Des manifestants anti pass non représentatifs ?
Le chercheur Gérald Bronner, spécialiste des croyances collectives qui a récemment signé Apocalypse cognitive (PUF, 396 pages, 19 euros), analyse le mouvement de contestation. « Dans cette affaire de passe sanitaire, une part de nos concitoyens refuse a priori qu’une partie de la liberté soit accordée à d’autres si eux ne peuvent pas en bénéficier », explique-t-il avant d’expliquer qui sont les personnes qui défilent.
Etre anti-passe et anti-vaccination relève-t-il de la même chose?
Non, les deux ne se recouvrent pas. On peut être anti-passe sans être anti-vaccination. Et le terme anti-vaccination serait même une sorte de marque infâme puisque beaucoup de manifestants dans les cortèges tiennent à dire qu’ils ne le sont pas. On trouve par exemple des restaurateurs qui manifestent leur mécontentement car le passe sanitaire nuit en partie à leurs revenus. Il y a des soignants qui se sentent stigmatisés par l’obligation vaccinale. Dans ce mouvement, tout se mélange. Mais il se trouve que dans les cortèges, on entend davantage les anti-vaccination, ce sont les plus motivés, ceux qui font des pancartes.
Le mouvement prend-il de l’ampleur?
Avec 240.000 personnes, ce n’est pas rien, d’autant plus que nous sommes en période estivale, mais ce n’est pas un raz de marée. Les manifestants contre le passe sanitaire sont une minorité dans notre pays. La majorité des Français approuve ce dispositif. Et dans la partie de la population qui n’approuve pas, il n’y a qu’une petite minorité qui va manifester ; et au sein de cette minorité, une minorité encore est anti-vaccination et conspirationniste. Pourtant, on leur donne une visibilité maximale. C’est la tyrannie des minorités de faire passer de la visibilité pour de la représentativité. Ils existent mais ils sont si bruyants qu’on a tendance à croire qu’ils sont représentatifs. Ça donne une lecture hystérique du mouvement.
Est-ce un mouvement pro-libertés publiques comme le disent certains anti-passe?
Les libertariens et une partie de ceux qui se revendiquent à tort du libéralisme peuvent s’agréger sur ces mouvements revendicatifs. Mais c’est une absurdité. Il est évident que la proposition du passe sanitaire est moins liberticide que l’obligation vaccinale. Le plus liberticide, c’est la présence du virus, les couvre-feux, les confinements. Le passe sanitaire est une étape intermédiaire douloureuse mais obligatoire.
Dans les cortèges, on trouve côte à côte l’extrême droite et l’extrême gauche…
C’est un millefeuille de sensibilités très différentes, dans lequel on trouve cette alliance contre nature entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Mais cette salade-là, on le voit en Allemagne par exemple, vire à l’extrême droite au bout d’un moment. La radicalité est un jeu qui se joue à plusieurs, mais à la fin c’est l’extrême droite qui gagne.
Pourquoi n’a-t-on pas vu le même genre d’opposition dans la rue lors des confinements ou des couvre-feux?
Parce que dans notre pays il y a une forme de passion égalitariste. Le confinement, c’était pour tout le monde. Dans cette affaire de passe sanitaire, une part de nos concitoyens refuse a priori qu’une partie de la liberté soit accordée à d’autres si eux ne peuvent pas en bénéficier. C’est la situation du « king maker » : si on ne peut pas gagner, on veut faire perdre les autres. Cette passion est en réalité égoïste.
Dans ces mouvements, existe-t-il toujours un ressort politique?
Il n’y a pour l’instant pas vraiment d’étude sérieuse sur cet aspect. Mais il y a des éléments que l’on connaît assez bien, avec les régions où le taux de couverture vaccinale est faible et où, en général, les manifestants sont plus nombreux. C’étaient déjà les mêmes variantes politiques autour de l’hydroxychloroquine : quand on demandait aux Français – de façon étrange - ce qu’ils en pensaient, on retrouvait une pointe tout à fait saillante d’électeurs votant RN et LFI. Dans toutes les crises, il y a une cartographie politique écrite à l’encre sympathique. Chaque crise est comme une flamme qui la fait réapparaître. Aujourd’hui, nous vivons une période de grande imprédictibilité politique car si surgissait un individu capable de faire la catalyse de ce groupe électoral, alors la face politique de la France changerait. C’est ça que révèlent ces manifestations.
Les manifestants partagent-ils tous une défiance envers l’État, le pouvoir, le système?
Le danger est que tous ces publics hétéroclites soient peu à peu absorbés par une narration politique que l’on appelle le populisme. Elle s’appuie sur l’idée d’une trahison du peuple par les élites politiques, sanitaires, scientifiques. Ce néo-populisme, c’est le grand récit politique qui est aujourd’hui diffracté entre plusieurs partis. Ce qui fait qu’on ne le voit pas bien. Mais ces moments sociaux permettent de le réunifier. Le danger est que des individus qui ne sont pas engagés politiquement basculent à l’occasion de ces manifestations vers ce type de récit.
Est-ce le retour de la méfiance envers les sciences, comme au début de la pandémie?
Plus il y a d’informations disponibles, plus la possibilité d’aller chercher une forme de modèle intellectuel qui va dans le sens de nos attentes augmente. C’est le biais de confirmation : quand vous avez l’impression qu’il y a une controverse, vous vous sentez autorisé à croire ce que vous avez envie de croire. On a une fragmentation descriptive parmi les Français, qui n’ont pas tous la même lecture de l’épidémie, de l’existence du virus, de la nécessité du vaccin. Il se crée des millefeuilles argumentatifs, une somme disparate dans laquelle chacun va aller puiser pour se faire sa propre histoire. C’est comme cela qu’on se désunifie en tant que nation. On ne se raconte plus la même histoire du réel, on ne vit plus tout à fait dans le même monde.
De quoi dépend la sensibilité de chacun à ce genre d’argumentaire?
D’abord, selon votre sensibilité politique, vous serez tenté d’accepter ou non un récit qui accuse le pouvoir en place. Il y a aussi les croyances précédentes : si vous croyez à toutes sortes de pseudo médecines, vous allez être tenté de ne pas croire au vaccin. D’ailleurs, les zones en France dans lesquelles on s’intéresse le plus aux médecines parallèles sont des endroits où on se vaccine peu. Il y a aussi le hasard de la vie qui fait que la première fois que vous rencontrez un argumentaire convaincant, vous allez basculer. La bataille narrative est une bataille de la vitesse. La science et la rationalité doivent se prévaloir de la narration car cela prend du temps de désinstaller une idée installée.
Le niveau d’éducation est-il une variable déterminante?
Le niveau d’éducation peut jouer : il peut être prédictif de certaines croyances. Des études ont montré que plus le niveau d’éducation est bas, plus les chances d’adhérer à des théories complotistes sont élevées. Mais des gens très diplômés peuvent aussi être adeptes du complotisme. Il n’y a pas un rapport linéaire strict entre le niveau d’éducation et la crédulité. Mais l’éducation a un rôle majeur à jouer à condition qu’on développe l’esprit critique, qu’on apprenne à se méfier de ses propres intuitions, à ne pas aller vers des thèses qui nous semblent désirables. L’école doit travailler à intégrer ce dispositif de la pensée critique.
Vous décrivez notre goût pour les échanges rageux et les informations irrationnelles. Pourquoi?
Sur le marché de l’information règne une extrême cacophonie. Il n’y a jamais eu autant d’informations disponibles. Ce qui fait qu’il est impossible de s’intéresser à tout. Donc certaines informations vont avoir un avantage concurrentiel et capter notre attention : c’est le cas du conflit. Car nous sommes des animaux sociaux et qu’il est très profondément inscrit dans notre cerveau que lorsqu’il y a un danger ou un conflit, c’est une information qui nous intéresse car ça peut nous mettre en danger.