Coronavirus: l’ Alimentation, premier besoin humain
Bernard Gaud, expert du secteur du cabinet Auris Finance, analyse pour La Tribune les effets de cette période inédite.
Il y a dix jours, en France, dès que la perspective d’un confinement généralisé s’est précisée, des rayons entiers de produits alimentaires ont été dévalisés dans les supermarchés. Qu’est-ce que cela révèle à vos yeux du rapports des Français à l’alimentation et au secteur agroalimentaire?
Bernard Gaud - Comme l’agriculture, qui déplore un phénomène d’ »agribashing », le secteur agroalimentaire souffre aussi depuis quelques temps d’ »agrobashing ». L’opinion publique et les médias regardent avec une méfiance croissante l’industrie agroalimentaire et ses produits. Mais maintenant, à cause de la crise sanitaire en cours, tout le monde s’aperçoit que l’alimentation est avant tout le premier besoin humain à satisfaire. On se pose moins de questions sur la composition des aliments, leurs effets nutritionnels, on regarde moins les diagnostiques d’applications comme Yuka… Tout d’un coup, on se rend aussi compte que l’industrie est heureusement là pour répondre à ce besoin. On se demande d’ailleurs avec inquiétude si elle va tenir. Les industriels retrouvent aux yeux des consommateurs leur raison d’existence, puisqu’on comprend bien que le marché paysan du coin ne pourra pas à lui seul alimenter tout le monde.
La peur d’une pénurie, que ces comportements expriment, est-elle purement irrationnelle?
A ce jour, oui, elle est en grande mesure irrationnelle. Les stocks de blés sont bien là, les moulins tournent… Toutes les filières ont d’ailleurs jusqu’à présent fait preuve d’un fonctionnement particulièrement compact et fluide: les rayons vides ont pu être réapprovisionnés en 24 heures. Quant aux enjeux sanitaires, les industriels de l’agroalimentaire n’ont pas du tout été pris au dépourvu. Depuis des décennies, ils emploient au quotidien des masques, des charlottes pour les cheveux, du gel hydralcoolique… Ils en ont tous en permanence des stocks. A la différence d’autres industries, ils n’ont donc pas eu besoin de s’adapter.
Toutefois, la crise rappelle aussi à tout acteur du secteur qu’il fait désormais partie d’une chaîne logistique globale parfois très rallongée, y compris géographiquement. De petits grains de sable peuvent ainsi gripper la machine. Certaines usines ont par exemple tout pour fabriquer leurs produits, mais manquent d’emballages, d’étiquettes…
Cette crise est d’ailleurs largement interprétée comme une remise en cause de la mondialisation. Est-ce le cas aussi pour le secteur agroalimentaire?
La circulation des matières premières est ancienne, et inscrite dans les gènes de l’alimentation. On ne peut donc pas remettre en cause la notion de mondialisation. En revanche, la crise va sans doute pousser l’industrie à en revoir certains excès, comme la fabrication à des milliers de kilomètres d’aliments frais qui pourraient être produits localement.
Certains modes de management vont aussi sans doute être revus. Depuis 15-20 ans, grâce à la fluidité des transports internationaux, la tendance était à la gestion en flux tendus. Dans l’évaluation de la valeur d’une entreprise, avoir de gros stocks avait même fini par peser négativement. Dorénavant, ces stocks vont sans doute retrouver leurs lettres de noblesse, représenter un avantage.
Le maraîchage français est confronté à un problème particulier, lui aussi lié à la mondialisation: la pénurie de main d’oeuvre, qui venait essentiellement de l’étranger, et qui du coup fait défaut à cause de la fermeture des frontières.
Les excès de la mondialisation ont une multitude de causes. La réglementation, la fiscalité, ont par exemple grandement contribué au choix de fabriquer certains produits dans des pays lointains plutôt que localement. De même, en France, l’éducation nationale est largement responsable de la construction d’un « corpus culturel » qui a dévalorisé des métiers et des entreprises de l’agroalimentaire aux yeux des jeunes. De nombreuses PME ont ainsi dû faire venir de la main d’oeuvre de l’étranger. Certes, cela change un peu depuis quelques temps, avec des jeunes qui quittent leurs emplois de cadres pour travailler dans l’agroalimentaire, mais cela reste encore anecdotique. La crise actuelle va sans doute exiger une réflexion collective profonde sur tous ces choix jusqu’à présents peu discutés.
Parmi les métiers traditionnellement peu valorisés, ces derniers jours on a aussi redécouvert le rôle des employé.e.s de la grande distribution, obligé.e.s à travailler malgré les risques sanitaires et le confinement. Carrefour vient d’annoncer qu’il leur octroiera une prime de 1.000 euros. La crise actuelle va-t-elle engendrer un véritable changement d’attitude à leur égard?
Oui, je le pense. A cause de la crise, le regard de la société vis-à-vis de certains métiers est en train de changer véritablement. Aux yeux des gens, ils prennent tout d’un coup l’aura des métiers de service, considérés comme bien plus nobles que les métiers industriels.
Le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, a aussi parlé d’une chaîne de solidarité inédite qui s’organise tout au long de la chaîne alimentaire. Les rapports producteurs/distributeurs vont-ils être bouleversés à jamais? Comment?
Je constate aussi que les producteurs et les distributeurs, dont les relations sont souvent tendues à cause de dures négociations sur les prix, ont retrouvé depuis quelques jours une nouvelle unité. Mais c’est trop tôt pour affirmer qu’une telle réponse à l’urgence immédiate va durer.
Globalement, quel impact peut avoir cette crise sur le défi de la « transition alimentaire », auquel le secteur agroalimentaire est déjà confronté depuis quelques années?
A moyen terme, elle va renforcer un phénomène qu’on constate déjà depuis quelques temps: l’abandon des produits de qualité moyenne, qui étaient les plus prisés il y a quelques décennies, au profit des produits d’une part peu chers, d’autre part haute de gamme. Préoccupés tout d’abord de « se nourrir », les consommateurs vont de plus plus s’orienter vers des aliments bon marché. Mais ils vont aussi se faire plaisir en achetant de temps en temps des produits de haute qualité: fabriqués France, locaux, bio etc. Or, si on veut en favoriser l’essor, il faudra que toutes les conditions soient réunies, y compris la réglementation et la fiscalité.