Des lois antitrust aux États-Unis pour la tech ?
Les lois antitrust pourraient connaître leur plus grande réforme depuis des décennies. Si les parlementaires parviennent à un consensus
Un article deBrent Kendall et Ryan Tracy Dans le Wall Street Journa
Démocrates et républicains évoquent la nécessité de renforcer l’arsenal antitrust américain. Cette année pourrait permettre de savoir s’ils sont réellement déterminés à faire adopter une loi en ce sens.
Le Congrès envisage d’apporter aux lois antitrust les modifications les plus importantes depuis des décennies, et certaines mesures bénéficient d’un soutien bipartite. Les parlementaires envisagent de durcir les règles concernant les acquisitions réalisées par des entreprises qui dominent leurs secteurs, de permettre au gouvernement de s’opposer plus facilement aux comportements anticoncurrentiels et de forcer certains géants de la tech à scinder leurs différentes branches d’activité.
Pour que ces mesures se matérialisent en lois, les parlementaires devront aller plus loin que le sentiment global de méfiance suscité par les entreprises en position dominante — en particulier dans le secteur technologique — et gérer des groupes en désaccord avec la nécessité d’une révision majeure ou de modifications plus ciblées de la législation antitrust actuelle.
« Il y a des deux côtés de l’échiquier politique une envie commune de réformes ou d’ajustements des lois antitrust, et je pense que nous assisterons à l’adoption d’une législation sous une forme ou une autre, estime Allen Grunes, ancien avocat antitrust du département de la Justice, aujourd’hui chez Brownstein Hyatt Farber Schreck. La difficulté sera de trouver un consensus politique. »
Le Congrès pourrait adopter une approche en vertu de laquelle « vous pouvez soit être une plateforme neutre où vous vendez des produits de vendeurs tiers comme Amazon, soit vous pouvez vendre ces produits vous-même, mais vous ne pouvez pas faire les deux à la fois »
Jeudi, une sous-commission du Sénat dirigée par la sénatrice démocrate Amy Klobuchar (Minnesota) a lancé la première audition d’une série consacrée aux réformes de l’antitrust. Elle a ouvert la session en exhortant les membres de la commission à réagir face aux géants de la tech non pas « symboliquement… mais en ripostant réellement par des mesures, en légiférant. »
Mme Klobuchar a présenté un ensemble de propositions, comprenant notamment de nouvelles amendes au civil pour les infractions à la législation antitrust et des modifications des règles juridiques pour faciliter la remise en cause des projets d’acquisitions et les pratiques commerciales menaçant la concurrence.
Les républicains ont fait savoir qu’ils pourraient être ouverts à certaines propositions défendues par les démocrates. Le sénateur républicain Josh Hawley (Missouri) s’est interrogé à haute voix sur la possibilité pour le Congrès d’envisager de limiter les acquisitions des entreprises dominantes ou d’interdire le « self-preferencing » (auto-favoritisme), une pratique par laquelle des entreprises telles qu’Amazon utilisent leurs plateformes pour promouvoir leurs propres produits et services au détriment de ceux proposés par leurs concurrents.
Le Congrès pourrait adopter une approche en vertu de laquelle « vous pouvez soit être une plateforme neutre où vous vendez des produits de vendeurs tiers comme Amazon, soit vous pouvez vendre ces produits vous-même, mais vous ne pouvez pas faire les deux à la fois », a précisé M. Hawley.
Amazon assure de son côté proposer aux consommateurs le meilleur produit, quel que soit son fabricant.
En parallèle, une commission antitrust de la Chambre des représentants dirigée par le démocrate David Cicilline (Rhode Island) va mener une audition vendredi pour discuter d’une proposition bipartisane visant à permettre aux médias locaux de se regrouper pour négocier avec les plateformes dominantes comme Google (filiale d’Alphabet) et Facebook.
Les deux partis politiques sont poussés à agir par les préoccupations suscitées par les géants de la tech tels que Google, Amazon et Facebook. Le débat sur le poids de ces entreprises dans l’économie américaine — et sur des pans entiers de la société — a fait sortir les questions sur l’antitrust de l’arrière-cour du monde politique pour en faire un sujet de premier plan à Washington.
L’année dernière, la commission de la Chambre a publié un document rédigé par ses membres démocrates — et soutenu par certains républicains — qui concluait que les failles des lois antitrust et le laxisme dans leur application avaient permis aux entreprises de la tech de constituer des monopoles, ce qui était nuisible à l’innovation et réduisait le choix des consommateurs.
Pour les démocrates, les inquiétudes liées à la technologie constituent la face émergée de préoccupations plus globales concernant la domination, dans tous les secteurs, d’entreprises qui contrôlent les marketplaces et les régulent dans un sens défavorable aux consommateurs.
« La technologie n’est pas seule concernée, il y a aussi l’alimentation pour chats et des cercueils », a détaillé Mme Klobuchar dans une interview avant l’audition.
Les républicains reconnaissent, eux aussi, que les entreprises dominantes de la tech possèdent un pouvoir préoccupant, mais ils sont, au moins en partie, motivés par la conviction qu’elles traitent injustement les conservateurs. Ils considèrent également le renforcement de l’application des lois antitrust comme une approche préférable à une réglementation directe des marketplaces par les pouvoirs publics.
« Il semble y avoir un large consensus sur le fait que le statu quo ne fonctionne pas », a récemment observé le sénateur Mike Lee (Utah), le chef de file républicain à la commission antitrust du Sénat. Il a toutefois mis en garde contre ce qu’il a qualifié de désir de certains démocrates de « profiter de l’occasion pour modifier radicalement notre système d’application des lois antitrust ».
Même s’il est peu probable que les républicains soutiennent les propositions les plus ambitieuses des démocrates, les points d’accord semblent plus nombreux que par le passé. Makan Delrahim, responsable de l’application de la législation antitrust au département de la Justice sous l’administration Trump, avait indiqué avant de quitter ses fonctions qu’il serait sensé que le Congrès impose de plus lourdes obligations légales aux entreprises détenant au moins 50 % de parts de marché, afin qu’elles démontrent que leurs nouvelles acquisitions ne portent pas préjudice aux consommateurs. Cette proposition figure dans le projet de loi Klobuchar.
Les grandes entreprises sont prêtes à se battre contre nombre de ces mesures, qu’elles considèrent comme des menaces pour leurs résultats financiers. Facebook et Amazon ont dépensé plus en lobbying en 2020 que n’importe quelle autre société américaine, notamment pour tenter d’influer sur la législation antitrust. Les géants de la tech affirment être confrontés à une vive concurrence qui les oblige à innover constamment, et avoir acquis leurs importantes parts de marché grâce aux consommateurs qui apprécient leurs produits.
Facebook et Google mènent également des batailles judiciaires devant les tribunaux fédéraux. L’année dernière, le département de la Justice et les procureurs généraux de dizaines d’Etats ont engagé des poursuites antitrust contre Google, tandis que la Federal Trade Commission (Commission fédérale du commerce, FTC) et la plupart des Etats ont poursuivi Facebook. Ces affaires portaient toutes sur des accusations d’abus de position dominante.
L’issue de ces procès pourrait ne pas être connue avant plusieurs années, voire davantage, ce qui explique, qu’en 2021, l’attention accordée à l’antitrust se concentrera davantage du côté du pouvoir législatif.
Chez les démocrates, les membres les plus à gauche du parti sont favorables à des changements radicaux.
M. Cicilline a indiqué qu’il réfléchissait à une législation obligeant les entreprises technologiques à scinder leurs plateformes très utilisées de leurs autres activités. Il a baptisé cette idée le « Glass-Steagall pour l’Internet », en référence à une loi de 1933 qui avait obligé les banques a séparé leurs activités traditionnelles et celles d’investissement à Wall Street. Les républicains affirment que cette idée est vouée à l’échec.
« Retenez bien mes mots : les choses vont changer. Les lois arrivent », a lancé M. Cicilline lors d’une audition le mois dernier.
Le représentant Ken Buck (Colorado), le plus haut membre républicain de la sous-commission antitrust de la Chambre, a fait valoir à ses homologues au sein du parti que ce qu’ils estiment être des partis pris anti-conservateurs peuvent être réglés grâce à des modifications de la loi antitrust, en diminuant le pouvoir des plateformes et en permettant une plus grande concurrence.
M. Buck recommande une « approche au scalpel » axée sur le secteur des technologies et se dit prêt à exiger des entreprises dominantes de la tech qu’elles apportent des preuves que leurs projets d’acquisition ne nuisent pas à la concurrence.
« Je considère que cela est nécessaire pour les Big Tech en raison d’abus, a-t-il dit au cours d’une interview. Ce n’est pas le cas pour les entreprises d’autres secteurs. »
L’administration Biden pourrait jouer un rôle essentiel dans le dialogue parlementaire, mais elle n’a pas encore esquissé de programme détaillé. La Maison Blanche étudie toujours les candidatures pour diriger la division antitrust du département de la Justice et pour occuper des postes de commissaires à la FTC
M. Buck, faisant référence à Amazon, Apple et Google, a déclaré qu’il était favorable à l’idée d’interdire les comportements discriminants ou l’auto-favoritisme lorsqu’une plateforme technologique dispose d’une position monopolistique, notamment en exigeant que l’entreprise scinde ses activités commerciales afin qu’elles « ne puissent pas créer son propre produit pour le faire entrer en concurrence avec d’autres sur sa marketplace ». M. Cicilline a également évoqué la possibilité de restreindre le « self-preferencing ».
Les parlementaires des deux partis ont également exprimé leur soutien à l’augmentation des fonds destinés aux missions antitrust de la FTC et du département de la Justice, notamment en revalorisant les sommes que les grandes entreprises doivent payer lorsqu’elles soumettent à leur examen des projets d’acquisition.
Dans ce domaine, les idées des républicains ne recueillent pas forcément le soutien des démocrates, notamment leurs propositions en faveur d’un alignement des procédures antitrust de la FTC sur celles du département de la Justice, ou le transfert à ce dernier de l’ensemble des pouvoirs en matière d’application des lois antitrust, qui est actuellement partagé entre les deux institutions.
L’administration Biden pourrait jouer un rôle essentiel dans le dialogue parlementaire, mais elle n’a pas encore esquissé de programme détaillé. La Maison Blanche étudie toujours les candidatures pour diriger la division antitrust du département de la Justice et pour occuper des postes de commissaires à la FTC. Selon une source proche du dossier, elle recherche des profils ayant un bon sens politique, car ils devront être capables de travailler avec le Congrès.
La semaine dernière, le président Biden a nommé Tim Wu, professeur de droit à l’université Columbia, à un poste de direction au sein du Conseil économique national de la Maison Blanche. En 2018, M. Wu a écrit The Curse of Bigness, un livre qui dénonçait l’état de la politique de concurrence américaine.
L’administration prévoit également de nommer Lina Khan, une opposante aux géants de la tech et ancienne membre du bureau antitrust de la Chambre des représentants, à un poste vacant au sein de la FTC.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Grégoire Arnould)
Traduit à partir de la version originale en anglais dans l’Opinion