Politique: Avec Trump, l’ère de l’intox
Le terme de « post-vérité » désignerait une époque historique nouvelle où les faits objectifs auraient perdu leur influence sur l’opinion publique et sur les résultats des élections. Dans ce contexte, les politiciens pourraient donc mentir en toute impunité – à l’image du président des États-Unis Donald Trump. Mais quelle est la validité du concept de post-vérité pour comprendre la situation des démocraties contemporaines ?
par Antoine Marie
Chercheur post-doctorant, École normale supérieure (ENS) – PSL dans « The Conversation »
La « post-vérité » s’est diffusée dans le vocabulaire politique et journalistique ces dernières années. Les exemples les plus souvent invoqués par les commentateurs incluent les mensonges du camp « Leave » au sujet des 350 millions de livres sterling que l’adhésion à l’Union européenne était censée coûter à la Grande-Bretagne ; l’indulgence des électeurs républicains vis-à-vis des mensonges de Trump sur une supposée fraude électorale en 2020 ; ou le climatoscepticisme.
Cette approche ne résiste pourtant pas très bien à l’analyse. Si le concept de post-vérité saisit des tendances historiques bien réelles, celles-ci prolongent et amplifient des phénomènes psychologiques et sociaux qui ne sont pas nouveaux.
Premièrement, au risque de rappeler une évidence, il est impossible de vivre une vie de relativiste complet. Ce n’est pas parce que certaines personnes déclarent remettre en cause l’idée de vérité, ou ne pas croire certains médias associés à l’establishment, qu’elles ont cessé de croire en l’existence du monde extérieur avec ses contraintes et ses faits physiques, biologiques, et sociaux. Il est en revanche plus facile de mettre en doute des faits quand ceux-ci sont d’une nature abstraite, collective et non directement perceptible (changement climatique, pandémie…).
Deuxièmement, la diffusion de mensonges par des politiciens cyniques est bien antérieure aux réseaux digitaux et à Internet. Dans les années 1930, les nazis blâment l’incendie du Reichstag sur les communistes pour les discréditer. En 2003, Colin Powell ment à la tribune de l’ONU en faisant croire, faux échantillon d’anthrax à la main, que les États-Unis possèdent la preuve du développement, par Saddam Hussein, d’armes de destruction massive.
L’évocation de menaces collectives et de complots dans le but de mobiliser les masses, ou de promouvoir des intérêts politiques, est une stratégie aussi ancienne que le discours sur la politique lui-même.
Ce qui est relativement nouveau aujourd’hui, c’est que nombre de nos démocraties – les États-Unis et la France notamment – ont vu se développer une défiance grandissante envers les hommes et les femmes politiques et aussi une haine mutuelle entre électeurs de camps opposés (par exemple, républicains contre démocrates aux États-Unis).
Une autre nouveauté est le développement d’Internet et des réseaux sociaux dans les années 2000-2010. Ces sources digitales ont amplifié le fractionnement de notre paysage informationnel initié par la télévision câblée en multipliant encore davantage les sources d’informations partisanes « à la carte ». Elles donnent une force de diffusion potentiellement élevée aux mensonges des politiciens et aux récits conspirationnistes par des canaux comme Facebook, TikTok, YouTube et X, et certains blogs et sites. Quantitativement, l’exposition à des contenus faux sur les réseaux sociaux reste toutefois quelque chose de rare pour le citoyen moyen, de l’ordre de moins de 1 % – le terme d’« infodemic » est donc exagéré.
Dans le même temps, des politiciens populistes ont émergé et soulèvent un enthousiasme extrêmement fort auprès de certaines franges de l’électorat, qui y voit des leaders providentiels capables de défendre leurs intérêts dans le monde globalisé et en mutation démographique. Parmi leurs convictions politiques figurent des croyances que les données scientifiques contredisent, comme l’idée que nous serions victimes d’une submersion migratoire incontrôlée, ou que l’on pourrait se permettre de ne pas réagir face au changement climatique. Ces politiciens ont donc intérêt à alimenter le doute à l’encontre des sources scientifiques et des journalistes qui les contredisent.
Or, les espoirs que ces politiciens populistes soulèvent sont si forts qu’ils ont découvert qu’ils jouissaient d’une marge de manœuvre considérable dans l’opinion, malgré les accusations de mensonges et les enquêtes pénales qui les visent parfois. Une partie de l’électorat est en effet disposée à « détourner le regard », en plusieurs sens.
Pour les électeurs des populistes, mensonges ou fautes morales peuvent en effet apparaître comme « acceptables », comparés aux espoirs politiques qu’ils nourrissent, en vertu d’un calcul rationnel coûts-bénéfices.
Bien souvent, cette évaluation se trouvera biaisée par l’affection dont bénéficie le politicien providentiel, et par la haine nourrie à l’encontre de ses opposants, suivant un mécanisme de raisonnement motivé. C’est le même raisonnement motivé qui conduit les parents à se trouver « aveuglés par l’amour » qu’ils portent à leurs enfants. Donnez-moi une raison (même douteuse) de continuer à penser que les vaccins causent l’autisme ou que le Covid-19 était un mensonge et j’y arriverai, car j’ai très envie de le croire.
Autre élément important, l’esprit est calibré par la sélection naturelle pour se préoccuper essentiellement de ce qui peut concrètement affecter les intérêts matériels et la réputation de l’individu et ceux de sa famille proche.
L’électeur moyen est, par comparaison, peu motivé par des dangers, éloignés dans le temps et l’espace, difficiles à percevoir directement, et atteignant surtout les autres – comme le changement climatique, l’échec d’une immunité vaccinale collective, ou le déclin de la confiance envers les institutions.
De manière générale, les citoyens ne sont pas incités à développer des connaissances véridiques sur les conséquences des politiques publiques. Cela demande du temps et de l’énergie, tandis que les chances qu’ils soient concrètement affectés personnellement sont souvent très faibles (certains économistes se demandent même pourquoi les gens vont voter).
A contrario, dans certains cercles sociaux, il peut y avoir des bénéfices sociaux immédiats et concrets (amitiés, followers, contrats) à exprimer ouvertement son soutien au climatoscepticisme ou aux mensonges de Trump.
Journalisme d’investigation et recherche scientifique reposent sur l’échange contradictoire et la vigilance des pairs, et ces professionnels sont incités, en raison de l’impact sur leur réputation, à se corriger quand ils se trompent. En ce qui concerne la science, l’accumulation de données statistiques et expérimentales convergentes permet à des conclusions d’acquérir une fiabilité infiniment supérieure à celle de l’opinion de sens commun. Les politiciens populistes, les sites de fake news et les stars de YouTube ne sont, quant à eux, soumis à aucune de ces contraintes intellectuelles et éditoriales. Or, ces connaissances sur la hiérarchie des témoignages et des méthodes ne vont pas de soi : elles doivent être enseignées et apprises.
En l’absence d’éducation politique et scientifique idoine, nombre de citoyens ne sont donc pas armés sur le plan cognitif pour saisir ce qui confère une autorité supérieure aux journalistes professionnels ou aux scientifiques sur les affirmations du premier démagogue venu.
Dans ce contexte, investir dans l’enseignement des fondements des autorités journalistique et scientifique, dans la responsabilisation des plates-formes numériques, mais aussi dans la réduction des inégalités économiques et de l’impunité des élites apparaît comme indispensable.
Il convient toutefois de nuancer l’idée que nous serions parvenus à une ère de « post-vérité ». La diffusion de fausses rumeurs et le cynisme ont toujours existé. La pensée motivée, le tribalisme politique et le goût pour les théories du complot trouvent leurs fondements dans notre psychologie fondamentale et des ressentiments socio-économiques, plus que dans le développement des réseaux sociaux et d’Internet.