Secteur agricole : la fin d’un monde
Bertrand Hervieu, co-auteur de l’ouvrage très instructif « Une agriculture sans agriculteurs ». Le sociologue membre de l’Académie d’Agriculture de France décrypte le déclin du modèle familial et le basculement délicat dans les logiques entrepreneuriales à l’heure de la transition agro-écologique.(dans la Tribune)
Quand on parle de choc démographique dans le monde agricole, vous nuancez en disant que les statistiques ne voient rien. Ne doit-on plus être inquiet quant au déclin des agriculteurs ?
Bertrand HERVIEU – Oui, il y a bien un effondrement démographique, c’est clair. – 75 % d’actifs agricoles en 40 ans, c’est quand même significatif. Les chefs d’exploitations et co-exploitants, ne représentent plus qu’1,5% de la population active française. Mais ce que cache l’effondrement démographique, c’est une reconfiguration très forte des modes d’organisation du travail et du capital. Avec François Purseigle [sociologue à l'Institut national de Polytechnique de Toulouse et co-auteur du livre « Une agriculture sans agriculteurs », ndlr], ce qui nous frappe c’est la crise du modèle de l’exploitation familiale.
Ce n’est pas la fin de l’agriculture, c’est la fin d’une forme de l’agriculture. Au fond, l’exploitation familiale avec deux personnes à plein temps, c’est-à-dire l’exploitation conjugale finalement, constitue un moment historique qui a succédé au modèle patriarcal de la Troisième République et qui voit aujourd’hui émerger des formes multiples, complexes et enchevêtrées sous des formes sociétaires, avec une montée en puissance du salariat. Nous allons assister à une réorganisation très profonde des structures d’exploitations et des modes d’exercice de ce métier.
Dans votre ouvrage, on apprend que 60 % des chefs de propriété gèrent des sociétés agricoles. Tous les agriculteurs exploitants vont-ils devenir des exploitants entrepreneurs ?
C’est la tendance observée oui, avec des statuts professionnels différents. En Nouvelle-Aquitaine par exemple, vous avez une très grande palette des modes d’exercice du métier entre les productions animales et végétales. Ce que l’on voit dans une partie des Landes, avec l’exploitation de parcelles par des sociétés extérieures, est davantage en phase avec le mouvement actuel que le modèle de l’agriculteur qui possède une cinquantaine d’hectares en polyculture-élevage. Cette seconde image est en train de s’effacer et cela interroge sur l’attractivité du modèle qui représente trop de contraintes de travail et de capital à l’installation.
Le modèle d’entreprise agricole se banalise mais vous montrez que les institutions représentatives refusent de l’intégrer dans leurs discours. Est-il difficile pour un métier en lien avec le vivant d’intégrer les logiques entrepreneuriales ?
Le modèle à deux personnes à plein temps a été une vraie conquête pour la génération de la seconde moitié du XXe siècle : la phase de modernisation s’est appuyée sur l’exploitation familiale. Et elle a très bien réussi, il faut comprendre ça. La France était totalement déficitaire dans sa couverture alimentaire avant et après la Seconde Guerre mondiale. En l’espace de vingt ans, elle a connu la surproduction. C’est dire l’extraordinaire bond qui s’est opéré en reposant sur du travail familial. C’était voulu par la génération de la jeunesse agricole catholique des années 1950-60.
Ce modèle-là a été un modèle voulu, conquis, un modèle glorieux et productif. L’abandonner, c’est un peu le trahir et mettre fin à une épopée avec les hommes et les femmes qui ont construit cette histoire. C’est toujours plus difficile d’abandonner un modèle qui a fonctionné. Edgard Pisani, qui fut ministre de l’Agriculture de 1961 à 1966, avait l’habitude de dire qu’une politique qui a fonctionné est une politique qui a changé le monde, mais puisque le monde a changé il faut changer de politique.
L’agriculture se tourne de plus en plus vers une économie de services. Cette nouvelle donne économique est-elle viable pour une profession subventionnée et aux revenus parfois précaires ?
Il s’agit du secteur où l’on rencontre l’éventail des revenus le plus important. Le dixième des exploitations les moins rentables sont en revenu négatif. Le modèle économique classique est donc fragile. Ce qu’introduit ce modèle complexe via de nouvelles formes sociétaires, c’est beaucoup plus de souplesse. Ce ne sont plus des structures à vie, elles se pensent désormais en fonction d’un projet économique à un moment donné en fonction des opportunités conjoncturelles. Il est frappant de constater que, dans les structures qui tirent un revenu extrêmement confortable, il y a généralement plusieurs sociétés qui s’emboîtent, les unes disparaissent, les autres émergent. Ça demande beaucoup de dextérité juridique et fiscale.
Si les plus petites structures ne suivent pas ce mouvement, sont-elles condamnées à disparaître ?
Pas forcément. Ce mouvement sur lequel nous voulons attirer l’attention dans notre livre a été indicible jusqu’ici. Notre travail a consisté à le nommer. Mais ce mouvement ne dit pas tout. Nous disons que l’exploitation familiale est fragilisée et que, pour beaucoup, elle n’est plus désirable. Elle est prise en étau entre cette agriculture plus abstraite et une floraison de micro-exploitations qui empruntent les codes de la startup. On voit beaucoup de « bifurqueurs » comme on les appelle [en référence au discours des diplômés d'Agro Paris Tech en mai 2022, ndlr]. Économiquement ils ne pèsent pas très lourd, mais culturellement c’est très important. Les collectivités accordent de l’importance à ce mouvement de retour au local, contrairement aux politiques agricoles. Je trouve ça regrettable car cet élan est une source d’innovation. Il faut toujours être attentif aux marges qui sont des lieux d’invention.
« Le pessimisme dominant doit être écarté par l’attirance de nombreux jeunes pour ce métier »
Les personnes non-issues du milieu agricole représentent une force pour renouveler la profession vieillissante. Or, il est de plus en plus difficile d’accéder à la propriété foncière puisque le patrimoine se concentre dans les familles exploitantes. La figure de l’agriculture grand propriétaire terrien est donc révolue ?
Je n’ai pas la réponse mais je constate une chose. Les transmissions sont de plus en plus difficiles. Un jeune qui entre dans le métier va passer sa vie à racheter les parts de sociétés et de foncier. C’est quand même vivre pauvre pour mourir riche. Il y a une crise autour de la succession-installation. J’ai un cas précis dans les Landes, d’une ferme restée dans une famille pendant deux générations. La troisième a considéré que pour sortir des difficultés, il fallait vendre. Ils solliciteront donc des porteurs de capitaux.
Le pessimisme dominant doit être écarté par l’attirance de nombreux jeunes pour ce métier. Il y a une adéquation à construire entre ce désir de métier et des nouvelles formes de l’exercer. La nouvelle génération n’a pas envie d’être astreinte sept jours sur sept, 365 jours par an. Ces nouvelles aspirations ne constituent pas une catastrophe !
Mais l’éloignement avec le cœur de métier, avec la fierté de produire la nourriture du pays et d’assurer la souveraineté alimentaire semble pourtant très mal vécu par la profession…
Oui, ce processus que vous qualifiez d’éloignement, je le qualifierais d’abstraction, de parcellisation des fonctions. C’est une tendance lourde, visible dans notre société. L’agriculteur doit avoir une vision de synthèse sur ce qu’il fait et sur sa place dans la production alimentaire.
La transition écologique que les agricultures doivent mener est-elle à la fois une opportunité pour renouveler les générations mais aussi une impasse économique pour les plus petites ?
On peut faire l’hypothèse que ces structures tertiarisées, pointues sur le plan technologique, soient plus à même de prendre à bras le corps la transition que les petites et moyennes vieillissantes. Dans celles-ci, la moitié des chefs d’exploitation a plus de 50 ans, à cet âge vous n’avez pas tellement envie de réinvestir dans un nouveau modèle de production. Mais on peut espérer que le renouvellement des générations soit effectivement porteur de la transition.
___
« Une agriculture sans agriculteurs », François Purseigle et Bertrand Hervieu, Presses de SciencesPo, octobre 2022, 222 pages, 16€.