Economie-L’Europe bête à manger du foin ?
Personne ne doit en douter, le monde est entré cette semaine dans un moment de bascule historique. La réélection triomphale de Donald Trump, qui a pratiquement fait le grand Chelem avec une incertitude encore sur l’obtention de la chambre des Représentants, offre au 47ème président des Etats-Unis un boulevard pour mettre en œuvre son programme de rupture. Et en matière économique, cela va secouer sérieusement la planète si la nouvelle administration applique le traitement de choc du programme « Make America great again ». Par rapport au premier mandat, Trump affiche l’intention d’aller beaucoup plus loin dans le tournant protectionniste avec, à la clef, des hausses massives de tarifs douaniers qui risquent de faire entrer le monde dans une nouvelle guerre commerciale.
par Philippe Mabille dans La Tribune
Pour l’Europe, qui n’a pas voulu voir venir cette nouvelle révolution Trump, l’heure est grave tant le risque est grand de voir le décrochage s’aggraver. Réunis en Sommet à Budapest, les 27 commencent à se réveiller : Ursula von der Leyen, la présidente de la nouvelle Commission européenne, présentera un pacte industriel vert dans les 100 premiers jours de son mandat. Alors que le protectionnisme américain risque d’attiser la concurrence chinoise en Europe, déjà très sensible dans le secteur de l’automobile électrique, le plan d’investissement de Mario Draghi de 800 milliards d’euros par an (oui par an !) revient sur le devant de la scène, mais bute toujours sur le même obstacle, son financement. L’Allemagne, en pleine crise politique et les pays frugaux restent plus que rétifs à un financement par un emprunt européen comme pendant le Covid.
Du coup, c’est vers l’investissement privé et la mobilisation de l’épargne européenne que les regards se tournent. Et si l’élection de Donald Trump accélérait les projets d’achèvement du marché intérieur, seul moyen à l’échelle de résister à l’affrontement Etats-Unis/Chine ? Union bancaire, Union des marchés de capitaux, marché unique des télécoms, du numérique ou de l’énergie, investissements communs dans la défense pour compenser le probable retrait américain… Il y a pour l’Europe du grain à moudre, à condition qu’elle ne se montre pas bête à manger du foin. Emmanuel Macron, le président français, fait sienne une formule employée par Thierry Breton, l’ancien commissaire européen, sur la naïveté dont a fait preuve jusqu’ici l’Europe, cause principale de son déclin. « Le monde est fait de carnivores et d’herbivores. Si on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront et ce serait pas mal au moins de décider de rester des omnivores »…
Le sursaut européen aura-t-il lieu ? A vrai dire, l’Europe n’a pas le choix, sauf à devoir renoncer à financer son généreux modèle social. « L’Europe est seule face à son destin », disait dans La Tribune dimanche Thierry Breton. Il est plus que temps de changer ce destin, sinon, la colère qui a fait gagner Trump de l’autre côté de l’Atlantique pourrait bien nous rattraper.
Les carnivores, en tout cas eux, sont déjà les gagnants de la victoire de Trump. Le décrochage Europe/Etats-Unis se lit aussi sur les indices boursiers avec 4 points d’écart mercredi entre les marchés européens, en baisse, et américains, en hausse. Make Wall Street Great Again… Le carnivore en chef, Elon Musk, a vu sa fortune faire un bond de près de 25 milliards en un jour.
Et il n’est pas le seul : la rédaction de La Tribune a fait les comptes : la victoire de Trump a permis aux dix plus grandes fortunes mondiales d’enregistrer des gains records. Avec Trump à la Maison Blanche, Elon Musk est en orbite. Non seulement le fantasque propriétaire de X et ses 200 millions d’abonnés a contribué à faire élire le Républicain, mais il pourrait avoir un rôle officiel dans la nouvelle administration.
Autre vainqueur, Nvidia, le fabricant de microprocesseurs, qui est devenu du jour au lendemain la première capitalisation mondiale, profitant des perspectives mirobolantes d’accélération des investissement dans l’IA, qui selon Trump promet un nouvel « âge d’or » à l’Amérique.
N’oublions pas dans la liste des carnivores, l’industrie pétrolière et gazière, qui jubile alors que le président réélu va probablement à nouveau sortir les Etats-Unis des accords de Paris sur le climat. Et parie sur la puissance énergétique américaine pour relancer la machine économique.
Alors qu’aux Etats-Unis, un protectionnisme XXL va protéger les constructeurs américains, en Europe, le secteur auto s’enfonce dans la crise avec des plans sociaux et des fermetures d’usines à la pelle. Le choc des deux sites fermés par Michelin a mis en émoi le pays autant que l’annonce par Volkswagen du possible arrêt de trois usines en Allemagne.
La crise politique ouverte en Allemagne où la coalition a explosé ne dit rien de bon sur un sursaut rapide de l’Europe. La France n’est pas seule à expérimenter une instabilité politique majeure, et cela tombe au pire moment. Pendant que les Etats-Unis se dotent d’un homme fort et d’un gouvernement stable, les pays leaders en Europe s’enfoncent dans les divisions. Il est peut-être temps en France de sortir des faux débats sur l’explosion de la dette, qui oblige l’ancien ministre des finances Bruno Le Maire à revendiquer sa bonne foi.
Pressé de sortir de la séquence budgétaire qui l’enferme dans un rôle de père fouettard, Michel Barnier tente de redonner du temps long à sa politique en confiant à ses ministre la construction d’un projet que le Premier ministre voit se déployer en 2025, voire au-delà jusque la fin de l’actuelle législature (2029), horizon du retour du déficit public sous les 3%. Et 3% du PIB de déficit, rappelons-le, ce ne serait que la moitié du chemin.
Parmi les pistes nouvelles explorées, c’est le retour du travailler plus. Mais à la différence de Nicolas Sarkozy, ce ne sera pas forcément pour gagner plus, mais déjà pour conserver notre modèle social. Plusieurs options sont sur la table pour faire travailler davantage les Français. Pas sûr que tous entendent cet appel au sacrifice, même pour éviter le déclin inexorable annoncé.