Antivax-Contre l’incivisme la pédagogie
Pour Julien Damon, sociologue, l’épidémie montre que beaucoup de gens ne veulent pas vivre comme les autres : « Ils ne veulent plus cotiser pour des populations qui ne leur ressemblent pas, on l’observe du côté de l’impôt mais aussi du côté sanitaire, en refusant de s’injecter une substance au nom de la protection générale »
Julien Damon est sociologue, professeur associé à Sciences Po et dirigeant de la société d’études et de conseils Eclairs. Il est aussi l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur la pauvreté et la protection sociale.
Depuis l’annonce du pass sanitaire, les prises de rendez-vous dans les centres de vaccination explosent. L’intérêt individuel – avoir accès aux loisirs – motive donc davantage que l’intérêt collectif – protéger la population et désengorger les hôpitaux. Pourquoi la notion de vivre ensemble ne trouve-t-elle aucun écho ?
Quand on entend les grands blablas sur le vivre ensemble, là, avec le virus, on voit bien que beaucoup de gens ne veulent pas vivre comme les autres. Et ce qui est étonnant, c’est que les Français sont particulièrement réticents et critiques alors qu’ils font partie des plus protégés ! Nos voisins européens payent des fortunes pour se faire tester. L’épidémie de coronavirus met en avant un individualisme négatif forcené à la française, préoccupant sur le long terme, et alimenté par un pessimisme très culturel aussi. Il y a un an par exemple, seul un Français sur cinq répondait « oui » à la question « va-t-on trouver un vaccin efficace contre la Covid-19 ? », contre 80 % des Chinois. Ce pourcentage français arrivait dernier sur vingt-cinq pays. C’est un trait très français que d’être négatif sur tout.
La logique collective pâtit, donc, de cet individualisme pessimisme ?
Ce qui est compliqué, à l’égard de l’Etat-providence et du collectif, c’est que plus une société devient différente, plus elle se compose d’individus différents ou qui s’estiment différents rassemblés en groupes distincts, plus il est difficile de faire vivre un collectif. Vous en avez certains qui se rassemblent sur des sites Internet, d’autres sur des ronds-points. Ces différences s’exacerbent et font les tensions. Les communautarismes s’ajoutent les uns aux autres, cela a pour conséquence que les uns et les autres ne veulent plus cotiser pour des populations qui ne leur ressemblent pas. On l’observe du côté de l’impôt, de la protection sociale mais aussi du côté sanitaire, par refus de s’injecter une substance au nom de la protection générale.
«La grande leçon c’est que l’appel au civisme, en France, ne fonctionne pas»
Et qu’est-ce qui caractérise cette logique individuelle de n’écouter que soi et ses semblables et de n’agir que dans son propre intérêt ?
Cet individualisme négatif s’incarne sous la forme d’un incivisme assez poussé, que l’on retrouve dans les incivilités en général mais qui est exprimé ici dans le registre sanitaire. Certes, il n’y a pas que de l’incivisme dans le refus de se faire vacciner, il y a aussi le fait que le gouvernement ait pu hésiter et dit, un temps, qu’il n’y aurait jamais d’obligation vaccinale… Mais la grande leçon, c’est tout de même que l’appel au civisme, en France, ne fonctionne pas. Donc il faut passer par une incitation d’ordre individuel, qu’elle soit répressive avec une interdiction de rentrer dans les magasins ou les boîtes de nuit, ou positive, en récompensant les jeunes vaccinés par des cadeaux gagnés à la tombola, comme ce qui se fait à Nîmes.
Il y a ceux qui refusent de se faire vacciner par conviction, mais il y a aussi de nombreuses personnes, des jeunes notamment, qui ont attendu l’allocution du Président et les restrictions à l’entrée des lieux publics pour prendre rendez-vous. Ceux-là aussi sont inciviques ?
L’incivisme, c’est ceux qui refusent, qui se mobilisent en promettant de tout casser à partir du moment où l’on incite vivement à ce que tout le monde se vaccine. Ce qui est typique des jeunes en revanche, c’est l’insouciance, plus sympathique que cette revendication de la violence. Mais c’est un premier niveau d’incivisme, qui commence par « je m’en fiche ». Ensuite, un cran au-dessus, on retrouve le refus, qui s’accompagne de l’argument égoïste disant « que les autres se fassent vacciner, je ne sais pas ce qu’il y a dans ce produit, et on verra bien ».
«Ce que j’observe, c’est que l’on a fait beaucoup d’annonces autour de la répression. Mais on n’a pas tenté le côté incitatif, qui peut être vertueux»
Et pourquoi ces « insouciants », plutôt adolescents ou jeunes adultes donc, se laisseraient davantage tenter par des récompenses financières comme ce que cherche à faire Nîmes avec sa tombola ?
Cela a un avantage : c’est de l’incitation plutôt que de la répression. D’autres pays ont tenté d’autres choses que le bâton du pass sanitaire. En Grèce par exemple, les 18-25 ans vaccinés obtiennent un chèque-cadeau d’une valeur de 150 euros. En Serbie, c’est 25 euros pour tout le monde. Et aux Etats-Unis, certains Etats offrent de l’argent ou des biens. Ceux qui ne veulent pas se faire vacciner ne se font pas vacciner, les antivax militants intégristes cherchent à démontrer qu’il y a un grand complot parce que l’on donne des cadeaux. Mais les seuls que l’on rend furieux, on va dire que ce sont les plus « dingos ». Tandis qu’en France, avec les obligations sanitaires actuelles, de nombreuses personnes sont tentées d’y voir une atteinte aux libertés et scandent que l’on vit dans une dictature. Ce que j’observe donc, c’est que l’on a fait beaucoup d’annonces autour de la répression. Mais on n’a pas tenté le côté incitatif, qui peut être vertueux. L’idée de Nîmes est très marrante car la logique de loterie, en théorie de la justice, c’est quelque chose de très accepté. Cela passe par une ludification de l’incitation et je trouve ça très bien. Mieux, par exemple, que de dire que l’on peut enlever son masque lorsque l’on est vacciné, plus critiquable. Car les vaccinés peuvent transmettre le virus.
Ne craignez-vous pas que ce genre de récompense soit perçu comme de l’infantilisation ?
Si l’on mettait cela en place, oui, ce serait vivement contesté. On dira que c’est de l’infantilisation, du paternalisme, que l’on achète les gens. Mais ceux qui pensent cela devraient se demander quelle est la logique d’un système de sécurité sociale qui verse des prestations. Ça aussi, c’est acheter les gens ! La récompense financière mérite d’être tentée, peut-être aurait-il été plus judicieux de faire ce genre de choses il y a deux mois car on a, aujourd’hui, un rythme de vaccination qui s’accélère. Je pense néanmoins qu’il faut faire feu de tout bois et que cela pourrait être valable pour des coûts budgétaires tout à fait acceptables, en particulier du côté de la jeunesse. Je comprends l’obligation vaccinale pour les soignants, je conçois que le pass sanitaire pose des problèmes de libertés fondamentales et je conçois aussi qu’une partie de la jeunesse, sans être forcément réticente, s’en fiche un peu. Mais cela ferait des vaccinés en plus, donc j’y suis favorable