Biden : soigner aussi l’économie
Jon Hilsenrath du Wall Street Journal estime que Biden devra aussi soigner une économie en convalescence et qui aura du mal à retrouver son niveau de fin 99
Joe Biden risque fort de passer les quatre prochaines années à essayer de reconquérir le terrain économique perdu.
Même si l’économie américaine a effacé une grande partie des dégâts provoqués au printemps par la pandémie et le confinement, il reste du chemin à parcourir. Et pour beaucoup d’économistes, les prochaines étapes s’annoncent difficiles. Après un rebond au moment du déconfinement, l’économie semble marquer le pas et, si l’on se fie à l’histoire récente, les reprises ont souvent été plus poussives que fulgurantes.
Par ailleurs, la pandémie entraîne des évolutions structurelles qui risquent de bouleverser à tout jamais la manière dont les Américains dépensent leur argent et les entreprises fonctionnent, avec à la clé des ajustements pour l’économie et des bouleversements pour les salariés.
« Nous avons fait la moitié du chemin, estime Nicholas Bloom, professeur d’économie à Stanford. Il faudra probablement au moins deux années de plus pour faire le reste. »
C’est le défi qui attend la présidence Biden. Le nouveau Président américain entend lancer de colossaux programmes d’investissement dans l’énergie propre et les infrastructures, ambitionne d’augmenter la fiscalité des ménages aisés et souhaite renforcer la réglementation de l’énergie et d’autres secteurs. Mais les débats avec les républicains sur la politique budgétaire la plus efficace pour une économie convalescente s’annoncent houleux.
Depuis 1982, période pendant laquelle les Etats-Unis ont été dirigés à la fois par des démocrates et des républicains, il a fallu en moyenne plus de 46 mois pour recréer les emplois perdus pendant les récessions. Avant cette date, il fallait en moyenne moitié moins longtemps. Après le ralentissement de 2007-2009, l’emploi a mis plus de six ans à retrouver son meilleur niveau. Le deuxième mandat de Barack Obama était alors bien entamé.
Le cycle actuel est différent en ce qu’il a été provoqué par un choc externe qui a brutalement mis l’économie à l’arrêt, avant que l’activité ne reparte presque aussi vite avec le déconfinement. La promesse d’un vaccin contre le coronavirus pourrait accélérer la reprise, mais des signes indiquent que les forces traditionnellement à l’œuvre lors des récessions (la montée du chômage de longue durée, par exemple) se mettent en place.
En septembre, le chômage était certes retombé à 6,9 %, contre 14,7 % en avril, mais restait loin de son point bas historique de février, à 3,5 %. Dans les premiers mois de la pandémie, ce ne sont pas moins de 22 millions d’emplois qui ont été supprimés, et seulement 12 millions ont été recréés.
Selon un sondage de The Wall Street Journal réalisé en octobre, plus de la moitié des économistes du secteur privé interrogés estimaient que le marché du travail ne retrouverait pas son niveau d’avant-crise avant 2023, au plus tôt.
Joe Biden a déclaré que la maîtrise du Covid-19 était la première étape vers la reprise économique et annoncé lundi la mise en place d’une cellule qui planchera sur une stratégie fédérale. « L’hiver sera très difficile, a déclaré le nouveau Président. Le défi qui nous attend reste colossal et grandissant. »
Le prochain locataire de la Maison Blanche est favorable au versement de nouvelles aides aux petites entreprises, ainsi qu’aux Etats et aux collectivités locales.
Il prévoit d’investir 2 000 milliards de dollars sur les quatre prochaines années dans le climat, les infrastructures, la santé et d’autres projets.
Le Président-élu veut aussi faire passer l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 % et augmenter la fiscalité des ménages qui gagnent plus de 400 000 dollars par an. Son projet fiscal, censé rapporter plus de 2 000 milliards sur une décennie, doit compenser l’accroissement des dépenses fédérales.
Joe Biden « va avoir du mal à concrétiser sa liste au Père Noël avec un Sénat républicain », prédit Brian Riedl, membre du Manhattan Institute for Policy Research, un institut de recherche classé à droite, et ancien assistant d’un sénateur républicain.
Il faudra attendre le mois de janvier et le second tour du vote en Géorgie, pour savoir qui, des démocrates ou des républicains, aura la majorité au Sénat.
Les dépenses se sont envolées pendant la présidence Trump, mais les parlementaires ont peiné à débloquer de nouvelles aides en faveur des entreprises, des ménages, des Etats et des collectivités locales avant la présidentielle. Sur l’exercice clos au 30 septembre, le déficit fédéral atteignait 3 100 milliards de dollars et les républicains étaient de plus en plus réticents à le creuser davantage.
Dans les premières années de la reprise qui a suivi la récession de 2007-2009, après une avalanche de dépenses et d’allègements fiscaux pendant la première année de mandat de Barack Obama, la politique budgétaire a entravé l’économie. Les accords (négociés pour l’essentiel par Joe Biden, alors vice-président, et Mitch McConnell, président républicain du Sénat, poste qu’il occupe encore aujourd’hui) ont limité les dépenses discrétionnaires à partir de 2010. En proportion du produit intérieur brut (PIB), le déficit budgétaire a reculé entre 2009 et 2015, ce qui, selon certains économistes, a freiné la croissance.
Pourtant, le gouvernement fédéral ne doit pas s’inquiéter de l’accroissement de la dette qui découle du creusement du déficit, affirment certains économistes, car le service de la dette ne coûte presque rien tant que les taux d’intérêt sont bas. Cela étant, alerte Brian Riedl, « les conditions sont réunies pour un refus clair et net des dépenses » au sein du Parti républicain.
Après le choc de la récession de 2007-2009, les Etats et les collectivités locales avaient également opté pour une réduction des dépenses et un relèvement des taxes afin d’assainir leurs finances, ce qui a entravé la reprise.
Cette année, c’est avec des poches déjà vides que les Etats ont dû affronter la pandémie de coronavirus, qui a parfois provoqué un choc plus brutal que la crise financière. C’est donc un coup de frein budgétaire qui s’annonce dans les Etats et peut-être au niveau local en 2021. Parce qu’il provoquera des réductions de coûts, des suppressions des postes et une hausse des taxes, il risque de pénaliser l’économie.
« Les Etats et les collectivités locales s’en sortent mieux que l’on pensait, mais ce n’est pas terminé », commente Emily Raines, vice-présidente de Moody’s en charge des notes de crédit des Etats. Depuis le mois de mars, les Etats et les collectivités locales ont réduit leur masse salariale de 1,4 million de dollars, et la baisse se poursuit alors que le secteur privé a amorcé un rebond.
L’avenir de l’économie dépend des mois qui viennent : évolution de la Covid-19, réouverture complète des entreprises et des écoles ou encore retour à la vie d’avant (sorties au restaurant ou au cinéma, voyages en avion…).
Les Etats n’ont pas encore imposé de reconfinement malgré la nouvelle flambée du nombre de cas de coronavirus, mais les Américains ne sont pas très enclins à sortir. Les données mobiles d’Apple ont ainsi révélé que les trajets en voiture avaient reculé de 9 % aux Etats-Unis depuis début octobre et la deuxième vague de Covid, contre une baisse de 9 % pour les transports en commun et de 7 % pour les déplacements à pied.
Celles de Google montrent que les trajets vers les magasins et les restaurants s’effondrent dans les Etats particulièrement touchés depuis octobre, notamment le Wisconsin, l’Iowa, le Dakota du Nord, le Dakota du Sud et le Montana.
« Si nous n’arrivons pas à maîtriser le virus, il est très peu probable que l’économie réussisse à se redresser d’elle-même », affirme Austan Goolsbee, professeur d’économie à la Chicago Booth et ancien conseiller de Barack Obama. Il dit s’inquiéter d’une nouvelle vague incontrôlable qui provoquerait un regain de tension sur les marchés financiers et des difficultés supplémentaires pour les entreprises, donc des dégâts durables sur l’économie.
En revanche, si le virus est maîtrisé, il pense qu’il est possible que l’économie connaisse un rebond fulgurant, bien loin des reprises poussives qui ont marqué les précédents cycles.
Les économistes évoquent le concept de « demande latente », c’est-à-dire de l’argent que les ménages veulent dépenser s’ils en ont l’occasion. De fait, ils économisent depuis des mois (en moyenne 20 % de leur salaire après impôt depuis le mois d’avril) et sont donc fin prêts à consommer.
L’annonce des progrès réalisés sur le plan des vaccins pourrait inciter les particuliers et les entreprises à prévoir des déplacements, des vacances et des investissements, estime Torsten Slok, économiste en chef chez Apollo Global Management, dans une note aux clients.
Mais d’autres facteurs indiquent que la pandémie et la récession pourraient avoir des effets durables.
Entre avril et octobre, le nombre d’Américains se déclarant sans emploi depuis au moins 27 semaines est passé de 939 000 à 3,6 millions, son plus haut niveau depuis 2014. Cinémas, commerces, restaurants, compagnies aériennes : des pans entiers de l’économie se demandent comment fonctionner dans un monde post-pandémie et de combien de salariés ils auront besoin, une réflexion qui pourrait déboucher sur une refonte durable du marché du travail semblable à celle d’autres reprises économiques de l’ère moderne.
Avant les années 1980, les récessions étaient brèves. En règle générale, la Réserve fédérale américaine relevait ses taux directeurs pour enrayer l’inflation puis les abaissait rapidement : les cycles des secteurs sensibles aux taux, notamment le logement et l’immobilier, étaient donc plutôt courts. Les usines fermaient temporairement, le temps d’écouler leurs stocks, puis rouvraient et réembauchaient les salariés qu’elles avaient licenciés. En moyenne, des années 1950 aux années 1970, seuls 10 % des chômeurs mettaient plus de six mois à retrouver du travail, les autres reprenant rapidement le chemin du bureau ou de l’usine.
A partir des années 1980, le pourcentage de chômeurs de longue durée a grimpé à 20 %, et même à 45 % lors de la reprise qui a suivi la dernière récession.
Après la crise de 2001, le secteur technologique et beaucoup de grands groupes ont été ébranlés par l’effondrement de leurs bénéfices, tout comme les secteurs de la finance et du bâtiment l’ont été après la récession de 2007-2009. Après les restructurations, les salariés ont subi d’interminables périodes d’inactivité. Les vagues d’importations chinoises ont également entraîné la fermeture définitive de nombreuses usines.
Même si la reprise est plus rapide que prévu, Studio Movie Grill, une chaîne présente dans 10 Etats, dont le Texas, la Californie, la Géorgie et la Floride, ne sortira pas de la crise actuelle dans la même situation qu’elle y est entrée, déplore son président Brian Schultz. Dans ses 36 cinémas de luxe, les clients des salles peuvent dîner tout en regardant les films à l’affiche.
En mars, Brian Schultz a décidé de passer à la vitesse supérieure : il a lancé une application mobile qui permet aux clients d’acheter leurs tickets, réserver leurs places et choisir leur repas, puis de régler le tout en ligne. En réduisant les interactions avec les salariés, cette innovation technologique sert un objectif qui ne date pas d’hier : doper la productivité et limiter le nombre de serveurs, contrôleurs de tickets et autres salariés. Une bonne nouvelle pour l’efficacité et les affaires, une moins bonne pour certains travailleurs.
« Je pense qu’à l’avenir, les clients préféreront faire les choses eux-mêmes », estime-t-il, évoquant les questions de praticité et de sécurité.
Voilà pour le côté positif. Mais aujourd’hui, c’est toujours pour sa survie que l’entreprise se bat. Avant la crise, Studio Movie Grill employait 7 200 personnes, contre 350 à 400 aujourd’hui. Les clients n’ont plus envie de se retrouver autour d’une table et Hollywood renâcle à sortir des films qui seront diffusés dans des salles vides. Le mois dernier, Studio Movie Grill s’est déclarée en faillite. Pour Brian Schultz, le secteur a besoin d’une aide publique immédiate pour survivre.
« Le chiffre d’affaires de la plupart des cinémas est tombé à 5 % à 10 % de celui de 2019, raconte-t-il. Dans un secteur où les frais sont très élevés, personne ne peut survivre très longtemps comme ça. Pour que le secteur ne disparaisse pas, il nous faudra de l’aide. »
RMR Group, une société immobilière installée à Newton, dans le Massachusetts, possède un portefeuille évalué à 32 milliards de dollars, dont plus de 250 stations-service. Emblèmes des routes américaines, les restaurants routiers n’étaient pas une activité très rentable avant la crise, explique Adam Portnoy, son directeur général.
Depuis la pandémie, l’entreprise envisage des changements permanents. Certains restaurants RMR ne rouvriront peut-être pas leurs portes et les ressources seront réallouées aux fast-foods, pompes à essence et supérettes que comprennent aussi ces « truck stops ».
« Faut-il rouvrir tous ces restaurants ? Sans la pandémie, nous n’aurions jamais eu ce genre d’interrogation, raconte-t-il. Cela ne nous était jamais arrivé de fermer tous les restaurants. »
Nicholas Bloom, le professeur de Stanford, explique que le télétravail a aussi un impact profond sur l’économie. Pendant la pandémie, il a interrogé des salariés et des entreprises. Selon les statistiques du département du Travail, avant la crise sanitaire, les salariés passaient en moyenne une dizaine de jours par an en télétravail. Après la pandémie, selon lui, ce chiffre devrait passer à 65 jours.
Les répercussions sur l’économie sont colossales et inégales, ajoute-t-il. Pour les salariés très qualifiés du tertiaire, déchargés du poids des trajets quotidiens, le télétravail sera une bénédiction. Mais pour les chauffeurs de bus ou les salariés des cafés et des restaurants, il sera synonyme de moins de travail.
La reprise pourrait donc avoir une forme en K : les personnes diplômées et aisées et certaines entreprises auront le vent en poupe, tandis que les salariés peu qualifiés et moins bien payés et d’autres entreprises, notamment celles qui sont liées au tourisme et à la vie sociale, supporteront les dégâts à long terme de la crise.
La dernière expansion en date a démontré que les travailleurs peu qualifiés ne profitaient de la reprise que lorsque le chômage tombait à des niveaux extrêmement bas et que les entreprises devaient se battre pour recruter, donc augmenter les salaires et faire appel à des travailleurs souvent délaissés. Une période durable de chômage élevé serait particulièrement difficile pour ces personnes.