2024: Année pour l’Europe ?
Confrontée à la montée des partis eurosceptiques à l’intérieur et aux pressions russes, chinoises et américaines à l’extérieur, l’UE pourra-t-elle connaître un sursaut salvateur ? Par Cyrille Bret, Sciences Po dans « la Tribune ».
L’année est encore jeune mais les risques se multiplient déjà pour les Européens. À en croire les euro-pessimistes, 2024 sera sombre pour les tenants d’une Europe forte et autonome : le nouveau Parlement issu des élections européennes de juin 2024 sera dominé par les souverainistes ; le soutien à l’Ukraine est remis en question par les égoïsmes nationaux ; la solidarité budgétaire entre États membres sera mise à l’épreuve par l’élaboration du prochain cadre financier pluri-annuel ; et une éventuelle nouvelle présidence Trump dégraderait profondément le lien transatlantique et donc la cohésion des Occidentaux en Eurasie.
Et si ces risques multiples constituaient, en réalité, des occasions de renforcer l’Europe ? Paradoxalement, 2024 ne peut-elle pas être l’année des Européens ?
Parlement européen : mettre (enfin) les souverainistes au travail
Les élections européennes, qui se déroulent tous les cinq ans, constituent le jalon institutionnel et politique le plus important pour la vie du continent. Ce sont elles qui détermineront la composition du seul organe supranational directement élu par les eurocitoyens.
Au vu des récents sondages, la question n’est plus de savoir si, en juin, le Parlement verra ou non une progression des souverainistes ; il s’agit de se préparer à une situation où un rôle déterminant sera joué par des partis traditionnellement eurosceptiques : le Rassemblement national français, les Fratelli d’Italia alliés à la Ligue, le Fidesz hongrois, etc. Les deux grands mouvements politiques pro-européens – les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens – sont si affaiblis que l’élection d’eurodéputés socialistes ou Les Républicains en France est incertaine.
Les récents sondages annoncent une progression des groupes Identité et Démocratie et Conservateurs et Réformistes européens, qui regroupent les partis eurocritiques, eurosceptiques, anti-européens ou souverainistes du continent. Certes, le PPE devrait rester premier groupe en nombre de sièges au Parlement européen, les S&D devraient rester deuxièmes, et les centristes de Renew Europe troisième. Toutefois, ces trois groupes verraient tous leur nombre de sièges baisser, tandis que ID et les CRE verraient le leur augmenter.
Faut-il se résigner à voir le Parlement puis la Commission affaiblis et même paralysés par une vague anti-européenne ? Faut-il redouter une apathie politique durant toute la prochaine mandature ? L’espoir contraire est pourtant autorisé, malgré l’effacement des grands architectes de l’Union, symbolisé par la mort récente de Jacques Delors. En effet, les différents partis eurosceptiques seront sommés d’agir en raison même de leur propre succès. Les eurocitoyens toléraient l’inaction vitupérante tant que les partis souverainistes constituaient une minorité bruyante ; mais une série de victoires souverainistes au Parlement contraindront ces partis à prendre position et donc à agir concrètement.
Jouer un rôle de premier plan au Parlement européen sera, pour ces partis, un test de sérieux politique : s’ils se refusent à s’unir en groupes cohérents et s’ils dédaignent de proposer des mesures concrètes, ils ne parviendront pas à obtenir les présidences de commission et le bilan politique dont ils ont besoin pour continuer à se « notabiliser ». De même que Giorgia Meloni est devenue instantanément pro-européenne avec son accession à la présidence du conseil italien, de même les partis souverainistes seront contraints soit de se mettre au travail, soit de ruiner eux-mêmes leur crédibilité. On ne peut attendre un enthousiasme européiste de la part de ces partis. Mais on est en droit de prévoir une conversion rapide au pragmatisme institutionnel.
Le premier test de crédibilité du prochain Parlement et de la Commission qui en découlera (en partie) sera de contribuer à l’élaboration du cadre financier pluriannuel de l’Union. C’est là que les partis souverainistes doivent être explicitement mis au pied du mur. S’ils exigent une Union au service des citoyens, ils ne pourront pas reprendre purement et simplement le mantra des États membres autoproclamés « frugaux ».
Une réduction des dépenses européennes signifierait encore moins de protection des frontières par FRONTEX, encore moins de capacités allouées au Fonds européen de Défense et encore moins de soutien aux populations bénéficiaires des plans de relance et de résilience nationaux adoptés pour répondre aux crises économiques liées à l’épidémie de Covid-19.
Autrement dit, une vague souverainiste au Parlement mettra ces partis dans l’obligation de proposer de véritables priorités budgétaires au service des populations européennes. À défaut, ils se discréditeront.
Le deuxième test de crédibilité concernera l’élargissement en cours avec l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Moldavie et l’Ukraine en décembre dernier. Rendu presque inévitable avec l’invasion russe de 2022, ce processus crée de fortes interférences dans la façon dont l’Union influence ses marches, dans les Balkans, en mer Noire et dans le Caucase.
Là encore, les Européens peuvent soit rechigner à tenir parole, irriter les États candidats anciens ou récents et miner ainsi leur prestige à leurs frontières ; soit au contraire faire de nécessité vertu et revisiter complètement leurs méthodes de discussion avec les États candidats.
Placer les neuf candidatures sous le signe du rapprochement géopolitique permettra de continuer à se montrer exigeant en matière d’acquis communautaire sans aborder l’élargissement uniquement d’un point de vue juridique et technocratique. Si, durant la prochaine mandature européenne, les discussions sont conduites uniquement dans la perspective de renforcer l’influence de l’Europe au sud et à l’est, les irritants pourront être considérablement réduits. Si la famille européenne se montre résolument accueillante du point de vue politique, on peut être plus patient du point de vue juridique et budgétaire.
Politique extérieure : en attendant Trump
2024 s’annonce-t-elle comme une année blanche pour la géopolitique de l’Europe dans la mesure où tout sera suspendu à l’élection américaine de novembre et aux nominations du prochain président (ou de la prochaine présidente) de la Commission européenne, du nouveau président (ou de la nouvelle présidente) du Conseil européen, et du prochain haut représentant (ou de la prochaine haut représentante) pour la politique extérieure ? Au moment même où le président chinois durcit le ton envers l’Europe, où le président russe prépare sa réélection et réitère ses déclarations condescendantes et agressives envers l’UE et où les « transatlantiques » perdent du terrain à Washington, l’Europe sera-t-elle aux abonnés absents en attendant des nominations qui ne surviendront qu’après l’été ?
Le premier semestre 2024 présente au contraire des occasions inespérées pour les Européens sur la scène internationale : le recul de l’administration Biden sur le dossier ukrainien ouvre la possibilité pour Bruxelles de montrer les fruits d’une décennie de soutien à Kiev, éclipsée par l’attention portée à la communication de l’administration américaine et de la présidence Zelensky.
C’est au premier semestre 2024 que les grands soutiens bilatéraux de l’Ukraine – Allemagne, Pologne, France, baltes – doivent souligner leur bilan (sanctions sans précédent, soutien décennal, etc.). Plus radicalement, la perspective d’une nouvelle présidence Trump doit être analysée comme une bonne nouvelle pour l’autonomie stratégique européenne. Si elle se concrétise, elle soulignera de nouveau que le lien transatlantique et l’OTAN ne peuvent suffire à protéger les Européens contre les dangers internationaux qui pèsent sur eux.
Si les risques s’accumulent pour les Européens en 2024, les occasions peuvent, elles aussi, se multiplier, pour peu qu’elles soient identifiées, saisies et exploitées. 2024 peut être l’année des Européens, à condition qu’ils ne s’installent pas dans l’attente.
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Par Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po