La plupart des médias ont choisi de piétiner Agnès Buzyn déjà à terre pour ses propos accablants concernant à la fois la mascarade des municipales et le retard du gouvernement concernant la crise sanitaire. Avant cet épisode , les mêmes médias tressaient des louanges à la ministre de la santé comme ils ont l’habitude de le faire à l’égard du gouvernement en général. Quitte parfois même à sortir des sondages bidon spécialité du JDD notamment ( Hidalgo menacée à Paris, Dati en tête par exemple , sondage repris par tous les médias). (Cette fois c’est un chercheur en sciences politiques qui dans un latin de messe de psychologue et de pythie politiste enfonce à son tour l’intéressée dans le JDD. La lecture vaut le détour ! Tout y est abordé sauf l’essentiel à savoir d’une part la catastrophe électorale générale de la république en marche à Paris bien sûr mais partout sur le territoire ; surtout on fait l’impasse sur les défaillances dramatiques de la gestion de crise par le gouvernement et le Premier ministre en particulier. une défaillance qui continue avec le manque dramatique de masques, de respirateurs, de tests , le manque aussi de courage politique. Une analyse psycho pour Bruno Cautrès, chercheur en sciences politiques, Sciences Po – USPC qui s ‘est livré à ce curieux exercice pour satisfaire sans doute aussi le cruel manque d’articles du journal. La confirmation également que l’enseignement des instituts politiques souvent relève du bla-bla de nature scientiste. (et les références bibliographiques n’y changent rien!)
« L’interview d’Agnès Buzyn publiée dans Le Monde du 17 mars revenant sur la manière dont elle avait vécu son départ du gouvernement et sa campagne électorale pour les municipales à Paris, s’inscrit dans une tradition politique bien connue : la « bombe » lâchée dans les heures ou les jours qui suivent une défaite électorale. On évoque parfois le syndrome de dépression ou de décompression postélectorale. Les lendemains de défaite sont une étape difficile à gérer au plan humain et politique comme l’a récemment bien montré l’ouvrage dirigé par Frédéric Louault et Cédric Pellen (La Défaite électorale. Productions, appropriations, bifurcations, Presses Universitaires de Rennes, 2019).
Au plan humain, il n’est pas rare de voir les candidats passer en quelques heures de la posture conquérante (« on va gagner! ») à un syndrome d’abattement ou même d’effondrement : une combinaison de fatigue psychologique et physique, de déception face aux résultats, parfois teintée d’amertume.
Les partis politiques « de la vielle école » connaissent bien ce syndrome, ou son exact opposé, l’euphorie de la victoire (qui fait oublier qu’il y a un deuxième tour ou qui fait perdre au vainqueur final le sens des réalités). Analysant en profondeur les ressorts de l’engagement et de la participation à une campagne électorale, le politiste Alain Faure, spécialiste des élus ruraux et du pouvoir local, a recueilli de nombreux témoignages d’élus qui évoquent avec nostalgie et affects leur première campagne électorale.
Il évoque même (dans une communication à un colloque) une « empreinte affective » durable la première rencontre avec le suffrage universel : « La première exposition de soi, la rencontre avec des mentors, la prise publique de parole et le dénouement par les urnes semblent avoir placé ces éligibles dans une ivresse insoupçonnée et inoubliable. »
Les équipes de campagne des partis politiques tentent d’ailleurs de canaliser le mieux possible les débordements émotionnels de leurs candidats. Les « vieux routards » de la politique savent qu’il faut tenir sa langue dans les heures et jours qui suivent les élections et plus particulièrement en cas de défaite : « il ne faut pas insulter l’avenir », disent-ils souvent, une règle d’or de la politique.
La lecture de cette interview suscite trois réactions. Première réaction, la plus instinctive : la consternation et même le choc. On peut en fait se demander si nous n’avons pas assisté en direct à une fin de parcours politique d’Agnès Buzyn : la candidate, arrivée troisième du premier tour avec 17,3% des voix, pourra-t-elle se présenter devant les électeurs le 21 juin après une telle « bombe », et d’ailleurs le veut-elle ?
La tonalité de l’interview et plusieurs déclarations (« je me demande ce que je vais faire de ma vie », « c’est ma part de liberté, de citoyenne et de médecin », « je n’ai plus de boulot ») font apparaître qu’Agnès Buzyn semble mentalement sortie des élections municipales. A priori, impossible de s’en remettre vis-à-vis des électeurs (à commencer par les siens) et encore plus impossible pour elle d’enfiler à nouveau le costume de candidate.
Une sortie de la vie politique, en forme de « coming out » libérateur : comme si le rôle de candidate, dans le contexte que nous vivons, avait été trop lourd à porter et vécu comme un rôle de composition, plus imposé par les circonstances que choisi. Ministre oui, candidate non ou plus difficilement. Ce profil existe dans notre vie politique qui a déjà compté des talents n’arrivant pas à passer l’obstacle du suffrage universel ou ne le souhaitant pas, par exemple l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin.
Le malaise de la « mascarade »
Les explications confuses que la candidate a données par la suite, n’ont fait qu’accentuer le malaise que l’on ressent. Malgré les éléments de langage distillés ensuite, plusieurs énoncés terribles contenus dans l’interview au Monde resteront collés au nom de la candidate. La ministre aurait eu conscience que la gravité de la situation sanitaire empêcherait les élections municipales d’avoir lieu ; la candidate a vécu ces élections comme une « mascarade ».
Agnès Buzyn a quitté des fonctions éminentes dans une période sanitaire dramatique pour concourir à une élection dont elle pensait qu’elle n’aurait pas lieu… ; elle a conduit une campagne électorale (qui comporte des négociations ou discussions avec d’autres candidats) vécue (et qualifiée a posteriori) comme une « mascarade », un terme dont les acceptions recouvrent d’ailleurs aussi bien « comédie hypocrite » que « mise en scène trompeuse »…
La seconde réaction est moins instinctive et choquée. Elle prend davantage appui sur les sciences sociales, notamment la sociologie politique des émotions. Ce courant de recherche a développé la thèse d’un « citoyen sentimental », proposée au début des années 2000 par le spécialiste américain de psychologie politique, George Marcus. Dans ses travaux, George Marcus montre que notre cerveau prend appui simultanément sur la « raison » et les émotions pour penser la politique.
Loin d’être un obstacle au jugement politique, une camisole aveuglante, les émotions feraient partie intégrante du « raisonnement politique » : privé de ses émotions l’être humain ne sait en fait plus décider. De nombreux travaux de recherches conduits par la psychologie politique (par exemple chez Pavlos Vassilopoulos) ont confirmé que raison et émotions constituent une combinatoire essentielle des décisions et évaluations politiques. Si la peur, l’anxiété ou la colère font partie des émotions qui agissent fortement sur les choix politiques, elles ne conduisent pas nécessairement les électeurs qui ressentent ces émotions à des comportements ou attitudes extrêmes.
Système 1, Système 2
Ces travaux montrent aussi que le cerveau humain fonctionne selon deux modes opératoires, que nous passons nos journées à combiner : d’un côté la logique des « habitudes acquises » et de l’enthousiasme spontané ; d’un autre côté la logique de la « surveillance », attentive aux modifications de l’environnement, qui fonctionne à l’anxiété mais favorise l’esprit critique.
Cette thèse rappelle celle avancée par Daniel Kahneman, lauréat du Prix Nobel d’économie et spécialiste notamment des « biais cognitifs », dans son livre mythique Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Selon Kahneman, nous opérons nos activités cérébrales selon deux modes : le « système 1″ qui est rapide, instinctif, émotionnel mais peu précis et le « système 2″ qui est plus lent, plus réfléchi, plus logique et plus précis. Daniel Kahneman montre à quel point les « biais cognitifs » nous conduisent, notamment en mode « système 1″, à commettre des erreurs de jugement et à développer fausses peurs, aversions infondées ou erreurs de jugement.
Une « sentimentalité » toute politique
Si nous sommes bien ces « citoyens sentimentaux » ou ces « cerveaux politiques à deux vitesses », aucune raison pour que les hommes et femmes politiques échappent à cette règle. Dans le cas d’Agnès Buzyn, remarquons tout d’abord la grande part de « sentimentalité » qui caractérise sa communication : elle a pleuré en quittant ses fonctions de ministre, elle répond en larmes aux questions d’Ariane Chemin dans Le Monde et sa campagne électorale a beaucoup mis en avant son « empathie », sa « douceur », « sa proximité » avec les gens. S’il s’agissait de créer un clivage d’image avec Anne Hidalgo et Rachida Dati (renvoyant en creux une image de dureté et machines de guerre électorale à propos de ses concurrentes), ce « storytelling » nous disait quelque chose d’important.
Si l’on suit les travaux du politiste Christian Le Bart, nous sommes entrés dans l’ère de la « démocratie émotionnelle ». Les travaux remarquables de ce spécialiste des émotions et de la mise en scène du politique, montrent l’affirmation d’une tendance « lacrymal-fusionnelle » dans nos démocraties : les larmes, les émotions, la compassion, l’empathie, la proximité comme l’ultime tentative de combler le gouffre abyssal du déficit démocratique comme en témoigne la profonde défiance des Français vis-à-vis du politique.
Ethique de responsabilité
Cette tendance au débordement émotionnel de nos hommes et femmes politiques n’a-t-elle pas joué un mauvais tour à Agnès Buzyn? D’une part en mettant trop en exergue son profil humain pendant sa campagne au détriment de ses propositions, les rendant inaudibles en fait ; d’autre part, en s’épanchant trop vite et trop maladroitement dans les colonnes du Monde? Un coup de grisou du « système 1″, mais tellement spectaculaire et fracassant dans sa spontanéité et sa dimension émotionnelle que le « système 2″ ne peut plus rien pour récupérer et rattraper l’affaire.
Le recours aux sciences sociales peut nous rendre un dernier service pour comprendre l’énigme du quasi « suicide politique » qui s’est commis sous nos yeux. Depuis la célèbre conférence de Max Weber en 1919, on sait que la « vocation » du « savant » et celle de l’acteur politique ne peuvent se confondre. Pour Weber, « l’éthique de responsabilité » c’est l’action en termes de moyens fins, inspirée par la philosophie politique de Machiavel.
C’est la morale de l’action de l’homme d’Etat qui va accepter, au nom d’un intérêt supérieur et du bien commun, d’employer des moyens que la morale réprouve. Weber a beaucoup réfléchi aux limites de cette « éthique de responsabilité », que la société ne peut suivre jusqu’au bout sauf à ériger en morale commune des principes inacceptables. La « morale de conviction » incite à agir selon ses sentiments sans référence aux conséquences.
Dans sa préface à l’édition 1959 du Savant et le Politique (de Max Weber), Raymond Aron résumait en ces termes l’opposition entre les deux « vocations » du savant et du politique : « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre, sans manquer à la vocation de l’un et de l’autre. »
Il ajoutait qu’il ne fallait pas en conclure que cette distinction fondamentale excluait en même temps, chez Weber, les liens entre l’un et l’autre : « La science qu’il conçoit est celle qui est susceptible de servir l’homme d’action ». Cette position rejoint celle de Durkheim (dans la première préface à La Division du travail social) qui décrivait ainsi le rôle social du savant : »De ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer […] Nous devons être, avant tout, des conseilleurs, des éducateurs. Nous sommes faits pour aider nos contemporains à se reconnaître dans leurs idées et dans leurs sentiments beaucoup plutôt que pour les gouverner ; et dans l’état de confusion mentale où nous vivons, quel rôle plus utile à jouer? »
En jetant le masque d’une « mascarade » qui ne lui convenait plus, Agnès Buzyn vient d’illustrer à la perfection le conflit de loyauté tragique entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité » qui attend tout savant qui rentre en politique. L’espace d’une interview dans Le Monde, le cerveau du médecin et de l’universitaire a repris le dessus sur celui du politique. Est-ce définitif? C’est entre les lignes le sentiment que l’on a. Il est évident qu’Agnès Buzyn devra très vite trancher le nœud gordien. La République en marche pour une troisième candidature à la mairie de Paris? Décidément, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas…!
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
« Procès Buzyn » : comment évaluer la responsabilité des ministres
« Procès Buzyn » : comment évaluer la responsabilité des ministres
Une approche intéressante mais essentiellement juridique qui fait trop l’impasse sur la crise démocratique.NDLR
Les conséquences judiciaires de la crise sanitaire relancent une nouvelle fois le débat récurrent sur la responsabilité des membres du gouvernement.
Une responsabilité pénale ou simplement politique?
Ceux-ci doivent-ils être pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions ou bien leur responsabilité ne peut-elle être que politique? La sanction la plus adaptée aux manquements des devoirs de leur charge est-elle en d’autres termes la prison et/ou une peine d’amende ou la simple perte de leur mandat? Qui des parlementaires ou des simples justiciables et du juge pénal est dans tous les cas mieux à même d’engager leur responsabilité et de les juger? Faut-il traiter de façon différente les délits intentionnels (comme la corruption) et non intentionnels (comme la mise en danger de la vie d’autrui)?
Depuis la Révolution française ces questions n’ont de cesse de diviser élus, juristes et citoyens eux – mêmes, deux thèses s’affrontant en la matière.
La première est celle de la responsabilité exclusivement politique des membres du gouvernement surtout lorsqu’ils sont mis en cause ès qualité pour des infractions non intentionnelles, comme c’est souvent le cas dans les scandales sanitaires. L’impossibilité de tout prévoir, la complexité du monde moderne, la nécessité d’éviter une paralysie de la prise de décision publique sont autant d’arguments invoqués à l’appui de cette solution.
Mais ces arguments sont réversibles, notamment parce que l’inaction par crainte de poursuites pénales peut elle-même être pénalement répréhensible. Sans compter que les va-et-vient des politiques entre sphère publique et sphère privée a atteint une telle ampleur de nos jours, que la perte de la fonction ministérielle n’apparaît plus comme une véritable sanction : puisque les membres du gouvernement peuvent valoriser sur le marché le réseau d’influence qu’ils ont tissé pendant leur mandat en devenant avocats d’affaires ou en se livrant à une activité de conseil.
C’est la raison pour laquelle la thèse de la responsabilité exclusivement politique est contestée par celle d’une responsabilité également pénale. Nul n’étant au-dessus des lois en démocratie, il est nécessaire, disent ses partisans, que les membres du gouvernement, puissent également rendre compte des violations qu’ils commettent à la loi pénale. Car l’exemple doit venir d’en haut, comme l’enseigne la doctrine du gouvernement spéculaire – entendu comme un gouvernement miroir de la société – depuis le IXe siècle.
D’autant que les actes détachables de l’exercice de leurs fonctions, tels que des faits de corruption, de subornation de témoins ou d’abus de biens sociaux, sont déjà jugés selon les règles ordinaires.
La procédure pénale a en effet considérablement évolué au tournant des années 1980, sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme, pour garantir à tout prévenu, simple particulier ou décideur public, son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial du pouvoir politique et faire en sorte que la loi pénale soit la même pour tous, « soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » comme le commande l’article 6 de la DDHC.
Qui pour engager la responsabilité des ministres?
Qui pour engager la responsabilité des ministres : les parlementaires et une juridiction d’exception ou les citoyens et le juge pénal?
Quelle que soit la thèse retenue, la question se pose en effet de la procédure à suivre et de la juridiction compétente pour les poursuivre et, éventuellement, les condamner à raison de faits commis dans l’exercice de leurs fonctions.
Doivent-ils être directement destitués dans le cas de la responsabilité politique par les citoyens eux-mêmes lorsqu’ils refusent de quitter la fonction, comme c’est le cas aux États-Unis où un pouvoir de « recall » (c’est-à-dire de révocation) leur est parfois reconnu? Ou bien faut-il laisser au parlement seul le soin de les renverser?
Cette solution existe en droit français où l’Assemblée nationale – et non le Sénat – a le pouvoir d’engager la responsabilité collective des membres du gouvernement en votant une motion de censure contre l’ensemble des ministres, en se transformant ainsi en une sorte de juridiction d’exception politique. Aucune n’a toutefois jamais aboutie ni même été déposée pour dénoncer la mise en cause pénale d’un ministre.
Ne faudrait-il pour cette raison pas aller plus loin et reconnaître aux chambres un pouvoir de révocation individuelle, de façon à destituer le seul ministre mis en cause ès qualité pour sa gestion des affaires? Certains le pensent et voient même dans l’absence de cette faculté la raison première de la pénalisation – entendue comme le recours au juge pénal – de la responsabilité ministérielle.
Mais une telle réforme suffirait-elle à renforcer la confiance des citoyens envers le fonctionnement des institutions? Sa mise en œuvre effective ne se heurterait-elle pas à la solidarité de fait qui existe en pratique entre la majorité et ses ministres, conduisant celle-ci à protéger ceux-là envers et contre tout, au nom de la maxime latine : hodie tibi, cras mihi (« aujourd’hui moi, demain toi »)? Rien n’est moins sûr. C’est pourquoi les partisans de leur responsabilité pénale préconisent de confier leur jugement au juge du même nom, pour qu’ils répondent de leurs actes devant lui comme n’importe quel justiciable.
La Cour de justice de la République fait l’unanimité contre elle
Créée dans le contexte de l’affaire du sang contaminé en 1993, la Cour de justice de la République peut être vue comme la tentative de trouver une solution de compromis entre les thèses politique et pénale.
À la thèse pénale, elle empreinte l’idée que le filtrage des plaintes visant les ministres, l’instruction des faits qui leur sont reprochés et leur jugement doivent être confiés à des instances où siègent des magistrats judiciaires expérimentés dont l’un préside la Cour.
Mais à la thèse politique, on doit la présence de magistrats administratifs et financiers dans l’instance chargée de trier les plaintes – ceux-ci étant considéré plus à même de comprendre les contraintes du mandat ministériel – et une surreprésentation des parlementaires dans l’instance de jugement au détriment des magistrats professionnels (12 contre 3).
Or, à l’usage, l’institution n’a pas fait ses preuves, tant elle nourrit le soupçon de partialité envers le ministre poursuivi.
Qu’il soit du côté de la majorité ou de l’opposition, il est toujours facile de voir rétrospectivement dans le sens du verdict le résultat d’un complot, à tort ou à raison : qu’il lui soit trop clément et la majorité lui aura été favorable ; qu’il soit trop sévère et elle l’aura cloué au pilori.
Le poison du soupçon pèse donc sur la crédibilité de la Cour dont la décision est toujours jugée trop politique. Sous couvert de respecter les idéaux de la démocratie libérale, la justice d’exception qu’elle incarne les méconnaît pour cette raison : en ignorant que la démocratie postule en toutes circonstances le respect de la volonté générale ; et le libéralisme l’obligation de chacun d’assumer personnellement la responsabilité de ses actes dans le respect de son droit à un procès équitable – surtout lorsqu’il s’agit de faits pénalement répréhensibles.
Comment appliquer « la rigueur de la loi » soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ?
À la question de savoir comment faire pour que les ministres soient placés sous toute la « rigueur de la loi », « soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », et que leur droit élémentaire à un procès équitable soit pleinement respecté, le rapport Jospin de 2012 et le projet de révision constitutionnelle du 9 mai 2018 s’accordent dans les grandes lignes sur une solution alternative. Celle-ci revient à confier leurs poursuites au juge pénal, sous réserve d’aménagements à la procédure suivie devant lui, pour tenir compte des spécificités du mandat ministériel.
Une telle évolution est facilitée par l’essor des procédés de déontologie qui permettent de prévenir les manquements au devoir de probité qui ont longtemps constitué la première cause de poursuites contre les élus. Dès lors en effet que de tels mécanismes existent, les risques de poursuites se trouvent considérablement atténués sur le terrain des infractions intentionnelles et les ministres redoutent moins d’être mis en cause pour de tels faits.
C’est sans doute pourquoi le rapport comme le projet de révision proposaient tous deux de confier l’instruction et le jugement des plaintes les visant à un collège de magistrats expérimentés. S’ils divergent sur les modalités concrètes de leur désignation, on pourrait imaginer de confier à un panel de trois magistrats siégeant d’ordinaire dans les Chambres de l’instruction des Cours d’appel l’instruction à charge ET à décharge des faits qui leur sont reprochés.
Il serait de même possible d’imaginer que l’affaire soit délocalisée loin de Paris, par exemple à Bordeaux, pour prévenir les tentatives de pression sur ces juges et ceux de la formation de jugement éventuellement saisie de l’affaire.
La tentation de soustraire les ministres à toute responsabilité pénale non intentionnelle
Mais un examen attentif du projet de révision de 2018 montre que l’idée d’une réforme achoppe toujours sur un point : celui de la responsabilité pénale des ministres pour des faits non intentionnels.
Le projet voulait en effet conditionner les poursuites de ceux coupables d’inaction au fait que
« Le choix de ne pas agir leur est directement et personnellement imputable. »(art. 13)
Ce qui serait concrètement revenu à dire, si la réforme était passée, que toutes les plaintes déposées contre les membres du gouvernement dans le contexte de la crise sanitaire auraient été déclarées irrecevables.
On imagine l’impact sur l’opinion publique du sentiment d’injustice que les victimes ou leurs familles n’auraient pas manqué d’éprouver alors même qu’une telle réforme paraît des plus inutiles : les conditions à réunir pour pouvoir retenir la condamnation d’un justiciable au titre des délits non intentionnels ont été réformées en 2000, de façon à trouver un point d’équilibre satisfaisant entre ce qui relève de la faute pénale et ce qui lui est étranger.
La relaxe d’un certain nombre d’exécutifs locaux poursuivis pour de tels faits le prouve. Remédier à la crise de la démocratie suppose que les gouvernants en prennent conscience, s’ils veulent véritablement substituer à la Cour de justice de la République un régime de responsabilité conforme à l’idéal républicain de bonne administration de la justice.
Fabien Bottini, Qualifié aux fonctions de Professeur des Universités en droit public, Université Le Havre NormandieCet article est republié à partir de The Conversation .