Big brother et Big pharma alimentent la vague
Laurent-Henri Vignaud maître de conférences en histoire à l’université de Bourgogne, spécialisé dans les sciences humaines et analyse dans l’Opinion les controverses sur la vaccination.
En novembre 2020, une étude de la fondation Jaurès sur les Français réticents à la vaccination contre la Covid-19 a montré que les plus sceptiques sont des femmes, jeunes, de toutes catégories socioprofessionnelles et attirées par les thèses populistes. Cette figure de la défiance vaccinale se retrouve-t-elle à travers les siècles ?
Le profil féminin a effectivement tendance à se dégager dans le scepticisme contemporain à la vaccination pour une raison assez simple : la seule vaccination qui est aujourd’hui imposée en France intervient à l’échelle des enfants, depuis l’élargissement en 2018 de trois à onze vaccins pédiatriques obligatoires.
Les mères, dès le XIXe siècle, faisaient barrage de leur corps devant des médicaments qu’elles jugeaient mauvais pour leur progéniture (on rapporte des cas extrêmes où des femmes préféraient tuer leurs enfants et se suicider ensuite plutôt qu’être vaccinés, N.D.L.R.). Il s’agissait de protéger à tout prix la cellule familiale, sanctuaire de l’enfance. Des hashtags comme « #touchezpasauxenfants » sont donc des carburants énormes pour les antivax.
Pourtant, il y a trois ans, la vaccination pédiatrique obligatoire n’a pas créé de grands remous sociaux…
C’est vrai, et cela révèle justement le véritable poids statistique du mouvement contre la vaccination en France. On le constate tout autant dans les manifestations actuelles, qui vont bien au-delà de la défiance vaccinale. Les antivax à proprement parler sont noyés dans les antigouvernementaux, les anti-pass sanitaire et les anti-laboratoires. Tout ce petit monde gonfle terriblement les effectifs.
« La vaccination n’est pas un médicament comme les autres. Elle relève de la masse. C’est un médicament d’Etat, où la relation médecin/patient qui se fait dans le secret du cabinet médical n’a plus lieu d’être »
Au début du XIXe siècle, l’apothicaire Squirrel, le médecin militaire Moseley et le docteur Rowley s’opposent fermement à la vaccination contre la variole, découverte du docteur Jenner. Ces trois-là établissent le canevas de l’argumentaire savant pour le siècle à venir, écrivez-vous. La division originelle du corps médical sur la vaccination sert-elle le mouvement antivax ?
En réalité, accepter le vaccin relève moins d’une confiance à accorder à des médecins qu’à des statisticiens et des biochimistes, ce qui est une autre paire de manches. La vaccination n’est pas un médicament comme les autres. Elle relève de la masse. C’est un médicament d’Etat, où la relation médecin/patient qui se fait dans le secret du cabinet médical n’a plus lieu d’être.
C’est aussi un remède qui n’est pas élaboré traditionnellement par des médecins ou des pharmaciens, comme ce fut très longtemps le cas pour les molécules, de manière artisanale. Ce sont des laboratoires spécialisés qui, dans une société moderne où la médecine est construite sur le curatif, délivrent un médicament préventif à une personne qui n’est pas malade. C’est le fameux bénéfice/risque, un concept qu’il faut se représenter mentalement, de même que les dangers de la maladie dont on espère se prémunir par le vaccin. C’est ce changement de paradigme qui constitue un énorme frein psychologique, d’autant plus efficace quand les enfants, considérés comme plein de vie et en bonne santé, sont impliqués.
Au XVIIIe et XIXe siècles, ceux qu’on nomme alors les vaccinophobes ont consciencieusement répertorié les effets secondaires et le nombre de décès liés selon eux aux vaccins. Comment se sont-ils organisés au XXe siècle, avec le recul de la variole et l’émergence d’un consensus scientifique autour de la théorie des germes et des travaux du microbiologiste Louis Pasteur ?
Ils ont enclenché le levier politique et mis en avant le droit à disposer librement de son corps. C’est ce qu’on appelle l’habeas corpus médical. Les antivax se reposent sur les décisions du code de Nuremberg (liste des critères qui rend les expérimentations médicales pratiquées sur l’être humain « acceptables », N.D.L.R.). Ils jouent beaucoup de cette petite musique, qui résonne fortement dans les régimes libéraux démocratiques.
L’autre nouvel argument est dérivé de l’angle politique. Il s’agit de dire non à Big pharma, une prise de position qui trouve un écho favorable dans les sphères écologistes et anticapitalistes. La politique et l’économie de santé, Big brother et Big pharma, sont les deux jambes du vaccino-scepticisme le plus extrême.
« Pour éviter de vacciner les enfants, les familles se contactaient à l’aide des réseaux sociaux et s’échangeaient des tétines contaminées, voire en faisaient commerce »
Sur les réseaux sociaux, des individus réfractaires à la vaccination lancent des appels pour entrer en contact avec des personnes malades afin de l’être à leur tour, d’être ainsi immunisé et dans les clous du pass sanitaire. Faut-il craindre l’essor de « covid party » ? Ont-elles des précédents ?
Ces pratiques, réelles mais très marginales, renvoient à la dimension naturaliste d’une partie du mouvement antivax. Les personnes qui y adhèrent sont aussi celles qui ne craignent pas le microbe en milieu naturel mais se méfient du même microbe réduit à du liquide injecté via une seringue par un médecin. Ce sont ceux qui préfèrent l’immunité naturelle à l’immunité vaccinale, qui opposent la nature à la culture et, partant, l’industrie et ses produits manufacturés.
Il existe des précédents en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, où se tenaient des pox parties ou des measles parties dans les années 90-2000. Ce terme renvoie aux maladies à pustules, comme la varicelle et surtout la rougeole, qui n’est pas une maladie létale comme Ebola mais qui est extrêmement contagieuse (au moins neuf fois plus que la Covid-19, N.D.L.R.). Pour éviter de vacciner les enfants, les familles se contactaient à l’aide des réseaux sociaux et s’échangeaient des tétines contaminées, voire en faisaient commerce, si bien que les autorités sanitaires ont dû hausser le ton et rappeler que l’envoi postal de pox package était puni par la loi. On est là dans le monde des antivax purs et durs, qui sont loin de représenter la majorité des sceptiques à la vaccination.
Antivax, la résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, Françoise Salvadori, Laurent-Henri Vignaud, ed. Vendémiare, 2019, 23 euros, 351 p.