de ces militants, dont certains sont revenus en Afghanistan après avoir combattu en Syrie, faisait partie des raisons qui expliquent l’offensive éclair des talibans dans le nord du pays. Le porte-parole des talibans, Suhail Shaheen, ainsi que d’autres hauts responsables, ont expliqué que les nouveaux patrons du pays ne se mêleraient pas des affaires internes de la Chine.
Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères, a évoqué la question avec le mollah Abdul Ghani Baradar, chef du bureau politique des talibans, quand les deux hommes se sont rencontrés en Chine fin juillet. A l’issue de la réunion, Pékin a indiqué avoir clairement exposé ses exigences, et demandé aux talibans de rompre les liens avec toutes les organisations terroristes et de prendre des mesures fortes contre le mouvement islamique du Turkestan oriental.
Même si elle veut absolument réussir là où les Etats-Unis ont échoué, la Chine ne souhaite pas s’ingérer dans la vie politique afghane ni prendre le risque de financer ad vitam aeternam un Etat afghan en faillite. De fait, la force militaire chinoise n’a pas beaucoup d’expérience en dehors du territoire national.
La Russie, qui a beaucoup souffert en Afghanistan, marche elle aussi sur des œufs. « L’Afghanistan est un pays à part, souligne Fiodor Loukianov, directeur du conseil russe de politique étrangère et de défense. Il a montré à de nombreuses reprises qu’y mener de grandes manœuvres ne profite à personne. »
Wang Huiyao, président du Center for China and Globalization, un think tank pékinois, et conseiller du Conseil des affaires de l’État, évoque l’exemple du Vietnam, théâtre d’une défaite cuisante pour les Etats-Unis et désormais partenaire important du pays en Asie.
« Il s’est passé la même chose quand les Américains sont partis du Vietnam en 1975 : les gens ont dit que le pays allait tomber dans le giron des Chinois ou des Russes, rappelle Wang Huiyao. Regardez ce qu’il est devenu. »
Vivian Salama a contribué à cet article
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)