(INTERVIEW – Michel Wieviorka sociologue à l’EHESS. – interview JDD))
Quelle est votre réaction à l’affaire Cahuzac?
Je suis dans un état de sidération. C’est un désastre pour la gauche, pour le monde politique, pour la vie intellectuelle et la vie morale. Un désastre généralisé.
Qu’est-ce qui vous choque le plus : son mensonge depuis quatre mois, son compte offshore?
Pour moi, le plus grave, c’est que cette situation ait été possible. Depuis dix ans qu’ils se préparent à gouverner, les politiques de gauche avaient le temps de se connaître, de nouer des relations d’amitié, de confiance. Le fait que l’un d’eux ait pu faire gober à tous ses proches, au Président, au Premier ministre, à tout le monde, qu’il n’avait pas ce compte, c’est hallucinant. Après DSK et l’aveuglement du PS, cela m’inquiète beaucoup sur la capacité de ceux qui nous dirigent à porter un jugement sur les hommes. Qu’il ait menti, qu’il ait eu ce compte, toujours actif, alors qu’il était ministre du Budget, en charge de traquer la fraude fiscale, c’est terrifiant… D’autant que son prédécesseur au Budget était lui aussi, déjà, sous le coup de soupçons. Je crois que ce pays commence à être exaspéré par le monde de l’argent. Je sens une colère populaire qui monte. On ne peut pas demander davantage de pression fiscale, des efforts supplémentaires à tout le monde, et d’un autre côté voir une classe politique qui fonctionne comme cela. Cette colère qui monte, elle risque de se transformer en rage ici et là parce qu’il y a de quoi être enragé face à de tels événements. Vous savez, ce n’est pas rien des gens qui se suicident devant Pôle emploi ou sur leur lieu de travail… Il se passe quelque chose. On vit dans ce pays-là.
«Tout l’univers de Hollande est discrédité»
Cahuzac, c’est d’abord un désastre pour la gauche…
Bien sûr, d’abord pour la gauche. Elle avait dix ans pour se préparer au retour aux affaires, pour se forger une vision, et à l’évidence aujourd’hui, au bout de dix mois de gestion, on voit bien qu’elle n’était pas préparée et qu’aucune réflexion n’avait été engagée pour savoir comment conduire un pays en temps de crise. Elle se revendique de la social-démocratie, mais pour cela il faudrait avoir la capacité à faire fonctionner un État providence et pouvoir s’appuyer sur un parti ou un mouvement ouvrier ou syndical qui fasse du social ! Or rien de tout cela. C’est une social-démocratie sans social ! Dans la crise, la gauche n’offre aucune perspective à moyen, court et long terme. Elle a cru qu’il suffisait de gérer techniquement la crise… La droite n’est guère mieux, même si elle s’essaye à une deuxième jeunesse avec sa critique du mariage pour tous. Oui, je suis très inquiet… En fait, il s’est produit avec l’alternance de mai dernier une situation espagnole à l’envers. On prend la gauche parce que la droite ne va plus, mais maintenant qu’est-ce qu’on va faire si la gauche échoue aussi ? Un gouvernement de techniciens, cela a échoué en Grèce et en Italie. Je n’y crois pas en France. Il va nous rester les deux populismes, le national populisme d’extrême droite et le gaucho populisme d’extrême gauche. On risque de s’enfoncer dans une spirale de grand délabrement politique.
Vous parlez aussi de crise morale…
Oui, nous traversons une crise morale. La France est en Europe un des pays qui a le plus de mal avec la mondialisation. Dans toutes les études, nous sommes ceux qui ont le plus peur de l’avenir. Il y a une sorte d’inquiétude collective. Du coup, on s’enferme dans des débats surréalistes, comme le dernier en date, celui de la crèche Baby Loup. Nous sommes devenus un pays sans repères. Coup sur coup, l’affaire DSK, puis l’affaire Cahuzac, cela fait beaucoup… La crise est aussi intellectuelle. À la Maison des sciences de l’homme, on essaye de construire un débat d’idées sur des bases solides, respectables, mais c’est difficile. La plupart de nos initiatives ne provoquent que bien peu d’intérêt auprès des politiques…
Vous craignez une montée du Front national?
Ma plus grande inquiétude, ce n’est pas tant que le Front national rafle la mise, c’est plutôt une droitisation d’une partie de la droite. Dans un même temps, le FN va réclamer davantage de respectabilité et une partie de la droite est en court de lepénisation. Cette double logique peut provoquer une rencontre…
Comment pensez-vous que François Hollande puisse réagir?
Je ne sais pas, compte tenu de sa personnalité et de son approche politique, s’il pourra prendre les décisions structurelles lourdes qui s’imposent. Je pense qu’il va continuer à s’enliser en priant le ciel pour que l’économie reparte et que la crise s’éloigne. Bien sûr tous ses ministres ne sont pas corrompus, mais tout son univers est discrédité. Avec qui pourrait-il aujourd’hui faire des choses neuves ?
Vous êtes très pessimiste…
François Hollande a déjà perdu un an. C’était tout de suite qu’il fallait prendre des mesures, engager des choses importantes. Je ne dis pas qu’il n’a rien fait, mais que ce qu’il a fait n’était pas à la hauteur. Aujourd’hui, plus rien ne se résoudra par de la com ou des réformettes. Je ne vois pas ce que Hollande peut faire, et si ça commence à tanguer plus fort, je ne crois pas qu’il aura les ressources pour prendre les mesures et renverser la vapeur. Je vois plutôt un scénario à la Zapatero, avec un affaiblissement général et une fin de mandat médiocre.