Bettencourt : Dallas à la française
Stéphane Courbit a passé une mauvaise semaine. Lundi, il a appris qu’il était renvoyé devant le tribunal correctionnel dans l’affaire Bettencourt. Il sera jugé pour « abus de faiblesse », et risque donc jusqu’à 3 ans de prison et 375.000 euros d’amende. Certes, les juges d’instruction, qui l’avaient mis en examen, en février, pour « escroquerie aggravée », ont finalement abandonné cette accusation infâmante. Mais ils ont été plus sévères que le procureur, qui avait requis un non lieu. Les juges contestent les conditions dans lesquelles Liliane Bettencourt a investi 143,7 millions d’euros pour prendre 20% du groupe de Stéphane Courbit, Lov Group Industrie, qui est actif dans l’électricité (Direct Energie), les jeux en ligne (Betclic) et l’audiovisuel (Banijay et Euro Media). L’ordonnance de renvoi apporte plusieurs révélations sur les conditions de cet investissement. Liliane Bettencourt, avant d’investir chez Stéphane Courbit, ne l’a rencontré qu’une fois, le 15 décembre 2010. Le rendez-vous a duré une demi-heure. L’homme d’affaires expliquera lors de l’enquête qu’il « a préféré se présenter avec des BD, des disques et des livres, pour lui montrer ce qu’il faisait ». Résultat: l’octogénaire le prend… pour un chanteur, comme le lui explique quelques heures plus tard Pascal Wilhelm, avocat de la milliardaire, dans un email: « Mme Bettencourt aurait bien aimé avoir une bande de tes dernières chansons, mais je lui ai dit que tu étais parti justement enregistrer… ». Selon les juges, « l’entretien n’a porté que sur des mondanités et civilités, alors que Pascal Wilhelm, sachant que Liliane Bettencourt était en état de faiblesse, et Stéphane Courbit auraient dû diriger la discussion sur les éléments de la transaction, afin que Liliane Bettencourt comprenne bien ses enjeux financiers. Ils se sont contentés de la maintenir, en dehors de cette transaction ». Les juges accusent: « Stéphane Courbit a placé très bas le curseur du niveau de compréhension de Liliane Bettencourt, et très haut celui de son comportement délictueux. » Pour sa défense, Stéphane Courbit a rétorqué que ce genre de « visite de courtoisie » n’est pas destiné à rentrer dans les détails d’un investissement, détails qui sont réglés « habituellement entre banquiers et avocats ». Deux jours après, l’investissement est entériné via la signature d’un protocole d’accord. Mais le même jour, un des médecins de Liliane Bettencourt, le docteur de Jaeger, rédige un certificat médical estimant qu’elle est dans « l’impossibilité de gérer seule ses affaires ». Après cela, un mandat de protection est mis en œuvre un mois plus tard, et confié à Pascal Wilhelm. « Pascal Wilhelm aurait dû au moins attendre d’avoir le certificat du Dr de Jaeger avant de signer avec Stéphane Courbit », estiment les juges. Pour les juges, Pascal Wilhelm était « en conflit d’intérêt manifeste ». En effet, il était « l’ami de Stéphane Courbit et son avocat privilégié », notamment dans un procès contre Endemol, mais aussi depuis 2008 pour une de ses sociétés, Betclic. Mais ce n’est pas tout. Lorsqu’il a fallu choisir un banquier pour conseiller Liliane Bettencourt dans cet investissement, Pascal Wilhelm « a décidé de faire appel à Jean-Marie Messier », qui rédigera donc un rapport d’évaluation de LG Industrie. Or Pascal Wilhelm était l’avocat de J2M à titre personnel depuis 2009, et celui de sa banque d’affaires depuis 2006. Enfin, selon les juges, « il existait des liens de sympathie, pour ne pas dire d’amitié anciens, entre Stéphane Courbit et Jean-Marie Messier ». J2M conseillera notamment une de ses sociétés, Banijay, au printemps 2011. Ce à quoi les mis en cause ont répondu que ce type de situation se produit souvent, pointant par exemple les multiples casquettes du cabinet d’avocat Bredin Prat, qui a pour clients à la fois Françoise Bettencourt-Meyers (fille de Liliane), plusieurs sociétés de Stéphane Courbit (Betclic, Direct Energie, Euro Media…), et Jean-Marie Messier (du temps de Vivendi notamment). Les juges émettent moult critiques contre l’investissement dans LG Industrie, dont « l’intérêt financier ou social de cet investissement n’est pas démontré ». Stéphane Courbit répondra lors de l’enquête que « la famille Bettencourt Meyers ne subit pas le moindre préjudice. Si cet investissement est risqué, il l’est comme tout investissement industriel ». Précisément, l’accord prévoit que la milliardaire peut sortir en exerçant une « clause de liquidité » – au bout de 8 ans selon l’ordonnance de renvoi, ou de 6 ans selon Stéphane Courbit. Si cette clause est activée par Stéphane Courbit, alors un prix plancher est garanti, qui correspond au prix d’achat plus 12% par an. Mais les juges estiment que c’est « une très longue période », surtout vu l’âge de la milliardaire (88 ans), et regrettent qu’elle n’ait pas la possibilité de se désengager plutôt. Pourtant, l’ordonnance de renvoi révèle qu’une sortie plus rapide avait été prévue un temps. En effet, l’accord initial de décembre 2010 prévoyait que Liliane Bettancourt pouvait sortir dès la fin 2012 sous certaines conditions. Mais cette possibilité a disparu de l’accord final du printemps 2011. Pour les juges, Liliane Bettencourt a donc « renoncé unilatéralement » à cette porte de sortie, « perdant ainsi ses garanties financières ». L’accord final « a annihilé toute possibilité de désengagement à court terme », et donc « occasionne un préjudice financier par l’impossibilité de recouvrer, depuis, le montant de l’investissement ». L’entrée au capital de Liliane Bettencourt s’est fait sur une valorisation de LG Industrie de 575 millions d’euros (avant augmentation de capital). Cette valorisation s’appuyait notamment sur le rapport de Jean-Marie Messier, qui estimait l’empire Courbit entre 490 et 660 millions d’euros. »Ce rapport est établi sur les seules données fournies par le groupe de Stéphane Courbit, sans études extérieures objectives », pointent les juges. Surtout, « les prévisions économiques établies dans le rapport Messier étaient fondées sur des données optimistes et projections économiques favorables, et donc incertaines, voire incomplètes, expliquant les difficultés financières consécutives », estiment les juges, qui se demandent pourquoi le fonds Axa Private Equity, qui avait regardé le dossier au même moment, y a renoncé.Ils ont donc interrogé une responsable de l’assureur, qui leur a répondu que la valorisation reposait sur « des hypothèses, s’adossant uniquement sur des projections du management, qui étaient trop risquées car il y avait des incertitudes financières ».Pour sa part, Stéphane Courbit a répété que le prix finalement retenu était dans la fourchette basse des évaluations de son groupe.L’ordonnance de renvoi révèle que Stéphane Courbit avait déjà tenté, en mai 2010, une première approche des Bettencourt. Leur fortune était alors gérée par Patrice de Maistre. Un rendez-vous est alors organisé entre les deux hommes par Pascal Wilhelm. Mais Patrice de Maistre répond quelques jours après ne pas être intéressé, car un tel investissement « n’entre pas dans la stratégie du family office » des Bettencourt.A l’automne 2010, Patrice de Maistre est remercié au profit de Pascal Wilhelm. Ce dernier accepte donc l’investissement « précédemment refusé par Patrice de Maistre » – qui plus est, dans « des domaines assurément étrangers au domaine habituel des investissements » des Bettencourt, pointent les juges.Surtout, « Stéphane Courbit ne peut ni ignorer le refus de Patrice de Maistre, ni omettre que ce projet ne pouvait prospérer, sauf à profiter de l’éviction ultérieure de Patrice de Maistre, et des nouveaux pouvoirs consentis à Pascal Wilhelm, pour amener une femme très âgée à investir dans sa société ».En outre, l’ordonnance de renvoi révèle que Liliane Bettencourt ne devait initialement investir que 75 millions d’euros – c’est ce que prévoyait l’accord initial de décembre 2010. Charge à Stéphane Courbit de trouver ailleurs 75 autres millions. L’homme d’affaires approche alors trois fonds: outre Axa Private Equity, l’américain General Atlantic et Pamplona Capital de l’oligarque russe Mikhail Fridman. Mais ces trois négociations échouent en février-mars 2011. Cela « relancera aussitôt la reprise des contacts avec Pascal Wilhelm et Liliane Bettencourt pour trouver très rapidement des fonds ». Finalement, Liliane Bettencourt apportera donc le reste de l’argent, doublant ainsi sa mise. La thèse des juges est que Stéphane Courbit « était à la recherche, de façon urgente, de liquidités importantes. Le versement [des fonds] intervenant avec une extrême rapidité laisse suspecter l’existence de difficultés financières naissantes importantes, voire même déjà réalisées ». Mais Stéphane Courbit a toujours nié être acculé à cette époque, ou avoir un besoin urgent d’argent, affirmant que « la situation financière de son groupe était saine ». En pratique, il dépensera en six mois au moins la moitié des 143 millions pour rembourser des prêts et financer l’achat de Poweo… Contactés, les avocats de Stéphane Courbit n’ont pas répondu. De son côté, Pascal Wilhelm s’est refusé à tout commentaire. L’avocat est aussi renvoyé pour « abus de faiblesse », mais l’accusation d’ »escroquerie aggravée » a été abandonnée.