Eric Sadin : vers le cauchemar de la silicolonisation du monde
Eric Sadin, philosophe, met en garde contre le technolibéralisme contemporain qui menace gravement l’humanisme dans une interview au Figaro. Un procès sans doute excessif des nouvelles technologies dont le développement mérite bien sûr d’être maîtrisé et régulé mais son point de vue est significatif des peurs voire des fantasmes qui agite la socité. Un positionnement qui mérite d’être lu même si l’auteur fait un mélange assez approximatif des concepts techniques et philosophiques.
FIGAROVOX. – Vous établissez un lien entre les années 1960 et les nouvelles technologies, entre Jimi Hendrix et les GAFA. Quel est ce lien?
Eric SADIN. – San Francisco, au cours des années 1960, représentait le foyer le plus actif de la contre-culture. Ses acteurs étaient fort divers, néanmoins tous voulaient instaurer de nouvelles modalités d’existence à l’écart des normes sclérosées héritées de la société américaine des années 1950. La ville formait un bouillon de culture qui cherchait à réaliser les conditions d’une démocratie locale, à promouvoir la justice sociale, à s’opposer à la répartition rigide des rôles entre les sexes, à s’engager dans des expériences communautaires, ou à expérimenter des formes artistiques et culturelles privilégiant l’intensité sensorielle. Tout un mélange bigarré qui dessinait une scène unique au monde et qui en outre chercha à construire une Nouvelle Gauche. Une gauche nouvelle qui aurait renoncé tant à l’orthodoxie dogmatique du communisme qu’à la frilosité et à l’atonie de la gauche traditionnelle.
Mais l’élan utopique finit par se briser.
Mais l’élan utopique finit par se briser. Certains, qui avaient côtoyé de plus ou moins près ce large mouvement, décideront de le réactiver, mais hors de toute dimension collective, se chargeant presque en solitaire de répondre à ces aspirations. En les déplaçant vers des moyens jugés plus pragmatiques, grâce à l’avènement de l’informatique personnelle dont on supposait, on ne sait par quel abus rhétorique et rétrécissement subit du champ de l’expérience, qu’elle pouvait être porteuse des mêmes valeurs d’autonomie individuelle et d’émancipation sociale et politique
C’est à cette époque que se constitua tout un imaginaire autour ce qui fut alors nommé «cyberculture». Elle aspirait à de nouvelles formes de créativité grâce aux pouvoirs offerts par les machines informatiques alors très embryonnaires.
L’avènement de l’Internet laissa entrevoir la réalisation du « village global ».
Plus tard, l’avènement de l’Internet laissa entrevoir la réalisation du «village global» prophétisé au cours des mêmes années 1960 par Marshall McLuhan. Le protocole rendant possibles des communications entre personnes au mépris des distances physiques à des coûts marginaux, autant qu’un accès à des corpus de tous ordres. Dimensions qui ont contribué à le parer de vertus supposées offrir un surcroît d’autonomie aux individus.
Mais très vite, au moment de sa soudaine généralisation, vers le milieu des années 1990, il a été massivement investi par le régime privé. Qui l’a d’abord exploité comme un nouveau canal de vente de biens et de services, en inaugurant les «magasins en ligne». Ensuite par l’exposition de bannières publicitaires, alors très rudimentaires. Un peu plus tard est apparu un modèle inédit, fondé sur le suivi des navigations et la constitution de gigantesques bases de données à caractère personnel, dont Google devint l’acteur majeur.
Ces trois axes n’ont cessé de se sophistiquer au cours des années 2000 et ont définitivement assis la domination des puissances économiques sur le monde numérique.
Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle étape de la numérisation progressive du monde.
Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle étape de la numérisation progressive du monde. Celle de la dissémination tous azimuts de capteurs. À terme, toutes les surfaces sont appelées à être connectées: corps, domiciles, véhicules, environnements urbains et professionnels… Cette architecture technologique entraînant un témoignage intégral de nos comportements permettant à l’économie du numérique de s’adosser à tous les instants de l’existence, de n’être exclue d’aucun domaine, et d’instaurer ce que je nomme une «industrie de la vie» cherchant à tirer profit du moindre de nos gestes.
A vous lire, l’économie des start-up est une utopie. Comment en définir les contours?
La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps. N’importe qui, à partir d’une «idée», en s’entourant de codeurs et en levant des fonds grâce aux capital-risqueurs, peut désormais se croire maître de sa vie, «œuvrer au bien de l’humanité», tout en rêvant de «devenir milliardaire».
La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps.
La start-up offre une cure de jouvence au capitalisme. Un capitalisme paré de contours lumineux, non plus fondé sur l’exploitation de la majorité de ses acteurs, mais sur des «vertus égalitaires», offrant à tous, du «startupper visionnaire», au «collaborateur créatif», ou à «l’auto-entrepreneur autonome», la possibilité de s’y raccorder «librement» et de s’y «épanouir». C’est pourquoi elle est adoubée par les forces tant «progressistes» que libérales, faisant l’objet d’une quasi-unanimité puisque chacun peut aller y piocher des arguments répondant à sa sensibilité. En cela, la start-up incarne de façon paradigmatique le consensus idéologique social-libéral de notre temps.
Or, à y voir de près, le mythe s’effondre aussitôt. La plupart des start-up échouent rapidement. Le régime de la précarité prévaut. Une pression horaire est exercée par le fait de l’obligation rapide de résultat. Il est souvent offert des stock options qui, sous couvert d’intéressement aux résultats futurs et hypothétiques, évite de convenablement rémunérer les personnes.
Le technolibéralisme a institué des méthodes managériales laissant croire que chacun peut librement s’épanouir.
Plus largement, le technolibéralisme a institué des méthodes managériales laissant croire que chacun peut librement s’épanouir. En réalité tout est aménagé afin de profiter au maximum de la force de travail chacun. En outre, les conditions de fabrication du hardware dans les usines asiatiques sont déplorables. Quant aux travailleurs dits «indépendants» qui se lient aux plateformes, ils se trouvent soumis à leurs exigences et ne sont protégés par aucune convention collective.
Enfin les grands groupes savent opérer des montages complexes afin de se soustraire à l’impôt. Le technolibéralisme relève de la criminalité, non pas en cols blancs, mais en sweet-shirt à capuche. Et pourtant ce modèle est partout célébré. Comment un tel aveuglement est-il possible?
Que vous inspire les discours des politiques qui font des nouvelles technologies une sorte d’eldorado de la croissance et de la prospérité?
Les responsables politiques se situent aux avant-postes de cette «silicolonisation du monde», éprouvant la terreur de «rater le train de l’histoire», convaincus que le soutien, sous toutes les formes, à l’industrie du numérique, va résoudre les difficultés économiques autant que nombres des problèmes de la société. Tel celui de l’école publique, par exemple, qui voit actuellement une massive introduction du numérique envisagé comme la panacée au marasme de l’éducation nationale. C’est aussi cela la silicolonisation du monde, le fait que le régime privé s’infiltre partout, supposé apporter un surcroît de compétence et structurant des secteurs aussi décisifs sans l’assentiment des citoyens.
Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique est une ayatollah du siliconisme, ne cessant de se réjouir du modèle de la French Tech.
Cette situation est favorisée par une intense politique de lobbying menée par l’industrie du numérique, tant à Washington, qu’à Bruxelles. En France par exemple, Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique est une ayatollah du siliconisme, ne cessant de se réjouir du modèle de la French Tech, dans une ignorance ou une indifférence manifestes à l’égard de toutes les conséquences induites.
De son côté, le Conseil national du numérique œuvre à faciliter le développement tous azimuts de l’économie de la donnée, ne se souciant que des seuls enjeux économiques dans un mépris coupable à l’égard de toutes les incidences civilisationnelles. Il doit être relevé que les deux tiers de ses membres sont des responsables d’entreprises impliquées dans l’économie de la donnée alors qu’il s’agit d’un organe de préconisation de la République. Ce qui correspond exactement à ce qui est nommé «conflit d’intérêt». C’est un scandale qui doit être dénoncé haut et fort.
Dans son livre Le Révolutionnaire, l’expert le geek (Plon), Gaspard Koenig prophétisait, avant 2050, des troubles sociaux, conséquences de la révolution économique enclenchée dans la Sillicon Valley. Partagez-vous ce point de vue?
On peut toujours prophétiser sans grand risque sur des perspectives à trente ans. Pour ma part, ce que je relève, c’est qu’aujourd’hui l’industrie du numérique s’est engagée dans une conquête intégrale de la vie et qu’elle entend façonner de part en part la société, que ce soient la forme de notre intimité domestique, le monde du travail, l’organisation urbaine, l’éducation, la santé…
La silicolonisation du monde institue à terme une marchandisation intégrale de la vie autant qu’une organisation automatisée de la société.
La société, dans sa grande majorité, témoigne d’une regrettable passivité. Quant à la classe politique, elle est comme pétrifiée par une fascination sans borne. Regardez la façon, lors de cette édition du CES de Las Vegas, avec laquelle les responsables politiques français de tous bords, de François Fillon à Michel Sapin et tant d’autres vont allègrement s’agenouiller devant les gourous de la Silicon Valley, vantant en boucle l’horizon radieux promis par l’économie de la donnée. Sans saisir qu’elle institue à terme une marchandisation intégrale de la vie autant qu’une organisation automatisée de la société. À leurs yeux, la silicolonisation relève d’une sorte de miracle historique. Elle offre un appel d’air salvateur inespéré qui va les sauver de leur incapacité à n’avoir su lutter efficacement contre les crises économiques à l’œuvre depuis des décennies.
C’est à toutes les forces de société civile de faire œuvre de politique.
Puisque la classe politique non seulement fait défaut sur ces enjeux majeurs, mais pire encore, se soumet de façon béate au nom des sacro-saints points de croissance et de l’emploi. Alors, c’est à toutes les forces de société civile de faire œuvre de politique. Pour l’instant, nous voyons trop peu de signes de cela, mais j’observe que les choses sont en train de progressivement se modifier. Nous devons espérer que des oppositions salutaires se manifestent partout où elles doivent se manifester. Si c’est le cas, alors ce sera là une des luttes majeures des années à venir.
L’homme a toujours dominé la machine, pourquoi serait-il désormais incapable de le faire dans un monde silliconisé?
La nature de la technique est en train de muter. Celle qui émerge actuellement ne consiste plus à répondre à de seules tâches fonctionnelles mais à assurer une mission organisationnelle. Il s’agit là d’une rupture majeure. C’est le rôle désormais dévolu à l’intelligence artificielle, celui de gérer «au mieux» les affaires humaines.
Ce n’est pas la race humaine qui est en danger, mais bien la figure humaine, en tant que dotée de la faculté de jugement et de celle d’agir librement et en conscience.
L’intelligence artificielle est érigée comme une sorte de «surmoi» doté de l’intuition de vérité et appelé à guider en toute circonstance nos vies vers la plus grande efficacité et confort supposés. Dimension emblématique dans les assistants numériques personnels, tels Siri d’Apple ou Google Now, à l’efficacité encore balbutiante, destinés à terme à nous accompagner au cours de nos quotidiens. Beaucoup de choses ont été dites sur l’intelligence artificielle, notamment qu’elle allait à terme se «retourner» contre ses géniteurs. Vision grotesque et fantasmatique. Ce n’est pas la race humaine qui est en danger, mais bien la figure humaine, en tant que dotée de la faculté de jugement et de celle d’agir librement et en conscience. Car c’est notre pouvoir de décision qui va peu à peu être dessaisi, appelé à être substitué par des systèmes supposés omniscients et plus aptes à décider du «parfait» cours des choses dans le meilleur des mondes et qui de surcroît ne visent in fine qu’à satisfaire de seuls intérêts privés.
Vous concluez votre livre par l’éloge de la limite. Où faut-elle la fixer?
Xavier Niel dit de L’École 42 qu’il a fondée, que le principe qui la guide «c’est no limit». Proposition qui fait écho aux super-héros de la Silicon Valley ou des grandes figures de l’industrie du numérique qui ambitionnent tous de «cracker le système». Ce sont les nouvelles figures contre-culturelles de notre temps (où l’on renoue avec le San Francisco des années 1960). Cracker le système voulant dire conquérir la vie entière, palier l’imperfectibilité du monde et de l’humain grâce à des systèmes d’intelligence artificielle infaillibles et omniscients et transformer le vivant en vue d’annihiler la mort. Voit-on la volonté qui se manifeste ici de plier le réel à tous ses désirs et fantasmes?
Volonté de toute-puissance, névrose de l’enrichissement perpétuel et déni de l’imprévisibilité du réel et de la mort, à l’œuvre dans le délire transhumaniste.
Or, c’est exactement la conjugaison de ces trois ambitions à laquelle procède le technolibéralisme. Volonté de toute-puissance, névrose de l’enrichissement perpétuel et déni de l’imprévisibilité du réel et de la mort, à l’œuvre dans le délire transhumaniste. Facteurs qui ne s’additionnent pas, mais qui se potentialisent entre eux comme il est dit en médecine. C’est-à-dire que leurs effets néfastes se démultiplient au croisement des autres, faisant d’ores et déjà céder de nombreuses digues de toutes natures en un temps réduit entraînant une conséquence majeure: la soudaine perte de repères à toutes les échelles de la société. Ce qui aujourd’hui rend possible ces dérèglements, c’est l’avènement des technologies dites «de l’exponentiel». L’expression supposant que les bornes jusque-là tracées n’ont plus de raison d’être, que toutes, un jour ou l’autre, sont appelées à être franchies, entérinant dans la langue, consciemment ou inconsciemment, cet irrésistible ouragan. Ouragan dont la particularité est qu’il dessaisit la société de sa capacité à se prononcer en conscience et par la délibération collective, conformément à des exigences démocratiques fondamentales.
« Un homme ça s’empêche » disait Camus.
Or, la limite, c’est à la fois la conscience et la preuve sans cesse renouvelée que nombres de choses nous excèdent et que le réel ne peut s’ajuster à tout instant à notre volonté. Sa prise en compte revenant à se ranger au principe de réalité nous permettant de ne pas nous illusionner quant à l’étendue de notre puissance. Ce que cherche précisément à abattre l’industrie du numérique en ambitionnant une maîtrise toujours plus prégnante sur le cours des choses.
«Un homme ça s’empêche» disait Camus ; nous pourrions rajouter, ce n’est pas seulement chaque être qui doit s’empêcher, c’est la société tout entière, ce sont les civilisations qui doivent s’empêcher, au risque de sombrer dans le chaos. Il n’est pas concevable que des êtres dévorés par leur pulsion de toute-puissance entendent façonner nos vies sans que leur soient opposées des forces contraires.
Ce qui se joue, c’est un modèle de civilisation contre un autre et il faut choisir.
En outre, nous sommes tous citoyens mais également consommateurs, et nous pouvons notamment, par des décisions simples mais d’une redoutable efficacité, mettre en échec ce modèle. Raison pour laquelle j’en appelle au refus de l’achat d’objets connectés et de protocoles dits «intelligents» chargés de nous assister en continu, autant que des compteurs Linky par exemple, mémorisant nos gestes au sein de nos habitats.
Jamais autant qu’aujourd’hui le refus de l’acte d’achat n’aura revêtu une telle portée politique, civilisationnelle même. Contre l’ambition démesurée du technolibéralisme à vouloir piloter le cours de nos vies, nous nous devons de sauvegarder la part inviolable de nous-mêmes, autant que notre autonomie de jugement et d’action. Car ce qui se joue, c’est un modèle de civilisation contre un autre et il faut choisir. L’un, issu de l’humanisme, s’efforçant sans fin de sauvegarder l’autonomie de notre jugement et notre droit à agir librement. L’autre, cherchant à monétiser tous les instants de la vie et à sans cesse encadrer, via des systèmes, l’action humaine.
Nous devons espérer qu’une multitude d’initiatives et d’actions concrètes se mettent en marche, fermement décidées à contrecarrer cet anarcho-libéralisme numérique indigne et à faire valoir des modes d’existence pleinement respectueux de l’intégrité et de la pluralité de la vie humaine.
Car si nous ne reprenons pas la main, alors c’est le technolibéralisme qui va de part en part dessiner la forme de nos vies individuelles et collectives et cela est inacceptable.