Regard sur l’Europe et la France par Enrico Letta , ancien premier ministre italien
Enrico Letta, ancien Premier ministre, est le secrétaire du Parti démocrate depuis mars. Un défi majeur dans un moment de crise historique de la gauche italienne. Passionné de football, il commence notre entretien en abordant le projet avorté de compétition « privée », porté par 12 équipes italiennes, espagnoles et britanniques. Une histoire qui va bien au-delà du sport, dit-il.
Quelle leçon tirez-vous du rejet presque unanime du projet de Super Ligue ?
La sortie de la pandémie ne pourra pas se construire sur les « premiers de cordées », sur l’idée que la locomotive entraîne automatiquement les wagons qui suivent. Les Européens demandent une croissance plus inclusive, un partage du pouvoir et de la participation.
Vous êtes arrivé en France en 2015 ; vous en repartez en 2021. Quel regard portez-vous sur cette expérience ?
Je suis très curieux de découvrir si la recomposition politique de 2017 est temporaire ou définitive. Pour l’instant, je constate qu’elle a favorisé un leadership français en Europe. J’ai observé aussi des phénomènes moins présents en Italie, comme l’extrémisme islamiste, la fatigue de l’intégration, l’affrontement entre centre et périphéries. Les débats sur l’identité, la laïcité, l’intégration m’ont montré une vivacité sociale et culturelle qui m’a fasciné.
Vous avez observé tout cela depuis Sciences Po, une institution accusée d’avoir favorisé la pénétration d’une attitude américaine, la « woke culture », alimentant une sorte de guerre culturelle en France…
Cela a été un privilège, j’ai trouvé fascinant de travailler dans une institution française et en même temps globale. L’américanisation dont on accuse Sciences Po est aussi un facteur de son succès : elle a contribué à faire de Paris une capitale mondiale dans les domaines des sciences sociales et des relations internationales. Son objectif était et reste former l’élite sans être élitiste, d’où la volonté d’atteindre 30 % de boursiers.
Quelle est la place de la gauche aujourd’hui ?
Je suis devenu secrétaire du Parti démocrate car j’ai l’ambition d’aider la gauche italienne à jouer un rôle en Europe. La phase post-pandémie peut être une opportunité pour la gauche, car le désir de solidarité mérite d’être décliné avec nos valeurs, on ne peut pas laisser ce drapeau aux souverainistes. Une nouvelle saison s’ouvre, il faut avoir la capacité de la jouer.
«La gauche française peine à exister entre le projet souverainiste de Jean-Luc Mélenchon, et celui d’Emmanuel Macron qui a attiré la gauche modérée en 2017 mais a ensuite déplacé son action à sa droite»
L’expérience politique d’Emmanuel Macron peut-elle encore être une source d’inspiration pour la gauche ?
Je regarde avec attention ce qui se passe en France où la gauche peine à exister car elle est écrasée par deux extrêmes : d’un côté le projet de Jean-Luc Mélenchon que je qualifie de souverainiste, de l’autre celui d’Emmanuel Macron qui a attiré la gauche modérée en 2017 mais a ensuite déplacé son action à sa droite. On va voir les développements en vue de la présidentielle. Je vais aussi suivre l’expérience d’Anne Hidalgo à Paris ou les positions des Verts avec intérêt.
Vous êtes un pro-européen convaincu, êtes-vous préoccupé par la gestion des vaccins ? Les difficultés risquent de faire oublier l’avancée du plan de relance européen…
Oui, je le crains. Cela, avec le succès britannique, constitue une opportunité pour les souverainistes d’affirmer qu’en dehors de l’Union européenne, on se porte mieux. C’est faux, car la différence réside dans la capacité de production pharmaceutique des pays anglo-saxons, mais c’est une dialectique qui peut marcher. Il faut réagir, et je pense que le travail des commissaires Thierry Breton et Paolo Gentiloni va dans ce sens.
Quels doivent être les priorités de l’UE dans la post -pandémie ?
On doit lancer trois batailles : rendre structurel l’instrument budgétaire Next generation EU qui va financer le plan de relance, transformer le Pacte de stabilité en pacte de soutenabilité, créer le pilier de l’Europe sociale selon les idées de Jacques Delors. On peut commencer à en discuter dès les 7 et 8 mai au sommet de Porto. Et puis, à partir du 9, continuer lors de la Conférence sur le futur de l’Europe proposée par Emmanuel Macron, une discussion d’une année qui va changer le futur de l’Union.
Quel regard portez-vous sur une autonomie stratégique européenne, et sur une coopération renforcée dans les domaines de la défense et de la politique étrangère ?
Il faut faire une distinction nette entre la coopération économique et le régalien. Il faut être réalistes, on marche à des vitesses différentes entre ces deux domaines : je ne vois pas, aujourd’hui, les conditions pour des avancées sur la défense et la politique étrangère comparables à ce qu’on a réussi à faire avec Next generation EU. Il faut être prudent et ne pas susciter des attentes intenables. Cependant, on peut commencer à aborder des sujets comme la suppression du droit de veto sur les décisions de politique étrangère.
En septembre 2020, vous avez signé une tribune pour demander le dépassement de la dissuasion nucléaire. Pourquoi ?
Je l’ai signée avec conviction : dans le monde de demain, il ne devrait pas exister de dissuasion nucléaire. Je sais aussi que cela n’est pas un sujet sur la table et qu’en Europe existent des sensibilités différentes sur le sujet.
On observe une montée en puissance des autocrates aux frontières de l’Europe. Comment réagir ?
Nous devons monter au créneau sur les droits de l’Homme, l’Etat de droit et la démocratie. Navalny, Hong Kong, les Ouïghours, le « Sofagate », la Biélorussie sont des dossiers qui ont besoin de la voix européenne. On a deux instruments qui peuvent faire la différence et qu’on n’utilise pas assez, le G7 et le G20. Le G7 est utile pour concerter les positions envers la Russie et la Chine, le G20 est le seul lieu physique où Joe Biden, Xi Jinping et les leaders européens peuvent se rencontrer. C’est une occasion extraordinaire pour faire avancer la coopération et résoudre nos différends, car l’objectif historique des Européens est d’éviter une guerre froide entre Chine et Etats-Unis. Nous ne sommes pas équidistants car nous sommes alliés des Américains, mais une confrontation réelle n’est pas dans notre intérêt.
L’année 2021 devrait marquer une étape historique dans les rapports franco-italiens, avec la signature du Traité du Quirinal. Etes-vous optimiste sur les négociations ?
Absolument. C’est peut-être contre-intuitif mais je pense que la crise diplomatique de 2018 a été une chance : signer le traité aujourd’hui, en cette phase de reconstruction post-pandémique, plutôt qu’il y a deux ans, le rend plus significatif. Je vais citer deux nouveautés qui ont contribué à changer la donne : l’alliance entre France et Italie sur la nécessité du plan de relance en 2020, et l’alliance entre PSA et Fiat (Stellantis), qui lie nos pays de façon indissoluble. Je connais les suspicions réciproques, je sais qu’une partie de l’opinion publique italienne est anti-française et vice-versa, mais les synergies nous rendent plus forts et la réalité le montre. Le luxe est un très bon exemple. On dénonçait le « shopping » des groupes français en Italie mais, en réalité, grâce aux capitaux français, les marques italiennes sont plus fortes et compétitives aujourd’hui qu’avant leur acquisition.
Le Parti démocrate soutenait Giuseppe Conte jusqu’à janvier, il soutient le nouveau gouvernement Draghi aujourd’hui. Quelle continuité entre les deux ?
Il s’agit de deux gouvernements différents ; je regardais avec bienveillance le gouvernement de Giuseppe Conte, je souhaite le succès de Mario Draghi. Maintenant on est dans une grande coalition, on gouverne avec la Ligue, ce qui arrive une fois par siècle ! Une trêve avec la Ligue était nécessaire et utile pour le pays. On verra si Matteo Salvini a réellement changé d’attitude… Je l’espère, car le pays a besoin d’une droite moins extrême et dangereuse. Ensuite, on ira séparés aux élections, où le Parti démocrate sera allié avec le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte.
Donc vous reniez l’esprit originel du Parti démocrate, fondé sur le modèle des démocrates américains avec une « vocation majoritaire » et une ambition de gouverner seul…
C’est une erreur de considérer que l’Europe et les Etats-Unis sont la même chose. Nous avons un système avec plusieurs partis, la tradition politique italienne est tellement vive et vivace qu’elle ne peut pas être contrainte dans un système bipolaire. Mon travail est de former une alliance des partis progressistes.