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France et laïcité : déclin ou sursaut ? – par Alain Bauer

France et  laïcité : déclin ou sursaut ? – par Alain Bauer

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée » (dans  » L’Opinion »)

La laïcité, terme incompréhensible et inexportable hors de France, trouve ses racines dans l’affirmation d’un Etat fort et supérieur aux cultes. Elle a trouvé une sorte d‘équilibre instable entre les lois Debré ou Guermeur et les tentatives socialistes de renationaliser l’école, se limitant le plus souvent à un affrontement régulier entre ultra-catholiques et archi-laïques.

Plusieurs mouvements vinrent bouleverser les habitudes : l’apparition de consommateurs d’école quittant le public pour le privé dans le secondaire, face à la lente mais réelle détérioration du service public éducatif ; l’arrivée massive de jeunes issus des immigrations et d’une culture qui avait peu connu les confrontations précédentes ; la remise en cause, par le biais d’algorithmes déjantés, de tout ce qui pouvait faire débat, au nom de croyances devenues autant de vérités alternatives.

La France reste un pays curieux, inclassable. L’Etat y a construit une Nation, agrégeant des territoires, des langues, des cultes et des cultures, autour d’un système centralisé, unitaire et très pyramidal.

 En imposant une laïcité qui rassemble, Jean Jaurès avait forcé les ultras radicaux à s’accommoder d’une cohabitation avec une église. Personne n’avait vu venir la puissance des effets de l’importation massive de travailleurs venus compenser les pertes humaines de la première Guerre mondiale ni des décisions concernant le regroupement familial au début des années soixante-dix, donc de l’apparition d’un espace musulman en France. Encore moins de grand effort de déconstruction des structures qui avaient affirmé un « roman national » pendant si longtemps.

Conflit. Mais le refus de la compréhension de la dimension spirituelle, l’incompréhension des travaux de la mission dirigée par Régis Debray sur le fait religieux, l’incapacité du « mammouth » à comprendre qu’il n’est pas de sanctuaire si on ne lui fixe pas des règles et des bornes, a pourri le système et l’a peu à peu désagrégé. Bien plus que cela, la fin du concept de « vérité » impulsé par les réseaux sociaux, a mis à mal toute capacité d’imposer un référentiel commun. Trolls, enragés, manipulateurs, intégristes de toutes natures, ont trouvé un espace naturel de développement très peu, très mal et très tardivement combattu par les gouvernements démocratiques.

 Depuis Samuel Paty ou Dominique Bernard, de manière moins tragique mais souvent violente, chaque jour rappelle, en classe ou sur les réseaux sociaux, que la bataille fait rage entre ce qui fait Nation et ce qui isole en communauté.
 Les évènements récents ne sont qu’un des épisodes d’un conflit de plus en plus visible qui impose une action ferme envers les parents et les élèves, qu’il faut aider et intégrer, les collègues et personnels, qu’il faut véritablement protéger.
 La laïcité n’est ni un culte, ni une évidence. Elle n’est pas punitive. Depuis l’affaire des « foulards de Creil », le camp laïc est divisé, fragilisé, affaibli. Il est quasi impossible de se mettre d’accord sur une définition commune. Essayons donc celle-ci : la liberté de croire, de ne pas croire, de changer de religion. Le respect de la Constitution et des valeurs qu’elle défend. La primauté de la science et de la démonstration par les faits. Bref, un retour aux fondamentaux qui avaient permis de sortir de notre « guerre des deux France » pour éviter ce face-à-face qui se développe et mine la structure de la République.

Alain Bauer est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers. Il est l’auteur d’Au bout de l’enquête, paru aux Editions First

Société «La haine». (Alain Bauer)

Société «La haine». (Alain Bauer)

Alors qu’Israël hésite encore entre puissante incursion ou invasion de la bande de Gaza, et réduit encore ce minuscule territoire de 360 km2 de moitié et crée une frontière intérieure marquée par le Wadi Gaza, une « rivière » composée de sources naturelles et immense déversoir des eaux usées des deux millions d’habitants du territoire, il faut déjà se projeter sur un possible « après ». Dans un processus plein de fureur, de revanche et de vengeance mêlée, que l’indifférence mondiale doublée du doute devant la barbarie même des exactions terroristes menées par le Hamas, dont la plupart des actions le 7 octobre visaient des civils dans des habitations clairement identifiées et préalablement repérées, incluant des assassinats, des enlèvements, des actes de torture.

par Alain Bauer est professeur au Conservatoire national des arts et métiers. dans Lopinion.
Il vient de publier «Au commencement était la guerre» (Fayard).

A la différence du droit de la guerre, il n’y a pas de « droit du terrorisme ». Pas de crimes de guerre, juste des crimes. Qui peuvent s’ajouter, mais pas se cacher derrière des crimes de guerre menés par des unités militaires et faisant des victimes civiles collatérales ou usant de moyens barbares contre des militaires adverses. Les enfants enlevés ou tués, vivaient le 7 octobre dans les villages israéliens implantés dans les frontières de 1967 reconnues par la dernière version de la charte du Hamas, étaient des cibles principales, délibérées, préméditées. Le Hamas le proclame et en diffuse les preuves directement. A défaut de croire Israël, croyons le Hamas quand il l’avoue spontanément…

Il ne s’agit pas de marquer politiquement une organisation politique qui défendrait les droits des Palestiniens de Gaza, qu’il a pris en otages bien avant les malheureux raflés la semaine dernière, mais bien d’en identifier la nature morale. Terroriser volontairement, directement, sciemment, des civils, est du terrorisme. Point.

Il y aura un après Hamas. Comme il y eut un après GIA, un après al-Qaida. Ce fut toujours pire
Chute. S’il est difficile, voire inaudible d’appeler Israël à la retenue, à la maîtrise, au ciblage précis de son action de représailles, il faut encore et toujours essayer. Même si le camp de la paix a été noyé dans le sang des exécutions sommaires perpétrées par le Hamas, il faut encore essayer de sauver les accords d’Abraham et une stabilisation des relations entre Arabes et Israéliens. Si le Qatar peut encore sauver des otages, l’Arabie saoudite détient la clé diplomatique majeure qui ne pourra pas faire l’économie d’une solution pour les populations palestiniennes devenues pendant ces dernières années une simple variable d’ajustement, permettant à l’Iran de saboter toute initiative de paix dans la région.

Il y aura un après Hamas. Comme il y eut un après GIA, un après al-Qaida. Ce fut toujours pire.

Après la vengeance, après les enquêtes qui prouveront les intentions du Hamas et les responsabilités déjà admises du gouvernement d’Israël qui devra rendre des comptes à son peuple, il faudra bien construire quelque chose qui dépasse la haine intensifiée qui s’est répandue et consolidée ces derniers jours. Et qui restera pour longtemps.

Dans sa version cinématographique qui marqua l’opinion il y a près de trente ans, le public a souvent retenu une phrase devenue « culte » : « l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » Ici, tout est dans la chute.

Alain Bauer est professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Il vient de publier «Au commencement était la guerre» (Fayard).

Gaza: La fin de l’illusoire paix (Alain Bauer)

Gaza: La fin de l’illusoire paix (Alain Bauer)

L’attaque, sophistiquée, puissante et coordonnée, puissamment aidée par l’Iran, vient de mettre fin à l’illusion de la paix et du plan issu des
Longtemps, les soulèvements à Gaza ou la guerre de pierres en Cisjordanie s’ordonnaient sous une forme de duel scénarisé permettant à chacun de faire valoir ses droits et de récolter ses soutiens. Une incursion rapide, des représailles, parfois des mobilisations de quelques jours, comme en mai dernier. (par Alain Bauer dans l’Opinion)

Au fil du temps, même le Hamas avait troqué sa détermination à détruire Israël et les Juifs en une possibilité de trouver un accord avec l’Etat hébreu sur les lignes de 1967. L’attaque, sophistiquée, puissante et coordonnée, puissamment aidée par l’Iran, vient de mettre fin à l’illusion de la paix et du plan issu des accords d’Oslo.

Alors qu’Israël et l’Arabie Saoudite avançaient prudemment vers un processus diplomatique de reconnaissance, l’Iran, aux abois face à sa propre société civile, créait les conditions d’une remise en question majeure de la pacification par petits pas engagées depuis quelques années sous les auspices de Washington.

Trois facettes. Il existe en fait plusieurs facettes à ce conflit :

–Un accord tacite Syrie-Iran pour faire du Hamas une puissance équivalente au Hezbollah. Tsahal, l’armée d’Israël, avait payé le prix fort en 2006, en envoyant ses troupes au Liban pour tenter de sauver deux soldats kidnappés en Israël début juillet par la milice chiite, après de nombreux tirs de roquette contre le nord de l’Etat hébreu. Le 14 août 2006, Tsahal cessa ses offensives au Liban sur ordre du gouvernement israélien. La Deuxième Guerre du Liban aura causé la mort de 119 soldats et de 44 civils israéliens. Par ailleurs, 400 soldats et environ 2000 civils israéliens furent blessés. Ce fut la répétition générale de l’opération menée en ce début octobre 2023.

–Un débat interne complexe à l’intérieur du Hamas. Depuis l’exécution ou la disparition des principaux fondateurs de l’organisation qui se réclame des Frères musulmans, des options contradictoires existent sur la manière d’exercer le pouvoir (à Gaza), de le conquérir (au sein de ce qui reste de l’Autorité palestinienne) et de régler le conflit avec Israël. L’aile militaire dirigée par Mohammed Deif et le patron du Hamas à Saza, Yahia Sinwar, semblent avoir pris le dessus sur les « politiques » qui sont le plus souvent à Damas, Téhéran et, dit-on parfois, Istanbul.

Il ne reste plus au Hezbollah qu’à lancer des manœuvres au nord d’Israël et au Jihad Islamique à se rappeler au mauvais souvenir de tous les acteurs pour que cette opération au long cours accouche d’un gouvernement d’union nationale d’un côté et d’une déstabilisation majeure de tous les processus en cours
–Un problème géopolitique ou la plupart des acteurs du Golfe jouent un double ou triple jeu. Le Qatar qui payait, pas assez semble-t-il, pour que l’administration de Gaza fonctionne et qui n’aurait pas revalorisé ses versements depuis septembre, aurait ainsi involontairement laissé la main à l’Iran qui, tout en se rapprochant officiellement de l’Arabie Saoudite, fait tout ce qui lui est possible pour saborder les accords d’Abraham.

Israël, engluée dans un conflit de réforme institutionnelle qui a cassé le consensus national et qui a été attirée par une audacieuse manœuvre d’enfumage sur les risques créés par sa politique sur l’esplanade des Mosquées/Mont du Temple, a aussi perdu de nombreux agents infiltrés depuis quelques mois et qui, faisant trop confiance aux outils technologiques, a perdu sa capacité de prévision des évènements, malgré les alertes de l’AMAN, le service de renseignement militaire.

Surprise. Un peu de géostratégie, quelques négociations d’arrière-cuisine salariale, une opportunité créée par le gouvernement israélien et, cinquante ans après la « surprise de Kippour », Israël est à nouveau pris à défaut. Pas par des Etats, mais par des milices dont la puissance et la mobilité rappellent, comme dans les débuts du conflit ukrainien, qu’on ne gagne jamais la guerre qui vient avec les outils et les méthodes qu’on veut imposer à l’adversaire alors que c’est lui qui a le choix des armes.

Il ne reste plus au Hezbollah qu’à lancer des manœuvres au nord d’Israël et au Jihad Islamique à se rappeler au mauvais souvenir de tous les acteurs pour que cette opération au long cours accouche d’un gouvernement d’union nationale d’un côté et d’une déstabilisation majeure de tous les processus en cours.

A ce « jeu », l’Iran a déjà gagné.

Alain Bauer est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, responsable du Pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces et Crises. Dernier ouvrage: La guerre ne fait que commencer (Fayard).

Société-Emeutes : une perte complète de sens ( Alain Bauer)

Société-Emeutes : une perte complète de sens ( Alain Bauer)


Par Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers. Il est l’auteur de Au commencement était la guerre, (Fayard, 2023) et de Au bout de l’enquête, ( First, 2023).
intreview dans l’Opinion

Comment expliquer cette flambée de violences urbaines dans un climat qui semblait, selon les spécialistes, plutôt calme ces derniers mois ?

Un calme relatif dans un univers qui n’est jamais serein. Les micro-événements se succédaient : les refus d’obtempérer, on l’a vu à Nanterre malheureusement, les agressions, les drames familiaux et des règlements de comptes plus fréquents dans une expansion des territoires des trafics. En revanche, les violences dites urbaines restaient contenues. La violence se manifestait davantage dans les mouvements contre les bassines à Sainte-Soline et, évidemment, dans le mouvement social contre la réforme des retraites. Ou avec les Gilets jaunes. Une violence plus générale qui masquait les bouillonnements du quotidien. Personne n’est vraiment surpris par l’intensité de ces émeutes depuis mardi. La diffusion de la rage est extrêmement rapide sur des portions de territoire plus larges qu’à l’habitude.


Quelle est la réponse adaptée ?

D’abord, éviter un deuxième événement tragique. Il vaut toujours mieux une vitrine cassée qu’une vie brisée. Puis il faut tenter de limiter la contagion à l’ensemble du territoire même si, au-delà des cités et des grandes villes, les violences s’étendent à des lieux atypiques. Des tirs de mortiers et des voitures incendiées à Clermont-Ferrand, ville ouvrière, c’est inhabituel. Tout comme l’avait été l’attaque de la préfecture du Puy-en-Velay pendant les Gilets jaunes.

Le dosage est toujours délicat entre l’option d’une imposition de l’ordre absolu « quoi qu’il en coûte » et la gestion optimisée du désordre. Ce débat agite les experts du maintien de l’ordre. En France, on oscille toujours dans cet entre-deux. Y compris dans la parole publique, comme le Président l’a fait en parlant d’abord à Marseille mercredi d’une mort « inexcusable » et « inexplicable » puis, le lendemain, en qualifiant d’« injustifiables » les violences de la nuit. Les deux réactions sont compréhensibles isolément. C’est plus complexe à gérer « en même temps ».

Gérald Darmanin a indiqué jeudi que 40 000 policiers et gendarmes allaient être mobilisés. Après 48 heures où les autorités ont semblé subir les événements, ne vont-elles pas réagir ?
Le dispositif doit être réactif et adapté. Le risque d’une vague d’émeutes version 2005 est tel que l’Etat en a pris la mesure en déployant des forces plus nombreuses sur tout le territoire. Il faut souhaiter que l’effet dissuasif fonctionne pour arrêter la casse des équipements publics. Il faudra bien plus pour établir un ordre juste qui ne soit pas juste de l’ordre.


La comparaison avec les violences urbaines de 2005, nées à Clichy-sous-Bois après la mort des jeunes Zyed et Bouna qui avaient tenté d’échapper à un contrôle de police, est-elle valable ?

Sur le plan des déclencheurs de la crise, pas vraiment. En 2005, un triple mécanisme était à l’œuvre. Il y avait une tension sur le marché des stupéfiants. La posture du ministre de l’Intérieur (Nicolas Sarkozy), ses déclarations sur le Karcher, ont entraîné, dans le « camp » d’en face une volonté de confrontation avec l’Etat avant l’arrivée au pouvoir du futur président. La tragédie de deux jeunes « grillant » dans l’enceinte d’un transformateur électrique à Clichy avaient frappé les esprits, a fortiori parce que les autorités avaient brouillé les informations sur les circonstances. Ce qui n’est heureusement pas le cas aujourd’hui. En revanche, les cibles des deux mouvements se ressemblent : des bâtiments publics, du mobilier urbain, des infrastructures de transport. Un changement de tonalité est toutefois frappant. Sur les vidéos qui circulent, on entend des jeunes joyeux plus que haineux. Ils détruisent, mais en faisant la fête, comme un grand jeu de télé-réalité. Au-delà de la vengeance et du ressentiment, de la confrontation avec cette « autre bande » que serait la police, une transformation de l’approche du bien commun se fait sentir.


Que signifient ces destructions « joyeuses » ?

Incendier des mairies, des écoles, des bus ou des trams, des voitures de voisins, c’est s’attaquer à des services publics qui sont là pour eux, pour leurs parents. Le faire « joyeusement » montre que plus rien n’a de sens, ni d’importance. De ce point de vue, ce nouveau cap éloigne la possibilité d’une compréhension commune de la réalité et surtout de la possibilité durable d’un retour à la paix civile.

Défense: une mini armée française (Alain Bauer)

Défense: une mini armée française (Alain Bauer)

Quelles conséquences du conflit en Ukraine pour l’armée française interroge le criminologue Alain Bauer . Malgré les nombreux conflits depuis la fin de la Guerre froide, en 1989-1990, aucune révision stratégique en profondeur n’avait remis en question la froide logique comptable qui a transformé l’armée française en outil expéditionnaire et échantillonnaire.

En clair Alain Bauer met en cause l’état de l’armée française qui serait bien incapable de soutenir un conflit comme en Ukraine du fait du sous dimensionnement du matériel et des effectifs. Une manière aussi peut-être de relancer la problématique du service militaire obligatoire pour éviter ce que subissent notamment les effectifs russes expédiés sur le front sans formation. NDLR

Une force de projection, des investissements réduits sur une large palette d’équipements, aux livraisons étalées dans le temps, et quelques gros programmes structurants comme le Rafale semblaient suffire à notre posture nationale et internationale. L’idée générale était que la guerre était finie et que seuls quelques conflits locaux nécessitaient d’envoyer « des canonnières » pour rappeler les belligérants à la raison.

Le conflit ukrainien a bouleversé cette persistance rétinienne et devrait nous forcer à prendre en considération la « haute intensité » et la longue intensité d’un processus de guerre de terrain qui ressemble de plus en plus à une version du conflit de 1914-1918 ayant rencontré Terminator.

Aide militaire à l’Ukraine: la discrétion française est-elle un «cache-misère» ?
Le président de la République, après une revue nationale stratégique concoctée en interne, va trancher sur une série de programmes et de financements qui valideront la capacité de la France à maintenir sa souveraineté nationale. Avec la prochaine loi de programmation militaire, ce qui est en jeu dépasse largement la question budgétaire (combien ?) et devrait enfin rejoindre la question stratégique (pour quoi faire et comment ?). Cela fait longtemps que la France n’a pas lancé de vrai programme de recherche stratégique et polémologique (Gallois, Poirier, Aron, Duroselle datent) et on se demande toujours s’il faut financer ce que nos industriels savent faire ou s’interroger ce qu’on devrait mettre en œuvre.

La surprise stratégique est le plus souvent née de l’aveuglement : des mouvements tactiques surprenants (Azincourt, Dien Bien Phu, Waterloo….) plus souvent que des révolutions technologiques (arcs, arbalètes, catapultes et trébuchets, feu grégeois, poudre, fusils, canons, bombes et armes nucléaires, et vecteurs pour les transporter). La sophistication de nos armements nécessite de plus en plus de personnels de soutien. Elle entraîne une certaine vulnérabilité logistique et de grandes incertitudes de disponibilité. Au moment de la dronisation du champ de bataille, pour le renseignement comme pour la destruction, avec la reprise d’outils kamikazes, les armées se trouvent dans une situation déjà connue de choix entre un futur désastre industriel (Minitel contre internet, Bi-bop contre smartphone…) et une adaptation accélérée aux réalités nouvelles de la guerre.

Prés carrés. Comme souvent, une bataille de « prés carrés » risque de masquer les enjeux essentiels sur fond de haute technologie et de coûts à l’unité qui empêchent la tenue de stocks décents. Or le conflit ukrainien, dans la durée, montre le besoin de reconstruire aussi une défense opérationnelle du territoire, des moyens résilients et résistants pour la bataille de longue intensité, des outils innovants, flexibles, mobiles et peu coûteux pour ralentir ou fixer l’adversaire.

Nous avons tout à apprendre et comprendre de ce qui se passe en Ukraine, sur tous les terrains. Alors que le ministère des Armées sort enfin de l’espace punitif dans lequel Bercy l’avait cornerisé, l’Etat doit faire le choix de l’avenir. Comme le rappelait le Cardinal de Richelieu : « La politique, c’est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire. »

Alain Bauer est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, responsable du pôle sécurité-défense-renseignement.

«Koh Lantess -Fresnes:Le rôle de la prison (Alain Bauer)

«Koh Lantess -Fresnes:Le rôle de la prison  (Alain Bauer)

 

Régulièrement, à l’occasion d’une évasion, d’une récidive ou d’un évènement qui émeut l’opinion, on trouve un moment pour reparler de la prison, le plus souvent sous forme d’invectives ou de déclaration lénifiantes. ( l‘Opinion)

Celles et ceux qui s’émouvaient de la « Honte pour la République » au regard des conditions de traitement des prisonniers (mais aussi des personnels de l’administration pénitentiaire, des avocats, des visiteurs et éducateurs de prison, des familles,…) ne sont pas les derniers à condamner les initiatives locales, parfois plus que maladroites, qui semblaient pourtant répondre au chœur des lamentations humanistes des mêmes commentateurs.

Depuis l’Ordalie, jugement de dieu, qui réglait dans l’instant une partie des questions de culpabilité, d’innocence et de traitement de la peine, en passant par la peine de mort, le pilori, les travaux forcés, le bagne (y compris pour enfants), la perpétuité réelle, les débats sur la dureté insuffisante de la peine n’ont jamais vraiment cessé.

Invention moderne, l’emprisonnement n’était le plus souvent, en matière criminelle, qu’un moment relativement bref de rétention avant jugement, mise en esclavage ou exécution. Le traitement de la folie et la répression politique permettant la quasi-totalité des enfermements de longue durée.

L’Etat central français a ensuite pris le dessus et inventé la prison « répressive » au XIIIe siècle, aidé par l’Eglise catholique qui permet la création du mode d’enquête inquisitorial dont une large partie a survécu dans la « Patrie des droits de l’Homme et du Citoyen ». Dès 1670, La Grande ordonnance criminelle de Louis XIV, revenant aux principes anciens, souligne que l’emprisonnement ne constitue pas une peine mais une mesure préventive en attendant un jugement ou un châtiment. Michel Foucault l’a largement rappelé dans son « Surveiller et Punir ».

Le système judiciaire, magistrats et surveillants, personnels d’éducation et de santé, tentent de naviguer à vue en tenant des opérations visant à faire baisser la pression dans un univers dégradé et surchauffé dans cette période caniculaire

Bentham, Beccaria, Howard ont dès le XVIIIe siècle interroge la société sur ce qu’elle voulait faire de sa prison. Faut-il juste transformer la vengeance individuelle en sanction collective ? Punir, rééduquer, réinsérer, resocialiser, empêcher la retirance et la récidive…

L’Etat a ensuite, un peu partout dans le monde, inventé un « paradoxe pénitentiaire » qui tente de traiter une contradiction majeure entre les fonctions de répression et de réhabilitation de la prison, mais aussi de réparation vis-à-vis de la société et des victimes. Ne sachant que privilégier, faute de consensus, face aux revirements naturels de l’opinion et des médias lors de chaque tragédie mettant en cause un repris de justice mis en cause dans un viol, un meurtre, un attentat, les institutions ont navigué au jugé, à la godille, sacrifiant les initiatives souvent nécessaires à une forme de paix civile en prison et tenant de masquer le fait qu’on ne peut tenir un lieu d’enfermement collectif sans une forme de négociation sociale entre les enfermés et les surveillants.

Peu à peu, on a supprimé les châtiments corporels et les pratiques les plus barbares et inventé des mesures dites alternatives (assignation à résidence, placement sous surveillance électronique – une sorte de prison domiciliaire élargie –, probation…). Incapables de trancher devant tant d’injonctions contradictoires, de revirement de postures et de positions, le système judiciaire, magistrats et surveillants, personnels d’éducation et de santé, tentent de naviguer à vue en tenant des opérations visant à faire baisser la pression dans un univers dégradé et surchauffé dans cette période caniculaire.

Le Koh Lantless de Fresnes, faisant référence à un « jeu » auprès duquel le bagne pourrait faire office de Club Med, mais a surtout péché par sa mise en scène extérieure et son choix visiblement discutable de certains participants. Qu’aurait donc été la réaction politique et publique si la canicule avait provoqué des émeutes dans les prisons ?

On peut comprendre l’émotion des victimes et de leurs proches qui ne voient la prison que comme une punition qui devrait remplacer tout juste la loi du Talion. La grande confusion dans la présentation du rôle de la Prison, pourtant défini par des parlementaires qui devraient plus souvent visiter les maisons d’arrêts et lire attentivement les recommandations de la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, ne facilite pas la capacité pour le peuple citoyen et souverain au nom duquel on juge en France, de savoir quelle prison il veut et pour quoi faire.

Il serait peut-être temps de lui demander.

Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, New York et Shanghai. Dernier ouvrage : Criminologie pour les nuls, First, 2021.

 

Ukraine: Une guerre intense et de longue durée (Alain Bauer)

Ukraine: Une guerre intense et de longue  durée (Alain Bauer)

A la lumière de l’Ukraine, les Européens doivent revoir leur politique industrielle et redéfinir leur doctrine de défense estime Alain Bauer  dans  « l’Opinion »

Après l’échec d’une « opération spéciale » qui devait se dérouler comme une victoire éclair « libérant » des populations ukrainiennes du joug « nazi », la Russie se dirige, comme souvent, vers une guerre lente de destruction méthodique, faisant table rase de ce qu’elle ne pourrait conquérir.

L’Occident mène sur place une guerre par procuration, fournissant armes et munitions jusqu’à épuisement accéléré des stocks. Durant cette guerre qui commence à dire son nom, le commerce continue vaille que vaille, et tous les secteurs se réorganisent en économie de conflit.

Outre la possible victoire de l’Ukraine (qui devrait éviter la reconquête de la Crimée), il faudra tenter d’éviter une défaite trop cuisante de la Russie (qui n’a pas usé de l’arme nucléaire tactique en Afghanistan) mais qui doit repenser son « espace vital » tel que défini bien avant Vladimir Poutine par Evgueni Primakov, alors premier ministre de Boris Eltsine.

Le Président Poutine avait besoin d’une victoire pour triompher lors des parades de la grande fête nationale du 9 Mai (Grande Guerre Patriotique), équivalent cumulé du 14 juillet, du 8 Mai et du 11 Novembre en intensité.Il ne l’aura sans doute pas, Marioupol résistant toujours, les progrès au Donbass restant millimétriques, l’attaque d’Odessa étant reportée…

Mais il peut encore choisir « l’escalade dans la désescalade », sorte de roulette russe diplomatique, qui amorcerait la reconnaissance d’un état de guerre (la situation financière se dégrade fortement malgré le génie technique de sa gouverneure de Banque centrale, Elvira Nabioullina) et les ventes au rabais de pétrole et de gaz à la Chine ou à l’Inde ne compensent pas les pertes de recettes d’une économie mono-dépendante et bien plus fortement connectée à l’Occident qu’elle ne l’imaginait.

Comme en Ukraine, recréer une Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) digne de ce nom, en complément de forces armées professionnelles

Comme lors d’épisodes précédents, notamment la crise des missiles de Cuba (1962), il faudrait alors atteindre le point de rupture pour trouver une issue acceptable permettant un cessez-le-feu, la reconstruction de l’Ukraine (aux frais de la Russie pour une part importante de ses liquidités gelées et du reste du monde pour le solde), et établir un nouveau « Yalta » des frontières permettant de définir clairement les zones d’influence (incluant la Moldavie, la Géorgie, l’Ukraine et tout particulièrement la Crimée, et surtout Kaliningrad).

Guerre froide ou paix brûlante en Europe permettraient alors de se concentrer sur les enjeux véritables du principal acteur visible de la réorganisation du monde, la Chine. Tout en essayant de résoudre les difficultés relationnelles avec l’Inde, le Golfe persique ou l’Afrique du Sud (sans parler du Sénégal), qui n’ont pas soutenu les dispositifs de sanctions contre l’agression russe.

Nouvelles solidarités énergétiques. Il faudra aux Occidentaux définir de nouvelles solidarités énergétiques, tout en continuant à dépendre pour grande partie de l’étranger, revoir leur politique industrielle (y compris militaires pour la production de munitions), redéfinir une doctrine de défense (qui va passer du rêve de la globalisation heureuse pour bisounours consommateurs à celui du risque d’une guerre de haute intensité, d’une guerre de longue intensité).

L’excellent rapport des députés Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot ouvrent la voie à une reprise massive de l’investissement en matière de défense couvrant des champs laissés en jachère ou mal contrôlés : drones, cyber… Mais surtout en recréant une Défense Opérationnelle du Territoire digne de ce nom. Les leçons du conflit en Ukraine, la force d’une armée populaire en complément de forces professionnelles, les changements technologiques majeurs qui imposent de revoir tout le champ de l’investissement et donc celui de la réindustrialisation de souveraineté.
Ce qui n’a pas encore été totalement compris après la crise dde la Covid, doit impérativement être engagé en matière de défense.

Le moment est aussi venu de se délester du fardeau des dettes créées par la gestion de la crise des subprimes et de celle du COVID, en mettant en place ce Fonds Européen de la dette.

Ceci devrait permettre la création d’un Fonds européen de défense d’au moins cent milliards d’euros, permettant d’engager au bénéfice des Etats membres, et tout particulièrement de la France et de l’Allemagne, d’assurer leurs missions qui dépassent largement la protection de leurs frontières continentales.

Le moment est aussi venu de se délester du fardeau des dettes créées par la gestion de la crise des subprimes et de celle de la Covid, en mettant en place ce Fonds européen de la dette, ce qui permettrait d’effacer dans drame supplémentaire une partie des bulles successives créées par l’hyper-spéculation des vingt dernières années.

La guerre est militaire, économique, sociale. Elle est devenue globale. Et sans doute totale. Clemenceau le disait déjà il y a un siècle. Rien n’a vraiment changé, même si tout va plus vite.

Le président de la République réélu, et même mieux qu’espéré, a la légitimité pour engager dans l’Union européenne cette « Révolution » qu’ il appelait de ses vœux lors de sa première campagne et qui devient désormais un enjeu pour la survie de la Nation.

Alain Bauer, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers et responsable scientifique du Pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces et Crises.

La » rageosphère » dans l’univers 2.0 –(Alain Bauer)

 La » rageosphère » dans l’univers 2.0 –(Alain Bauer)

 

 Tribune d’Alain Bauer dans l’opinion

Complotisme, populisme, fachosphère, fake news, réalités alternatives… L’usage d’Internet et des réseaux sociaux pour façonner l’opinion inquiète institutions et médias qui, à force de s’offusquer des dérives, ne font, paradoxalement, que renforcer ceux qui ne croient plus aux vérités « officielles ».

Cet univers parallèle 2.0, n’est pas rempli d’avatars, comme un jeu, mais devient une réalité palpable à l’intérieur duquel pseudo-identités et vrais activistes se partagent un public en forte croissance. Personne ne se donnant vraiment la peine de dialoguer avec les inquiétudes exprimées, le terrain est ouvert aux manipulateurs et extrémistes de tous bords. Le pseudo-anonymat d’Internet, le défouloir général non contrôlé de certains forums, l’effet de « meute », ont permis l’émergence d’une culture du clash accompagné par cet éloge permanent du vide scripté qu’est aussi la téléréalité ou le monde des influenceurs rémunérés.

Ces évolutions reflètent la réalité d’une société déboussolée, inquiète, ne comprenant pas la désacralisation généralisée souhaitée par des élites qui se voulant, depuis longtemps, faussement proche du peuple ont choisi d’être à portée de gifle plus que de tir. Jacques Pilhan, le conseiller de François Mitterrand, expliquait, bien avant Internet, qu’il fallait assurer la souveraineté politique par la rareté et la distance. A mi-chemin, Jacques Chirac, féru de culture nippone, accompagnait le mouvement pour éviter la puissance de l’adversaire (en général plus insultant que menaçant à une exception près ou la distance et l’action du public lui éviteront une balle). Nicolas Sarkozy conceptualisait, lui, le mouvement permanent pour éviter d’ajuster le tir.

Ce qui se profile actuellement n’est pas anodin. Violences physiques, criminelles, terroristes, sociales s’expriment dans les rues, et sur une durée sans doute inédite depuis la Libération. Elles se complètent et se renforcent dans l’univers virtuel, qui transforme tout débat en affrontement. Comme si on construisait un réseau de routes à grande vitesse en ne l’accompagnant pas d’un code de la circulation permettant aux camions, voitures, deux-roues et piétons, de survivre à l’expérience. Internet sans permis, feux rouges ou priorités, n’est pas l’espace de liberté imaginé par la plupart de ses défenseurs — qui ont permis l’exploitation massive des données et la construction de monopoles — tout en disposant ici et là de déversoirs des haines.

Une rageosphère virtuelle est donc apparue et s’étend aux mondes virtuel et réel. Elle construit des liens, ne s’occupe guère de positionnement partisan, se veut révolutionnaire « sans étiquettes », souhaite un retour heureux à un monde perdu, revendique une nostalgie d’un pays éternel qui se dissoudrait. Loin de n’être qu’une accumulation de rancœur, ceci ressemble de plus en plus à un programme a minima, une coalition des extrêmes et des contraires, d’accord sur rien mais prête à tout.

Beaucoup émettent des inquiétudes légitimes. Mais qui ne permettent plus le dialogue ou la recherche de solutions en commun. Chaque activiste, de droite ou de gauche, rêve d’une « convergence des luttes » qui pourrait tout renverser à son propre bénéfice avant de revenir à la normale de la gestion ordinaire de l’Etat après élection ou Révolution. Internet l’a réussi. Sur notre Titanic démocratique, il reste un orchestre pour se rassurer.

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers.

Sécurité : un puissant mouvement de désespoir (Alain Bauer)

Sécurité : un puissant mouvement de désespoir (Alain Bauer)

 

En observant ce qu’il se passe dans la police et l’armée, le criminologue met en garde contre un « profond séisme électoral » en 2022 ( dans l’Opinion)

Tribune

 

 

 

La criminologie est une science définie par Emile Durkheim, il y a plus d’un siècle comme celle de la relation entre le crime, fait social, son ou ses auteurs, sa ou ses victimes et les circonstances de sa commission. L’analyse des phénomènes criminels n’a pas vocation à déborder ce cadre et il convient d’éviter le processus « toutologique » qui pousserait le porteur d’un savoir ou d’une expérience particulière à s’exprimer sur tout et n’importe quoi, au rythme effréné des chaînes d’information en continu ou des réseaux sociaux.

Mais la médiatisation créée aussi des effets de proximité, des phénomènes de confiance, des échantillons aléatoires et empiriques qui sont parfois révélateurs. Pour une fois, il m’a semblé utile de partager ces quelques années d’évolution dans l’analyse de la parole des victimes, de leurs proches, des citoyens, des agents des institutions du « front » social.

Le lent processus de goutte à goutte de la violence, de la criminalité « ordinaire » ou du terrorisme, du retour de la violence physique, de l’affrontement, du règlement de comptes, des agressions contre les services publics (pompiers, policiers, gendarmes, postiers, électriciens, médecins, …) provoquent, après une fermentation de plusieurs décennies, un puissant mouvement de consternation et d’exaspération, particulièrement chez les fameux « agents de première ligne », qui ont imperturbablement continué à faire fonctionner les services essentiels tout particulièrement durant la crise pandémique.

« L’ordre n’est pas un objectif en soi, mais la garantie du libre exercice des libertés démocratiques »

Phénomènes profonds. Depuis de nombreuses années, ces agents, notamment en charge du secteur public, ont utilisé leur droit « d’alerte et de retrait », quand ils n’utilisaient pas celui de grève. A de très rares occasions près (dépôt de képi, dos tournés à leur ancien directeur général, jet de menottes), les policiers ont marqué leurs désillusions et leur colère. Plus récemment, et à deux reprises coup sur coup, des militaires, pas toujours retraités, ont mobilisé les troupes contre ce qu’ils estiment être la décadence de l’État central en France.

L’Etat, le gouvernement, devraient enfin comprendre que ce processus, entamé depuis longtemps, devrait être pris au sérieux. Pas par des postures ou des rodomontades, mais par des actes et un retour à la cohérence d’une action de retour à la paix publique. L’ordre n’est pas un objectif en soi, mais la garantie du libre exercice des libertés démocratiques.

L’isolement monarchique de l’actuel système républicain, la sous-estimation des phénomènes profonds dans la société française ne peuvent aboutir qu’à un profond séisme électoral. Moins par transfert des voix des déçus que par une abstention massive et surtout une faible mobilisation pour la candidate ou le candidat qualifié au deuxième tour pour affronter presque mécaniquement celle ou celui du Rassemblement National. Les élections régionales vont permettre une répétition générale qu’il faudra analyser avec attention, même si les compétences en matière de sécurité des institutions concernées restent relatives. Mais ce qui comptera restera le discours le plus convaincant sur cette question.

Vingt ans après l’élection présidentielle de 2002, rien ne semble avoir changé, si ce n’est sous forme dégradée. Il est temps de se réveiller et de répondre aux questions légitimes des citoyennes et de citoyens. Faute de quoi ils pourraient choisir un nouveau type de droit de retrait, électoral cette fois-ci.

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers.

La question sécuritaire». ( Alain Bauer)

La  question sécuritaire». ( Alain Bauer)

Alain Bauer développe à nouveau la problématique de l’insécurité dans l’Opinion. Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris, New York et Shanghai. Il a créé puis présidé (2007-2012) l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales;

 

Tribune

 

En France, depuis guère plus d’un siècle, l’Etat a voulu établir un monopole de la sécurité publique et assumer la responsabilité totale de ce qui est, à peu près partout ailleurs, une compétence partagée entre le local et le central, le public et le privé. De ce fait, il est devenu le comptable politique de la question criminelle, assumant même d’être jugé sur la production de crimes (les fameux chiffres de la délinquance) et assez peu sur son efficacité. Comme si les médecins se sentaient responsables des maladies et peu de l’efficacité de leur traitement !

En 1983, les listes « Marseille Sécurité » bousculaient Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur et maire de la ville, faisant apparaître la question dans le débat électoral. Fin 1983, la maire socialiste de Dreux perdait sa ville face à une alliance RPR-FN, boostée par la question sécuritaire. En 1997, à Villepinte, la gauche devenait réaliste, mais oubliait tout en 2002 face à Jean-Marie Le Pen. Ce processus dit de « jospinisation » (succès économiques et sociaux, rigueur de gestion mais incapacité à comprendre les enjeux sociétaux du vécu des populations) semblait devenu un évènement pour historiens de la science politique. Il semble curieusement possible de le voir se reproduire.

Querelle statistique. Entre amnésie et anomie, les gouvernements ont le plus grand mal à traiter de la gestion de phénomènes, pourtant anciens et bien étudiés. Ainsi, le modèle de l’élection de 1966 en Californie qui vit la victoire écrasante de Ronald Reagan face au gouverneur démocrate Pat Brown, fut construit sur la thématique « Tough on Crime » (Dur avec le crime) et anticipa la révolution conservatrice qui balaiera les Etats-Unis et les bastions démocrates, dont l’emblématique New York remporté en 1994 par Rudolph Giuliani, portée par sa « Tolérance Zéro ».

Aucune de ces lames de fond électorales ne fut surprenante. Elles se construisirent par accumulation de frustrations et de désespoir, portées par des populations souvent modestes, alliées de circonstances aux classes moyennes et supérieures, terrorisées par une violence du quotidien créant un climat d’insécurité auquel les élites politiques ne purent répondre, tentant de se dédouaner par des postures d’évitement selon le traditionnel triptyque « Négation-minoration-éjection » : Ce n’est pas vrai, ce n’est pas grave, ce n’est pas de ma faute…

« L’actuel gouvernement est victime d’une décision stupidement comptable de son immédiat prédécesseur, qui a supprimé à la fois le thermomètre et son outil de compréhension, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales »

Certains en profitent pour expliquer doctement que la situation est pire que… toujours, d’autres que tout va pour le mieux et qu’il ne s’agit que d’un effet médiatique.

Et comme toujours, une tragique querelle statistique vient assombrir l’information du public. De ce point de vue l’actuel gouvernement est victime d’une décision stupidement comptable de son immédiat prédécesseur, qui a supprimé à la fois le thermomètre (l’enquête de victimation qui permet de savoir ce que les citoyens subissent et pas seulement ce qu’ils déclarent et ce qui en reste dans l’enregistrement administratif des plaintes) et son outil de compréhension, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP).

Homicidité. Revenons donc à ce que nous savons : il n’existe pas d’indicateur de la violence. Mais, depuis 1539 et l’édit de Villers-Cotterêts, la France est dotée d’un état civil tenu avec efficacité. Un des indicateurs les plus stables et les plus précis de l’insécurité dans une société est celui des homicides. Historiquement, le nombre de crimes relevant de cet item s’est effondré en cinq siècles passant de 150 pour 100 000 habitants à moins de 2. On comptait un peu plus de 1 100 faits en 1972, plus de 2 400 en 1983, un millier après 1988. Une première baisse significative à partir de 1995, des minima historiques à partir de 2009 (moins de 600 faits) puis une forte reprise depuis 2015 (avec un effet attentats non négligeable en 2014, mais un niveau élevé en 2019).

On dispose même d’un outil encore plus développé, celui de l’homicidité qui permet d’ajouter aux homicides, les tentatives (qui ne sont que des homicides ratés) et les coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort. Dès lors, on atteint en 2019, un niveau historiquement inégalé en un demi-siècle avec 3 562 faits. Qu’on considère ou pas la sensibilité de l’attention aux phénomènes, l’évolution des législations ou l’intérêt porté au sujet, sur ce critère particulier, la dégradation est incontestable et inquiétante.

Hors faits exceptionnels (attentats), le maintien a un niveau très élevé des violences homicides constitue un indicateur fiable. Il conviendrait de s’en saisir avec les moyens de la science et de l’expertise afin de permettre une action intelligible et cohérente des acteurs du processus pénal : Intérieur et Justice. En commençant par rétablir un thermomètre indépendant.

 

La montée de la violence (Alain Bauer)

La montée de la violence (Alain Bauer)

 

La chronique d’Alain Bauer dans le monde:

 

 

Si l’appareil statistique policier français est connu pour ses multiples défauts (partiel, parcellaire, parfois partial), en grande partie corrigés, mais plus pour longtemps, par l’enquête nationale de victimation mise en place par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (enquête et observatoire vont disparaître pour des raisons aussi misérablement comptables qu’irrationnelles), il n’en reste pas moins qu’il dispose de la continuité et d’une certaine forme de cohérence. Il ne supprime rien, même s’il redispose entre catégories avec cet objectif politique permanent : avoir de « meilleurs chiffres » que l’an dernier… La couleur politique du gouvernement n’influant en rien sur cette pulsion à la minoration.

« ….. les chiffres publiés jeudi 16 janvier en catimini par le service statistique du ministère de l’Intérieur (après les vœux ministériels), posent de graves questions pour l’avenir.

Forte augmentation des violences sexuelles enregistrées (+12 %), nette augmentation des homicides (970 victimes, 76 de plus qu’en 2018, soit + 8,5 %)… Les coups et blessures volontaires sur personnes de 15 ans ou plus enregistrent une forte hausse en 2019 (+8 %). La hausse est modérée pour les vols sans violence contre les personnes (+3 %) et pour les vols dans les véhicules (+1 %). Les vols avec armes et les cambriolages de logements sont stables. Les escroqueries progressent de 11 %. Curieusement, après une longue année de casse, les destructions et dégradations volontaires baissent (-1 %). Ce sujet méritera sans doute d’être vérifié auprès des assureurs…

 

La violence politique ou sociale est rarement déconnectée de la violence sociétale. 2019 marquera un passage régressif alors que la criminalité violente s’était apaisée pendant quinze années

Si le gouvernement pointe à juste titre une forte crispation sociale et des violences « de rue » particulièrement prégnantes, incluant des violences non seulement contre les forces de l’ordre mais aussi, et c’est particulièrement représentatif de la dégradation du climat sociétal, contre les pompiers, on ne saurait occulter des phénomènes multiples, aux causes différentes mais aux effets convergents : forte augmentation des plaintes pour agressions sexuelles, progression des coups et blessures et surtout, forte progression des homicides et sans doute des tentatives, qui devraient faire passer la barre cumulée de l’homicidité au-delà du pic historique connu en 1983, bouclant ainsi sept années de progression régulière.

La violence politique ou sociale est rarement déconnectée de la violence sociétale. 2019 marquera un passage régressif alors que la criminalité violente s’était apaisée pendant quinze années (1994-2010), ce basculement public et privé, visible et intime, personnel et collectif, vers les violences de toutes natures doit interpeller les acteurs sociaux et politiques avant que la réaction citoyenne n’emporte tout. »

 

Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers. Dernier livre publié : Trois minutes pour comprendre cinquante grandes affaires criminelles (Courrier du Livre).

Après la crise sanitaire, le prochain virus sera cyber». (Alain Bauer)

Après la crise sanitaire, le prochain virus sera cyber». (Alain Bauer)

Après la crise sanitaire prochain virus pourrait bien être cyber d’après Alain Bauer, spécialiste en gestion de crise et criminologue.( Chronique dans l’Opinion )

 

« Philip K. Dick, le grand auteur américain de science-fiction, est revenu à la mode. Le Maître du haut château, en version web-série, nous fait vivre un monde dystopique en nous proposant une réalité alternative, du dernier conflit mondial à nos jours. Les vainqueurs remplaçant les vaincus, ce qu’on pourrait appeler une « vérité alternative » selon Fox News.

Ce que nous vivons dans notre réalité ressemble de plus en plus à une nouvelle version de Blade runner, du même auteur, dessinant une sombre réalité confortant les effets de la théorie du chaos et d’un « effet papillon » démultiplié en myriade de conséquences sanitaires, sociales, économiques, industrielles.

Choisir la vie ou l’économie ? Refonder le monde ? Casser la croissance ? Ces questions vitales ne sont pas nouvelles. Souvent le conservatisme, qui n’est pas seulement une idéologie mais aussi une pulsion naturelle plus ou moins contrariée, résiste au changement des modèles.

La tradition gouvernementale du mensonge plus ou moins relatif, l’incapacité à répondre clairement à une question précise par peur de la panique ou d’avouer son ignorance, ce bouclier de la parole qui enfume plutôt qu’elle n’éclaire, ont réduit la capacité de conviction des appareils d’État. Le confondant spectacle des messages sur le port du masque ou l’utilité des tests restera gravé dans les mémoires physiques et informatiques de la population.

 

En même temps, l’outil internet a produit des milliers de citoyens enquêteurs allant du meilleur (Bellingcat) au pire (les innombrables trolls déchaînés, solitaires ou mercenaires qui inondent l’espace virtuel). C’est aussi dans ce monde-là que le prochain virus se prépare, s’élabore, se teste.

Outre les innombrables attaques informatiques contre des particuliers, des entreprises ou des institutions, pour vendre de faux produits, de faux médicaments, de faux masques, qui relèvent de l’escroquerie traditionnelle et nécessitent une participation active de la victime trop confiante ou trop insouciante, on assiste à une diffusion exponentielle – virale donc – des rançongiciels et prise de contrôle des équipements informatiques et des stocks de données.

Après des tests menés depuis la fin d’année dernière par des hackers déterminés et coordonnés, des opérations massives ont commencé début 2020 contre de nombreuses cibles privées ou publiques (notamment Bouygues Construction ou les services de Marseille Métropole). Récemment, des attaques ciblées ont touché des institutions médicales, des hôpitaux en première ligne contre le Covid-19. Erreur de débutant, nouveau test de solidité des défenses de sécurité, opération de « profiteurs de guerre » utilisant des technologies modernes ?

«Nous sortirons de la crise sanitaire. Nous allons entrer dans la crise cyber, ce monde dont notre niveau de dépendance croit exponentiellement et qui ne s’y est guère préparé»

En tout état de cause, Interpol, Europol et la Global initiative against transnational organized crime ont sonné l’alarme sur ce qui est en train de se produire. Mais qui n’est rien au regard de ce qui se prépare.

Outre les effets criminels, la révolution qui s’amorce sur la gouvernance d’internet, l’apparition d’un nouveau monde mieux contrôlé par les Etats (New IP), défendu notamment par Huaweï et qui ne l’est pas seulement par la Chine et ses alliés naturels.

La guerre d’internet continue pendant la crise épidémique. Non seulement sur la 5G, sur le traçage des individus, sur la neutralité du net, sur le contrôle des données, mais aussi sur la gouvernance de l’outil. Certains fonctionnent déjà en mode dégradé et pourraient se passer du réseau mondial. D’autres n’ont pas encore pris la mesure de leur dépendance. La prochaine épreuve de souveraineté dépassera en ampleur celle des masques, des respirateurs ou des réactifs.

Nous sortirons de la crise sanitaire, à un prix humain hélas élevé mais en ayant sauvé l’essentiel et préservé la vie de nombreux citoyens, plus ou moins jeunes.

Nous allons entrer dans la crise cyber, ce monde dont notre niveau de dépendance croit exponentiellement et qui ne s’y est guère préparé. En tout cas pas plus que pour la crise sanitaire et pandémique. On en voit les effets.

Il est plus que temps d’éviter la prochaine. Contre tous les virus. »

Alain Bauer, spécialiste des gestions de crise, est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (équipe en émergence sécurité défense), à New York et à Shanghai.

«Le confinement : fruit du déni » (Alain Bauer)

«Le confinement : fruit du déni » (Alain Bauer)

 

 

« Consultant en gestion de crise, Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Shanghaï. (chronique dans l’Opinion)

« Pour la première fois, une crise totale vient de frapper le monde dans sa globalité.

Clausewitz avait imaginé une guerre totale d’anéantissement, attribuée de manière erronée aux concepts stratégiques napoléoniens, avant de corriger son erreur. Mais l’expression est restée. Durant les deux Guerres mondiales, des pays neutres ou non alignés avaient échappé au conflit, collaboré sans être occupé, joué double ou triple jeu. Les crises économiques en 1929 ou en 2008 avaient eu des conséquences très diverses et s’étaient « limitées ​» à leur aspect monétaire et financier.

Mais voici une crise sanitaire de grande ampleur, comparable à celle de 1918, dont les effets dans la mémoire collective se sont noyés dans les conséquences de la Grande Guerre, même si la grippe « espagnole » (en fait originaire du Kansas semble-t-il) fit plus de morts que le conflit armé lui-même.

Comme Dominique Strauss Kahn le souligne dans une remarquable étude, cette crise est, à la fois et en même temps, une crise de l’offre et de la demande, touchant une économie plus mondialisée que jamais et parfaitement amnésique des épisodes pandémiques précédents, même récents. Elle pose clairement le risque d’une récession dangereuse à tous points de vue.

Il faut hélas y ajouter (la liste n’est pas exhaustive) ​:

- Une crise sanitaire qui montre l’erreur fondamentale d’avoir voulu considérer la santé publique comme un coût et non un investissement.

- Une crise industrielle dont l’impact va se ressentir durablement.

Une crise du secteur des services qui résiste tant bien que mal tout en découvrant un « ​front ​» intérieur pandémique qui bouleverse les circuits de distribution et les chaînes logistiques.

- Une crise administrative, avec les errements continuels d’organes de l’Etat qui produisent le meilleur et sont capables du pire, comme l’ARS du Grand Est proposant des réductions massives d’emplois de soignants en plein pic épidémique…

- Une crise militaire qui affecte des troupes exposées sur certains terrains d’opérations.

- Une crise sécuritaire, qui laisse démuni policiers et gendarmes, alors que leurs missions sont largement réorientées vers les populations.

Imprévoyants, incohérents, inexpérimentés, rares sont les gouvernements qui sortiront indemnes de la gestion chaotique de cet évènement. Le confinement total n’étant que le fruit de l’impréparation, du déni et de la pénurie alors même que la pandémie précédente avait été parfaitement anticipée. Certes, on n’a jamais raison trop tôt mais quand même !

Certains ont choisi l’option Azincourt, restant abasourdis par des évènements qui les ont surpris.

D’autres l’option Maginot, croyant à des pratiques de confinement limitées ou à des opportunités d’immunité collective encore à démontrer.

Enfin, l’option Waterloo, avec des opérations systématiquement menées à contretemps sans prendre véritablement en compte l’ampleur des risques pour la population. L’Angleterre, les Etats-Unis, le Brésil risquent d’en payer le prix.

Le management du chaos est un art difficile, et on ne saurait faire systématiquement porter sur les épaules des dirigeants actuels ce qui est souvent la conséquence de décisions anciennes, d’il y a une décennie, deux parfois.

C’est aussi la conséquence d’une culture structurante qui voudrait, contre toute décision politique, qu’une main invisible à Bercy resterait le seul outil régalien pour toujours tout régenter. Si la rigueur est une valeur qu’un contribuable ne saurait ignorer, elle ne peut à elle seule empêcher le beau risque de l’investissement, ni inverser les priorités en oubliant la valeur de l’humain.

Il est bel et bon de saluer et consacrer les « ​héros ​» du quotidien, il ne faudrait pas oublier les conditions dégradées dans lesquelles leur héroïsme a pu s’exprimer et que ce sursaut relève avant tout de l’incroyable agilité du système D national. On notera, avec satisfaction, que l’urgence d’adaptation est saluée à juste titre quand il s’agit du réaménagement des urgences ou du doublement des capacités de réanimation, sans qu’on se pose les mêmes problèmes de respect des « ​protocoles ​» et des « ​procédures ​» qu’on oppose notamment au Professeur Raoult…

Il faudra ne jamais oublier que ce sont celles et ceux – là même que l’administration voulait sacrifier qui ont sauvé le système hospitalier, par leur dévouement, leur volonté, leur créativité, leur prise de risque. Comme les policiers et les gendarmes (trop nombreux, trop payés, ne travaillant pas assez…), les cassiers et caissières (à supprimer), les boulangers, les pharmaciens, sans parler des enseignants (qui ne travailleraient pas durant le confinement…), bref toutes les professions de contact – qui sont aussi devenues les professions au contact – et permettent au pays de se maintenir malgré tout.

Entre 2007 et 2012, l’État avait construit un remarquable dispositif contre les pandémies, qui fort heureusement n’a pas eu à servir. Avec la même détermination, l’État a déconstruit son outil pensant que ce qui ne s’était pas produit ne se reproduirait jamais. Un peu comme si chaque année on demandait le remboursement de son assurance incendie ou de ses cotisations maladie au prétexte qu’on ne s’en serait pas servi. L’État a montré qu’il savait être un vrai stratège mais qu’il avait besoin régulièrement d’être rassuré sur son choix par une confrontation à la réalité.

Chacun peut constater que nous vivons, douloureusement, cette épreuve. Profitons-en pour préparer l’après en portant une parole publique claire, cohérente, simple et directe. Et passons à la pédagogie du déconfinement. Selon les modèles étudiés un peu partout dans le monde, le processus pourrait ressembler à celui-ci.

Après le pic pandémique viendra une période plateau. Le flux de malades hospitalisés se réduira mais le stock restera à un niveau élevé. Lorsque la décrue atteindra les cas sévères, il faudra alors mettre en place un outil de déconfinement chronologique (on revient là où ça a commencé), géographique (on procède sur les territoires cohérents et d’une taille maîtrisable) et sérologique (on ne peut réaliser ces opérations qu’avec les tests d’anticorps permettant d’identifier les immunisés, les asymptomatiques passés, les malades ayant récupéré et enfin les encore vulnérables).

Une fois ces tests réalisés sur toute la population concernée sur le territoire délimité, un déconfinement progressif est possible en maintenant pour longtemps le port des masques, les gestes barrières et en réorganisant l’accueil dans les magasins et autres espaces publics, en réduisant l’occupation des salles et en attendant l’arrivée d’un vaccin. Ces dispositifs auront aussi un aspect très positif pour la grippe saisonnière (qui faisait des milliers de morts dans l’indifférence générale) et qui pourrait enfin être considérée comme une maladie grave et dangereuse.

Les répliques, dès lors qu’une partie importante de la population restera vulnérable nécessiteront des reconfinements localisés et ciblés mais de moindre intensité si l’engagement citoyen est assez fort pour adapter cette nouvelle culture d’un vivre ensemble sans contaminer les autres.

Un vivre-ensemble hors du stable, du constant, du consistant, de l’ordonné, du déterminable. Un vivre ensemble chahuté dans un chaos dynamique qui forcera les citoyens et leurs organisations à sortir des certitudes ordonnées et comptabilisées pour se réinventer. Comme après toutes les guerres, puisqu’on a décidé de dénommer ainsi ce conflit sans ennemi.

La crise totale peut alors devenir l’élément majeur d’une redéfinition des termes du libéralisme pour une meilleure adéquation entre actionnaires et salariés, capitalistes durables et spéculateurs financiers, investisseurs et profiteurs, en garantissant un rééquilibrage majeur vers le long terme et le réinvestissement dans la protection de la planète, la relocalisation des industries stratégiques, une régulation renforcée. Il faut profiter de cet instant tragique pour redonner du sens à l’investissement le plus important : celui pour la vie. »

Coronavirus «Les Occidentaux, les bras croisés» (professeur Alain Bauer)

Coronavirus  «Les Occidentaux , les bras croisés» (professeur Alain Bauer)

 

 

Les Européens ont beaucoup trop tardé à prendre la mesure de l’événement estime Depuis 2001, le professeur Alain Bauer qui appartient à un groupe informel d’experts internationaux de gestion de crise qui échange des informations sur des questions très diverses, civiles, militaires et scientifiques. ( interview de l’Opinion)

Vous êtes en relation avec des experts internationaux. Quand l’épidémie du Covid-19 est-elle apparue comme un sujet préoccupant ?

Début janvier nous avons été alertés par des notes sur la situation en Chine : une pandémie émergente avec des choix sanitaires et politiques vertigineux à faire. Fin janvier, les experts ont pronostiqué un processus qui ressemblait à une montagne qui s’élevait devant nous et qui, selon les décisions prises, prendrait la forme de l’Everest, du Mont-Blanc ou du Massif central. Nous avons aussi rapidement su que la grippe espagnole avec sa très forte mortalité restait le modèle le plus pertinent pour comprendre ce qui allait arriver. Et donc, que les mesures de confinement étaient les plus pertinentes. Aux Etats-Unis, la grippe espagnole avait provoqué des ravages à Philadelphie où les soldats américains avaient été fêtés à leur retour d’Europe alors que ses effets avaient été fortement limités à Saint-Louis.

Les dirigeants ont eu des réactions très variées : Boris Johnson, par exemple, qui a semblé faire le choix d’une large contamination afin d’immuniser la population britannique. Comment expliquer ces divergences ?

Il ne m’appartient pas de juger les décisions politiques. Mais d’un point de vue factuel, c’est une énorme bêtise car ce n’est pas le taux de mortalité, certes « faible » à 2 % (en fait bien moins eu égard à l’ampleur de la contamination), qui compte le plus mais la quantité de personnes contaminées qui, elle, est exponentielle. Angela Merkel a eu le courage d’expliquer que 60 à 70 % de la population allaient être touchés et elle a provoqué ainsi une prise de conscience quantitative essentielle. Personne ne peut dire : « On ne pouvait pas savoir. Ce n’était pas prévisible ». Pourquoi Taïwan s’était, lui, préparé ? Pourquoi, alors qu’il n’y avait aucun doute sur l’extension de la pandémie à partir de la Chine, avoir attendu si longtemps pour préempter la crise ? Pourquoi ce retard alors que la situation était déjà explosive en Italie ? Nous avons en fait répété les erreurs du « nuage de Tchernobyl » qui s’était soi-disant arrêté à la frontière. Ce que j’appelle le syndrome de Semmelweis, du nom de ce médecin autrichien révoqué de l’hôpital de Vienne pour avoir imposé de se laver les mains… il y a 150 ans.

N’est-ce pas une appréciation a posteriori ?

Il y avait des faits. Le premier cas est apparu à Wuhan le 17 novembre dernier. Jusqu’à fin décembre, les Chinois ne font état que de cas isolés, en petit nombre. Même le médecin héros de Wuhan. Sans compter l’influence de la mythologie chinoise et de l’histoire très sensible politiquement de la ville. Personne n’a voulu assumer de transmettre « les messages négatifs du ciel pour l’empereur » Fin décembre, les officiels chinois finissent par admettre la gravité de la situation. Le 3 janvier, le CDC (center for disease control) chinois prévient l’OMS de l’éruption du coronavirus. Mais, pendant des semaines, les Occidentaux ont regardé, les bras croisés. Seul trois pays se sont mobilisés : la Corée du Sud, Taïwan et Hong Kong.

La pénurie de masques est flagrante en France. Comment l’expliquer ?

Il serait temps de réhabiliter Roselyne Bachelot qui a été tant moquée pour sa gestion du H1N1. Il n’empêche qu’elle au ministère de la Santé a su anticiper une crise qui n’a pas eu lieu. Comme ensuite Xavier Bertrand, qui avait constitué des stocks de masques au cas où. Leurs successeurs ont géré la pénurie. Cette affaire illustre un double défaut. Celui de laisser Bercy et ses comptables gérer le pays, asphyxier nos systèmes de santé et de police et tenter de tuer notre appareil militaire. Et celui d’avoir une vision strictement bureaucratique, a fortiori en temps de crise. Des médecins comme Rémi Salomon (président de la commission médicale de l’AP-HP) ou Philippe Juvin (directeur des urgences de l’hôpital Pompidou) ont su secouer un discours lénifiant. A leurs postes de ministres, Olivier Véran ou Christophe Castaner, également. Mais l’Etat a semblé rester dans l’entre-deux, beaucoup plus que dans le « en même temps » : des restrictions de circulation mais pas de confinement strict, un autocertificat de déplacement, le paracétamol en vente limitée mais sans véritable contrôle. Le maintien du premier tour des municipales en est une autre illustration. Mais, là, c’est Emmanuel Macron qui a eu le courage d’évoquer un report et a dû céder face à l’opposition qui a crié au coup d’Etat avant de se rendre compte de l’ampleur de l’épidémie.

Ce que vous critiquez comme des demi-mesures n’est-il pas une réponse graduée afin de ne pas affoler la population ?

Sans doute faut-il de la pédagogie et du temps. Mais en avons-nous vraiment manqué pour préparer les populations ? Il faut faire confiance aux gens. Dès lors que les informations sont claires et cohérentes, on peut être très efficace

Nous n’avons pas fait assez confiance aux Chinois ?

Oui car même en admettant que la communication officielle des autorités soit sujette à caution, d’autres sources d’information, puissantes, existaient. Les publications de la recherche chinoise, abondantes, sans contrôle ni censure, des études épidémiologiques très éclairantes. Mais aussi des circuits informels. Même en pleine crise de Cuba, KGB et CIA n’avaient pas rompu les contacts… Ce que certains appellent « l’Etat profond » qui est surtout « l’Etat permanent », se parle, s’organise, quelles que soient les relations diplomatiques. Et plus la situation se tend, plus on échange.

«France: la violence qui (re)vient». La tribune (Alain Bauer)

«France: la violence qui (re)vient».  (Alain Bauer)

Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, explique les raisons du retour de la violence  n France dans l’Opinion.

 

Tribune .

Forte augmentation des violences sexuelles enregistrées (+12 %), nette augmentation des homicides (970 victimes, 76 de plus qu’en 2018, soit + 8,5 %)… Georges Clemenceau disait de la Révolution française qu’elle « était un bloc dont on ne peut rien distraire ».

On va pouvoir appliquer la même formule à la violence.

Si l’appareil statistique policier français est connu pour ses multiples défauts (partiel, parcellaire, parfois partial), en grande partie corrigés, mais plus pour longtemps, par l’enquête nationale de victimation mise en place par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (enquête et observatoire vont disparaître pour des raisons aussi misérablement comptables qu’irrationnelles), il n’en reste pas moins qu’il dispose de la continuité et d’une certaine forme de cohérence. Il ne supprime rien, même s’il redispose entre catégories avec cet objectif politique permanent : avoir de « meilleurs chiffres » que l’an dernier… La couleur politique du gouvernement n’influant en rien sur cette pulsion à la minoration.

Mais les chiffres peuvent être têtus, et ceux publiés jeudi 16 janvier en catimini par le service statistique du ministère de l’Intérieur (après les vœux ministériels), posent de graves questions pour l’avenir.

Forte augmentation des violences sexuelles enregistrées (+12 %), nette augmentation des homicides (970 victimes, 76 de plus qu’en 2018, soit + 8,5 %)… Les coups et blessures volontaires sur personnes de 15 ans ou plus enregistrent une forte hausse en 2019 (+8 %). La hausse est modérée pour les vols sans violence contre les personnes (+3 %) et pour les vols dans les véhicules (+1 %). Les vols avec armes et les cambriolages de logements sont stables. Les escroqueries progressent de 11 %. Curieusement, après une longue année de casse, les destructions et dégradations volontaires baissent (-1 %). Ce sujet méritera sans doute d’être vérifié auprès des assureurs…

La violence politique ou sociale est rarement déconnectée de la violence sociétale. 2019 marquera un passage régressif alors que la criminalité violente s’était apaisée pendant quinze années

Crispation sociale. Si le gouvernement pointe à juste titre une forte crispation sociale et des violences « de rue » particulièrement prégnantes, incluant des violences non seulement contre les forces de l’ordre mais aussi, et c’est particulièrement représentatif de la dégradation du climat sociétal, contre les pompiers, on ne saurait occulter des phénomènes multiples, aux causes différentes mais aux effets convergents : forte augmentation des plaintes pour agressions sexuelles, progression des coups et blessures et surtout, forte progression des homicides et sans doute des tentatives, qui devraient faire passer la barre cumulée de l’homicidité au-delà du pic historique connu en 1983, bouclant ainsi sept années de progression régulière.

La violence politique ou sociale est rarement déconnectée de la violence sociétale. 2019 marquera un passage régressif alors que la criminalité violente s’était apaisée pendant quinze années (1994-2010), ce basculement public et privé, visible et intime, personnel et collectif, vers les violences de toutes natures doit interpeller les acteurs sociaux et politiques avant que la réaction citoyenne n’emporte tout.

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