Pandémie : vers une banalisation ?
« Et si cette indifférence [au décompte des morts du Covid-19] ne traduisait pas, tout simplement, le fait que le virus s’installe dans nos vies comme se sont installés les morts du cancer, les décès dus aux maladies cardiovasculaires, les victimes de la violence routière ? », s’interroge Alain Lucas lecteur du Monde.
Et si l’exceptionnel, si l’anormal devenait, au fil des jours, la norme ? Le Monde écrit que l’indifférence s’installe en France malgré la hausse du nombre des victimes. Si les « JT » de 20 heures rappellent plus ou moins régulièrement les chiffres à l’étranger (Brésil, Etats-Unis, Grande-Bretagne), ils affichent une étonnante discrétion sur les données nationales. Pudeur ? Volonté de ne pas miner le moral de la population déjà bien bas ? Consignes de leur direction ? Recommandations des instances gouvernementales effrayées par leur incapacité à juguler l’avance mortelle du virus ?
Le penser serait apporter de l’eau au moulin des sceptiques et autres conspirationnistes qui clament comme toujours qu’« on nous cache des choses ». La vérité est peut-être beaucoup plus simple, beaucoup plus triviale, beaucoup plus humaine. Et si cette indifférence ne traduisait pas, tout simplement, le fait que le virus s’installe dans nos vies comme se sont installés les morts du cancer, les décès dus aux maladies cardiovasculaires, les victimes de la violence routière, quand ce n’est pas celle du monde dans lequel nous vivons ?
Maladies, attentats, famines font partie des malheurs quotidiens de la planète relayés par les médias et amplifiés, déformés, détournés par cette plaie du début du siècle, les réseaux prétendument sociaux. Pour peu qu’on lève le nez du guidon de nos rythmes trépidants, la misère s’inscrit dans le décor de nos vies. On vit avec, pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron. Le prix à payer pour nos modes de vie. La rançon du progrès en quelque sorte. « Progrès » qui ne tire pas obligatoirement vers le haut, vers une vie plus sûre, plus saine, plus sereine. Il y a fort à parier que notre lassitude nous force à fermer les yeux, à nous boucher les oreilles et à détourner nos capacités d’analyses et de réactions.
Vivre avec. C’est probablement le message subliminal que nous renvoient les auteurs des actes de désobéissance, de colère, ces rassemblements d’opposants au confinement et aux mesures sanitaires qui, comme le Covid, elles aussi, connaissent… leurs variants. Insoumission politique ? Rébellion au nom des atteintes aux libertés ? Pur égoïsme ? Inconscience qui veut que les accidents sont toujours pour les autres ? Finalement, n’assiste-t-on pas à la banalisation insidieuse d’une situation pourtant tragique ? Chaque soir, sans le dire vraiment, on nous annonce, depuis treize mois, l’équivalent d’un accident d’avion, d’un crash qui fait 300 morts ! Tous les soirs. Vivre avec ? Oui, c’est possible.
Si la mortalité routière, inadmissible dans les années 1970 a conduit les pouvoirs publics (sous Jacques Chirac) à prendre des mesures (2 550 décès en 2020 contre près de 17 000 en 1972), les cancers (160 000 morts par an, 430 par jour en France) ou les maladies cardiovasculaires (140 000 morts annuels, près de 400 par jour) n’ont pas diminué bien que nous impactant directement. Et qui s’en offusque aujourd’hui ? Qui en a le sommeil troublé hormis les malades eux-mêmes ?
En année normale, la France enregistre entre 1 500 et 1 900 décès quotidiens. Sans que cela nous trouble outre mesure et nous amène à nous interroger sérieusement sur la façon à long terme de mener et de modifier nos existences. Pas de remise en cause profonde (soulevés au printemps dernier, les espoirs fous d’un monde d’après à rebours du monde d’avant semblent avoir sombré dans les oubliettes). Aux 1 500 à 1 900 décès, le Covid en rajoute entre 200 et 300 toutes les vingt-quatre heures. On est passé, en moyenne, à 2 000 décès quotidiens. Le virus, c’est 12 % de décès de plus entre chaque lever de soleil.
Suffirait-il que la pression sur les médias retombe, que les journaux n’en fassent plus leurs gros titres, suivis de multitudes de reportages toujours quasiment identiques d’ailleurs (surtout vérifiable le soir dans les 20h), qu’une autre actualité aux conséquences lourdes (guerre, catastrophe climatique…) se présente ? Il y a fort à parier que l’hécatombe de la pandémie actuelle tombera(it) dans la norme, au même titre que les autres maladies, rançon du « progrès ». La glissade vers l’oubli d’un mal venu d’Asie.
Mais peut-être que cette passivité trouve ses fondements dans l’accélération (relative en France) de la vaccination : puisque les secours arrivent, que la victoire est annoncée mais souvent repoussée (pour l’été ? Pour l’automne ? Pour Noël ?), vivons sans attendre, au prix de quelques risques ! En espérant l’immunité salvatrice. Et la prochaine pandémie ou un autre variant qui avancera… masqué ?