Quel est notre attachement aux libertés ?
Le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’interroge dans le Monde sur notre véritable attachement aux libertés .
Tribune
Beaucoup s’inquiètent de la montée de la délation dans notre pays, terme qui évoque les heures sombres du régime de Vichy. Le garde des sceaux lui-même s’en émeut. Il est pourtant le garant de l’autorité judiciaire. La délation aurait-elle changé de sens ? S’exercerait-elle désormais, non pour renforcer un régime autoritaire, mais du bas vers le haut, du peuple colérique des réseaux sociaux contre les « élites-caviar » − tendance truffe pour les repas de Christophe Leroy [soupçonné d’avoir organisé, à Paris, de luxueux repas clandestins] ?
Face à la crise, le jeu des alliances et des oppositions d’idées s’est fortement recomposé dans la population. Autour d’un large marais indécis et quelque peu anesthésié, attendant la suite des événements et l’hypothétique sortie du tunnel, deux groupes fourbissent leurs armes de façon contradictoire.
A un extrême, les impatients, qui refoulent leur colère ou qui n’en peuvent plus du désir de se retrouver et de faire la fête, les artisans ruinés, les jeunes interdits de vivre leur jeunesse. Un gigantesque réservoir de passions tristes qui alimente la rage antisystème et les dérives complotistes, attendant leur heure pour s’exprimer. La seule image de repas réservés à la haute société, en période de confinement pour le bon peuple, a un effet ravageur, sonnant l’hallali contre le fantomatique « ministre aux cheveux gris » (évoqué de manière incertaine dans une émission de télévision par un serveur censé avoir travaillé lors d’un repas clandestin).
Mais n’en déplaise à Éric Dupond-Moretti, on ne peut qualifier cette traque et ces dénonciations de délation. Il s’agit bien davantage d’une reprise et d’un développement de ce que nous avions déjà connu dans la période des « gilets jaunes ». La délation n’est pas seulement une dénonciation. Elle s’inscrit dans une soumission à l’autorité et se donne pour objectif de renforcer cette autorité.
Nous trouvons là le deuxième groupe d’opinion, à l’extrême opposé. Celui qui, face à la crise, face au risque de la maladie et de la mort, rêve de rien d’autre que de mettre la démocratie entre parenthèses pour un temps. De s’en remettre à un pouvoir centralisé et efficace pour combattre le virus, notre seul et unique ennemi dans la période actuelle. Cette structuration de type militaire exige que nous appliquions les consignes et que tous marchent au même pas. Que les déviants, les irresponsables, les provocateurs et les simples insouciants soient sanctionnés. En particulier les fêtes clandestines de la jeunesse, qui sont donc dénoncées par le voisinage. Ces délateurs sont plutôt âgés, craignant pour leur santé, nantis, de droite, mais pas seulement.