Défense: La présidente de la BCE déraille !
Il est rassurant de se savoir dirigé par des femmes et des hommes de génie. Mme Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, en fait incontestablement partie. Son dernier coup de génie en date est d’avoir appelé, dans le quotidien économique britannique de référence Financial Times (FT), les États membres de l’Union européenne, dont elle est mandataire, à « acheter américain pour éviter la guerre commerciale de Trump » (1). Le constat initial est imparable : l’Union européenne (UE) réalisant plus de 12 milliards d’euros par mois (150 milliards d’euros par an) d’excédents commerciaux aux États-Unis, une guerre commerciale serait désastreuse. La conclusion est logique : offrir une contrepartie à ces excédents en ouvrant le marché européen de la défense aux fournisseurs américains.
Dans son dernier rapport annuel « CARD review » rendu public le 19 novembre (2), l’agence européenne de défense (AED) évalue à plus de 100 milliards d’euros le montant dépensé en 2023 par les États membres de l’Union européenne au titre de l’investissement de défense. Mme Lagarde estime donc que si cette somme était dépensée auprès d’industriels américains, la guerre commerciale serait évitée. Génial ! Sauf que c’est déjà largement le cas.
En fonction du périmètre de dépenses pris en considération (incluant ou non le Royaume-Uni par exemple, ou les dépenses auprès de ses propres fournisseurs nationaux), la valeur des investissements militaires européens captés chaque année par des industriels américains est estimé entre la moitié (3) et les deux tiers (4) du montant total, soit près de 70 milliards d’euros en 2023.
Ces systèmes n’étant ainsi pas encore livrés dans les forces, cela signifie que la commande de ce matériel américain ne protège en rien l’Europe pour le moment. Pour autant, il faut déjà les payer, alors même que les besoins augmentent avec l’allongement de la frontière commune avec la Russie du fait de l’intégration de la Finlande. Et ce sera encore pire quand l’Ukraine sera placée sous la protection de l’OTAN. C’est ainsi que la plupart des financements du fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros décidés par le chancelier Scholtz sont partis aux États-Unis.
100 milliards d’euros, c’est aussi, à peu de choses près, le montant annuel des achats européens de « produits de défense » de toutes sortes (MCO compris) auprès de l’industrie américaine. Soit Mme Lagarde ignore cette réalité, soit elle souhaite aller plus loin. Que ce soit intentionnel ou par méconnaissance, sa déclaration est doublement inquiétante eu égard à ses fonctions. Car on n’improvise pas une déclaration au FT. Et Madame Lagarde le sait.
D’un côté, l’achat d’armement aux États-Unis est un processus inflationniste. Les clients européens de l’industrie de défense américaine ne pèsent en effet d’aucun poids sur la formation des prix, lesquels sont fixés non par les fournisseurs eux-mêmes, mais par l’administration américaine. L’exportation d’armement américain n’a rien à voir avec un marché sur lequel s’exerce une concurrence « pure et parfaite » avec une libre formation des prix par simple confrontation de l’offre et de la demande. C’est au contraire une économie administrée dans le cadre d’un processus dit FMS (foreign military sales) dans lequel interviennent différents acteurs étatiques fédéraux, dont le Secrétariat d’État, le département du commerce, le Congrès, le Pentagone et, bien-sûr, les services de renseignement.
Chacune de ces entités a pour mission de s’assurer que le matériel exporté ne sera pas utilisé contre les intérêts militaires, stratégiques, diplomatiques, commerciaux et industriels des États-Unis. En termes financiers, le système FMS fonctionne comme une caisse autonome pour laquelle les excédents réalisés sur les clients solvables équilibrent les ventes à perte auprès des clients moins solvables. Autrement dit, c’est du dumping organisé, contraire à tous les principes de « fair trade » de l’OMC.
Les clients export sont servis après les clients prioritaires que sont les « services » placés sous l’autorité du Pentagone, ainsi que les armées alliées fournies hors processus FMS (par exemple Israël). Par conséquent, le prix ne se négocie pas : c’est à prendre ou à laisser, et en fait à prendre. La seule marge de négociation porte sur les quantités à livrer et le rythme des livraisons. C’est pourquoi les marchés du Pentagone portent le plus souvent sur des quantités supérieures aux besoins exprimés par les « services » de manière à fournir le « rab » aux clients FMS.
Chacun connaît par ailleurs la célèbre seizième « loi d’Augustine », théorisée précisément par un industriel américain de l’aéronautique passé au Pentagone il y a près de 50 ans, selon laquelle le prix d’un avion de combat augmente à chaque génération sur une échelle logarithmique.
En réalité, les « lois d’Augustine » sont un recueil de citations plaisantes sans prétention scientifique mais dont l’humour permet de faire passer des messages beaucoup plus sérieux. Quoi qu’il en soit, nul ne conteste qu’au contraire des produits de grande consommation dont le prix unitaire baisse avec le temps, celui de l’armement ne fait qu’augmenter (5) du fait des innovations introduites en permanence dans les nouvelles versions, mais aussi de l’absence de marché concurrentiel : les équipements réputés les plus performants sont toujours produits par un industriel en position de monopole.
On ne fera pas l’injure à nos lecteurs de rappeler que la mission principale de la présidence de la BCE, pour ne pas dire la seule (parce que la réalité est plus complexe que les simples statuts) est de contenir l’inflation dans la zone euro. Or appeler à la concentration du « marché » au détriment des fournisseurs européens ne fait que conforter la position oligopolistique des industriels américains de l’armement. Et donc favoriser l’inflation. Car les éventuelles économies d’échelle permises par l’augmentation des commandes sont entièrement captées par l’industriel sans redistribution au client export, puisque les prix FMS sont entièrement administrés.
Dans son palmarès annuel des cent premiers industriels de l’armement, dont la version 2024 vient d’être publiée (6), le SIPRI rappelle combien l’industrie mondiale de l’équipement militaire est toujours plus dominée par les fournisseurs américains, avec 41 groupes classés dans les cent premiers mondiaux, les cinq dominants restant accrochés à leur podium, année après année (7). De leur côté, les industriels européens décrochent dans un contexte d’augmentation généralisées des dépenses militaires : il n’y a plus un seul groupe de défense d’Europe continentale dans le « top 10 » alors qu’ils étaient trois en 2018 (Airbus, Leonardo et Thales). Le chiffre d’affaires cumulé de 133 milliards d’euros réalisé en 2023 par les 27 groupes européens classés dans le « top 100 » reste largement inférieur à celui des trois premiers mondiaux et… aux excédents commerciaux européens réalisés aux États-Unis la même année.
La dépendance européenne aux États-Unis ne cesse d’augmenter, comme l’ont constaté les députés Jean-Louis Thiériot et Jean-Charles Larsonneur dans leur rapport 8 de mai 2024 : « selon le SIPRI, les importations européennes d’armements entre 2019 et 2023 ont augmenté de 94 % par rapport à la période 2014-2018 » ; autant dire qu’elles ont été multipliées par deux en dix ans. Et « parmi ces importations, plus de 55 % proviennent des États-Unis, contre 35 % entre 2014 et 2018 » (9). La part des États-Unis dans le total des importations d’armements est même de 99 % aux Pays-Bas, 95 % en l’Italie, 89 % au Royaume-Uni (effet F35 dans les trois cas), 89 % en Norvège, 71 % en Roumanie (qui vient d’annoncer vouloir acheter le F35 à son tour) et « seulement » 63 % en Allemagne. Pour la France, cette part est tout de même de 20 % en raison de trous capacitaires, essentiellement dans le domaine aéronautique.
D’un autre côté, la déclaration incongrue de Mme Lagarde, publiée concomitamment à l’entrée en fonction de la Commission von der Leyen II, tombe au plus mauvais moment. La nouvelle Commission européenne, déjà soutenue au Parlement par la plus faible majorité depuis 30 ans, a en effet voulu inscrire dans ses nouvelles priorités la défense en général et le soutien à l’industrie de défense européenne en particulier (10). Certes, la BCE est une institution indépendante de la gouvernance de l’UE. Mais se désolidariser ainsi de la communication institutionnelle de l’UE a quelque chose d’insolite, et à vrai dire, d’incompréhensible. Manifestement, les ambitions de l’UE en matière de défense sont si peu crédibles que même les dirigeants d’institutions européennes n’hésitent pas à déclarer publiquement qu’ils n’y croient pas.
En outre, il n’est manifestement pas venu à l’idée de Mme Lagarde que l’industrie d’armement pouvait servir à autre chose qu’à gagner de l’argent, par exemple à défendre les Européens (à commencer par ses actionnaires baltes) en ces temps de tensions avec la Russie. Non, non, les Américains sont là pour ça ! C’est justement un peu le problème du retour au pouvoir de M. Trump… Quant à rappeler à Mme Lagarde, qui fut autrefois membre du gouvernement de la France, que ce type de déclaration est totalement contraire aux intérêts de son pays, on peut se risquer à affirmer que cela n’atteindra pas ses oreilles.
Cela illustre combien le « parti Gibelin » de la soumission à l’empire dominant est, historiquement (11), inapte à diriger notre pays. Le problème est que le « parti » adverse ayant historiquement vocation à gouverner la France est aujourd’hui disséminé dans tout le spectre politique et n’est plus incarné dans une personnalité reconnue. C’est pourtant la seule solution pour sortir par le haut la Ve République de la crise de régime.
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(1) « Buy American to avoid Trump trade war », https://www.ft.com/content/24d5d526-b970-4e53-a262-9a678319ce23
(2) https://eda.europa.eu/docs/default-source/documents/card-report-2024.pdf
(3) Europe’s Defence Procurement since 2022: a Reassessment (par Ben Schreer, directeur exécutif, IISS)
(4) The Impact of the War in Ukraine on the European Defence Market (par Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS)
(5) https://meta-defense.fr/2024/05/16/equipements-de-defense-hausse-prix/
(6) World’s top arms producers see revenues rise on the back of wars and regional tensions | SIPRI
(7) « Since 2018, the top five companies in the Top 100 have all been based in the USA. » Il s’agit, dans l’ordre, de Lockheed-Martin, RTX, Nortrop-Grumman, Boeing et General Dynamics : The SIPRI Top 100 arms-producing and military services companies, 2023
(8) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_def/l16b2625_rapport-information#
(9) https://www.challenges.fr/entreprise/defense/dassault-airbus-thales-mbda-les-geants-europeens-de-la-defense-risquent-ils-le-declassement_913341
(10) Cf. Un commissaire européen à la défense ? Pour ne surtout rien faire (latribune.fr) ethttps://www.latribune.fr/opinions/edip-un-poison-potentiellement-mortel-pour-les-interets-francais-en-matiere-de-defense-1012141.html
(11) Cf. nos précédentes chroniques https://www.latribune.fr/opinions/pour-defendre-l-europe-on-ne-change-pas-de-monture-au-milieu-du-gue-998424.html et https://www.latribune.fr/opinions/pays-deboussole-cherche-personnalite-de-gauche-pour-incarner-sa-souverainete-1007963.html
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.