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La Nupes : Un mouvement coupé du réel (Gaël BRUSTIER)

La Nupes : Un mouvement coupé du réel (Gaël BRUSTIER)

Gaël Brustier , politologue, estime que la NUPES est un mouvement coupé du réel dans une interview du Figaro.

Gaël Brustier, auteur de « Recherche le peuple désespérément », coécrit avec Jean-Philippe Huelin (François Bourin, 2009) et de À demain Gramsci (Le Cerf, 2015). Son dernier ouvrage paru est Le Désordre idéologique (Le Cerf, 2017).
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Des manifestants ont battu le pavé parisien le dimanche 16 octobre à l’appel de Jean-Luc Mélenchon et de certaines fédérations syndicales, pour protester contre la vie chère et l’inaction climatique. Cette manifestation répond-elle à une colère populaire? Sont-ce les mêmes profils que les «gilets jaunes» de 2018?

Gaël BRUSTIER. – Ce qui reste de plus organisé et de numériquement important, ce sont les fédérations syndicales. Un temps, les Insoumis ont donné le sentiment qu’ils pouvaient et voulaient se dispenser des syndicats pour créer des «marées» manifestantes, un peu à l’image de l’Espagne. Les «gilets jaunes» : des «gilets jaunes», il y en a partout, c’était la force de ce mouvement mais c’est une société aussi fragmentée que le pays.

Le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon a lancé à cette occasion: «Aujourd’hui est le jour 1, c’est la marche populaire, le jour 2 va être le 49-3 et le jour 3, ce sera la grève générale, le mardi 18 ». «Vous allez vivre une semaine comme on n’en voit pas souvent, c’est la grande conjonction, c’est nous qui la commençons» a-t-il ajouté. La Nupes adopte-t-elle une stratégie du «chaos»? Dans quel but?
Le concept de «grève générale» est au panthéon du mouvement ouvrier depuis longtemps. La difficulté pour la gauche est de mobiliser une société qui, pour subir les mêmes difficultés matérielles actuellement, n’en est pas moins fragmentée. Le sentiment donné par la Nupes ces dernières semaines, c’est un entre-soi asphyxiant et délétère. Le mode d’organisation de LFI, qui fonctionne dans les faits par cercles concentriques, faisant qu’on passe d’un cercle d’influence ou de pouvoir à l’autre par la seule volonté du groupe dirigeant, permet de contrôler le mouvement mais est un handicap pour susciter des dynamiques lui échappant. Progressivement, Ruffin est apparu comme celui qui comprend le mieux ces mobilisations: il faut se remémorer, parmi d’autres choses le concernant, son rôle déterminant dans le mouvement «Nuit Debout», ses déconvenues et, chose surprenante, sa capacité croissante de réflexivité.


Sur le plan politique, le gouvernement ne risque-t-il pas de sortir sérieusement fragilisé de cette période?

La question pour le gouvernement est simple: il sera fragilisé quand une alternative politique apparaîtra vraiment, non pas une opposition – elles existent déjà – mais une force jugée légitime et capable de gouverner. Nous avons un état d’esprit en France qui ressemble à celui dominant en Italie: pessimisme, lassitude, etc. Cela nourrit un glissement constant vers la droite, la droitisation prenant plusieurs formes.

La «grande conjonction» dont parle Jean-Luc Mélenchon peut-elle donner lieu à un mouvement de grande ampleur ?
Attiser la colère ou un ensemble de colères, même légitimes, est une chose. Cependant c’est l’espoir qui soulève les peuples. Notre société se confit dans le pessimisme et la lassitude et s’il y a des mobilisations collectives, il y a aussi une rétraction sur des formes de colère ou de débrouille individuelles. Aucun mouvement politique n’est de surcroît en mesure d’accueillir, encadrer, former les citoyens en colère. La Nupes, ce n’est ni l’Unité populaire d’Allende ni l’Union de la gauche de 1972 post-68. C’est une société militante qui s’entiche de nouveaux combats au rythme de son fil Twitter, discriminant entre ce qu’elle considère être labellisé «mouvement social» et ce qui ne peut pas l’être. On parlait de la réflexivité de Ruffin, le reste de la Nupes est surtout passionné par la réflexion de sa propre image dans Twitter ou les médias en continu.

« Jaurès aurait dénoncé l’accaparement du pouvoir par une classe sociale » (Brustier)

« Jaurès ait dénoncé l’accaparement du pouvoir par une classe  sociale » (Brustier)

 

Intreview de Gael Brustier dans le Figaro *

 


LE FIGARO: Jean Jaurès fut assassiné il y a tout juste 100 ans. Aujourd’hui, François Hollande peut-il revendiquer son héritage?

Gaël BRUSTIER: Jaurès figure sur un mug de la boutique du Parti socialiste (PS): «What would Jaurès do?» («Que ferait Jaurès?»). La question taraude donc nombre de socialistes le matin en prenant leur café! C’est la prolongation en version merchandising d’une revendication d’héritage qui a été celle de tous ceux qui se sont réclamés de l’idéal socialiste depuis cent ans. Pas un seul n’a manqué à l’appel. Ni dans la «vieille maison» ni parmi ses dissidents, qu’ils aient été communistes en 1920 ou, plus tard, néosocialistes en 1933. Plus tard encore, les scissions du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement (1993) puis du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon (2008) se sont réclamées de Jaurès. C’est une constante. Ce n’est pas toujours illégitime.

Les usages politiques de Jaurès tranchent cruellement, ces derniers jours, avec la richesse des études jaurésiennes… On ne peut se réclamer de Jaurès en le réduisant à quelques sympathiques citations qu’on utilise dans le seul but de faire croire que cet homme assassiné il y a cent ans aurait souscrit aux politiques actuelles. Jaurès est mort à la veille de la Première Guerre mondiale, avant la Révolution de 1917 et des soubresauts des années 1930. Aller raconter qu’aujourd’hui il voterait le «pacte de stabilité» ou qu’untel ou untel est sa réincarnation tient de l’absurdité la plus achevée. Personne, d’ailleurs, ne va aussi loin (sourire)…

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas essayer de penser l’avenir avec Jaurès. Il y a quelques constantes dans la pensée jaurésienne. Cette idée forte, d’abord, que l’aspiration au socialisme vient de loin et préexiste à la Révolution industrielle. Jaurès va jusqu’à la rechercher chez Luther les racines de l’idée socialiste. Il cherche une synthèse entre le prolétariat et la nation, en soulignant la «hauteur idéale» de cette dernière. Il cherche même une forme de synthèse entre l’humanité et Dieu… Jaurès, en plus d’être un élu républicain exemplaire, un inlassable combattant social aux côtés des mineurs de Carmaux, est, à l’instar de son ami Lucien Herr, véritable inspirateur du socialisme républicain, un authentique intellectuel. Le socialisme républicain a deux papas: Lucien Herr et Jean Jaurès!

On ne peut se réclamer de Jaurès en le réduisant à quelques sympathiques citations qu’on utilise dans le seul but de faire croire que cet homme aurait souscrit aux politiques actuelles.

La gauche française et plus largement toute la social-démocratie européenne se sont-elles éloignées des fondamentaux de celui qui a contribué à unifier le mouvement socialiste?

D’abord Jaurès est entré plusieurs fois en conflit avec la social-démocratie européenne de l’époque, en particulier avec la social-démocratie allemande, à laquelle il reprochait notamment de n’avoir aucune tradition révolutionnaire et de se réfugier dans l’intransigeance du verbalisme. La «tension amicale», lui, il l’a pratiquée! Parlons de la période présente: comme l’ont montré Fabien Escalona et Mathieu Vieira dans leurs travaux, la social-démocratie a, depuis une trentaine d’années, perdu environ 20 % de sa base électorale en Europe. Elle a participé au consensus européen, celui qui a fait de «l’intégration négative», de la déréglementation et de l’orthodoxie économique et financière le moteur de l’unification de l’Europe. Elle a été confrontée à une grave crise d’identité (qui défend-elle?) et à une incapacité à maintenir son hégémonie culturelle (quelle est sa vision du monde?).

Quant à la gauche française, si elle veut être fidèle à l’idéal de Jaurès, elle doit non seulement rechercher ses sources républicaines, qui ne se résument pas à marteler des formules sur «l’ordre républicain» mais également puiser dans l’analyse de la société, de ses évolutions, les clés pour rebâtir un horizon et un projet émancipateurs. Ce que l’on appelle assez injustement «social-démocratie» est le plus souvent un simple social-libéralisme, actuellement mué en «social-conservatisme». Quant à la gauche radicale, elle semble parfois s’égarer dès qu’elle perd le fil rouge de l’unité… S’il y avait une leçon à tirer de Jaurès pour l’actuel PS, ce serait le refus de laisser la République être confisquée par une classe sociale. Il avait été, en tant que député républicain modéré, particulièrement marqué par cette tendance de la bourgeoisie. En ce sens, l’utilisation des mots de la République à des fins de maintien d’un ordre social manifestement injuste n’a rien de jaurésien.

 

L’époque de Jaurès et la période actuelle sont-elles vraiment comparables?

L’UMP nous avait habitués à manifester un gaullisme de profanation. La gauche devrait éviter d’en faire autant avec Jaurès.

L’essor du socialisme, à l’époque de Jaurès, a deux causes: la Révolution française et la révolution industrielle. C’est dans cette réalité que le socialisme républicain puise alors sa force. On peut comparer, sur le plan international, les deux mondialisations (ainsi que l’a fait Suzanne Berger) et percevoir, à travers les réalités différentes de bouleversements de même ampleur, la nécessité d’une nouvelle synthèse intellectuelle pour y répondre. On peut aussi essayer de comprendre les formidables mutations que nos sociétés sont en train de vivre avec les bouleversements sociologiques de l’époque.

Jaurès cherche, comme les pionniers de la sociologie de l’époque, au premier rang desquels Émile Durkheim, à comprendre les processus sociaux. Il bâtit sa conception du socialisme républicain sur les interdépendances entre le prolétariat et la bourgeoisie et cherche à opérer une synthèse non seulement entre socialisme et République mais également entre l’humanité et Dieu… L’ambition intellectuelle qui est la sienne est immense, comme en témoigne L’Armée nouvelle, sa dernière grande œuvre.

 

Si on peut se demander si François Hollande aurait voté Jaurès aujourd’hui, Jean Jaurès voterait-il pour l’actuel président?

L’UMP nous avait habitués, chaque année à Colombey, à manifester un gaullisme de profanation. La gauche devrait éviter d’en faire autant avec Jaurès. Penser l’œuvre de Jaurès, y puiser des outils pour la nouvelle synthèse à bâtir demain est nécessaire. Cela ne peut pas consister en une récupération hasardeuse, quelques analogies mal pensées, voire en quelques anachronismes… Jaurès mérite mieux.

 

 

*Gaël Brustier est docteur en sciences politiques. Il est notamment l’auteur de Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2010) et de La Guerre culturelle aura bien lieu (Mille et une nuits, 2013).


 

 




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