Quel rôle de la France en Afrique ?
Face aux soubresauts mortifères récurrents dans la corne de l’Afrique élargie (Éthiopie, Erythrée, Somalie, Djibouti et Soudan), la France, pourtant membre permanent du Conseil de sécurité, est complètement absente sur le plan diplomatique à la résolution de ces conflits. Et pourtant elle pourrait renouer avec son passé en revisitant de fond en comble la vieille amitié entre Paris et Addis Abeba, qui date du général de Gaulle et du Négus. Par le groupe de réflexions Mars*.( dans la Tribune)
« On observera que la religion ne joue aucun rôle dans ces conflits, que ce soit au Soudan, où tous les protagonistes sont musulmans sunnites, ou en Éthiopie, où les ethnies amhara et tigréennes sont censées partager la même foi chrétienne orthodoxe »
Au commencement était le Nil. Le Nil était auprès des dieux, et le Nil était dieu. Si le grand fleuve africain est pour ainsi dire absent de la mythologie et de la cosmogonie de l’ancienne Égypte, c’est qu’il est en réalité, dans l’histoire des peuples qui le bordent, la divinité suprême, celle qui les nourrit généreusement et dont les terribles colères, qu’il sorte de son lit ou retourne à l’étiage, font leur effroi. Ces caractéristiques valent autant de nos jours que pour l’Antiquité la plus haute. C’est le propre d’une divinité éternelle. Cela fait près de soixante siècles que l’histoire des peuples que le Nil unit, de gré ou de force, dépendent de ses humeurs. Et quand les hommes s’aventurent à prétendre les contrôler, le Nil se venge et, tel Jupiter, rend fous ceux qu’il veut perdre.
C’est bien ce qui est en train de se passer sous nos yeux, aveuglés par la guerre en Ukraine et au Proche-Orient, et les bruits de bottes autour de Taïwan.
Difficile à vrai dire de résumer en quelques lignes les événements tragiques de ces dernières années dans le bassin du Nil. L’année 2011 n’est pas seulement celle des révolutions arabes et de la période de troubles qui a suivi, notamment en Égypte, qui a su en sortir au prix d’un coup de force militaire, et surtout au Yémen, qui ne parvient pas à sortir du temps des troubles. Certes, géographiquement, « l’Arabie heureuse » n’appartient pas au bassin du Nil. Mais historiquement, elle lui est liée depuis les temps antiques de la reine de Saba.
Et c’est aussi en 2011 que l’Éthiopie lance le GERD (Grand Ethiopian Renaissance Dam), projet de développement proprement « pharaonique » de barrage sur le Nil bleu, censé alimenter en électricité la moitié des quelque 120 millions d’Éthiopiens. Or le Nil bleu, qui prend sa source au cœur de l’Abyssinie, au lac Tana, lui-même alimenté par les multiples sources des hauts plateaux éthiopien, est le principal affluent du grand Nil qui sort de Khartoum, la capitale du Soudan édifiée au confluent du Nil bleu et du Nil blanc, fleuve déjà immense qui paresse depuis les grands lacs d’Afrique centrale où nul n’a jamais trouvé sa source, même Livingstone. Les divinités n’ont pas de nombril.
Aujourd’hui, fin 2024, le projet suscite une alliance de fait entre les voisins de l’Éthiopie (hormis le Kenya) parrainée par le régime égyptien, qui reproche à Addis Abeba une gestion trop peu inclusive de la richesse suprême qu’est l’eau du Nil. Et cette alliance n’entretient pas que des velléités pacifiques à l’encontre de l’Éthiopie. Comment en est-on arrivé là, au bord d’une nouvelle guerre interétatique, la première du siècle née d’un conflit lié à l’accès à la ressource en eau ?
En lançant le GERD (anagramme du DERG, la sinistre junte communiste qui succéda à l’empire du Négus de 1974 à 1991), les intentions du gouvernement d’Addis Abeba n’étaient pas purement orientées vers la prospérité de ses peuples. Usé par vingt années d’un pouvoir sans partage, le parti du Premier ministre Meles Zenawi, puis Haile Mariam Dessalegn, (le président fédéral n’a en Éthiopie qu’un rôle protocolaire), dominé par l’ethnie tigréenne, minoritaire, cherchait avant tout à se relégitimer face aux tendances centrifuges encouragées par un fédéralisme ethnique voulant rompre avec l’unitarisme de l’empire des Negus, historiquement dominé par l’ethnie amhara qui lui a donné notamment sa langue véhiculaire.
Arrivé en 2018 à l’issue d’une révolution de palais au sein du parti au pouvoir, le nouveau Premier ministre Abiy Ahmed, ancien officier de renseignement issu par son père de l’ethnie oromo (numériquement majoritaire mais historiquement dominée par les Amharas, l’ethnie de sa mère), a voulu marquer les esprits en mettant un terme au conflit territorial avec l’Érythrée qui durait depuis trop longtemps, recevant ainsi le prix Nobel de la Paix 2019. Fort de cette reconnaissance internationale, Abiy Ahmed a relancé son pays dans une politique impériale, en interne en réprimant les tendances centrifuges, et vers l’extérieur en poursuivant le projet GERD au mépris du droit international relatif au partage de la ressource en eau.
Il en est résulté en interne une guerre civile implacable contre l’ex-ethnie dominante tigréenne, et en politique étrangère la coalition de tous ses voisins inquiets du remplissage unilatéral de l’immense lac de barrage situé en amont de la frontière soudanaise. Et il n’est pas exclu que la rébellion tigréenne, réprimée avec une férocité incongrue de la part d’un lauréat du Nobel, ait été suscitée, encouragée, voire armée par les services de renseignement égyptiens, dont on connaît les capacités.
Cette coalition, en germe depuis trois ans, s’est cristallisée dans un sommet tripartite inédit qui s’est tenu le 11 octobre dernier à Asmara, capitale de l’Érythrée, pays théoriquement en paix avec l’Éthiopie depuis 2019 mais qui pourrait se joindre à une intervention des deux autres participants au sommet : l’Égypte et la Somalie, qui ont signé en août un accord militaire dont on voit sans peine contre qui il peut être dirigé.
Il est vrai que l’Éthiopie, immense pays enclavé à la recherche d’un accès à la mer, a pour le moins manqué de tact à l’égard de son voisin somalien en passant un accord commercial avec la province sécessionniste du Somaliland ayant pour objet les facilités portuaires de Berbera, le port de Djibouti étant engorgé et celui d’Assab toujours inaccessible. Et voici comment le bassin du Nil communique avec la mer Rouge et la péninsule arabique. Notons en passant que les facilités portuaires de Berbera sont contrôlées depuis 2016 par la société émirienne Dubai Ports (qui y a évincé le groupe français Bolloré). Or les EAU sont un acteur à part entière de la tragédie en cours.
Il est en effet notoire que les services émiriens parrainent la rébellion des paramilitaires du général Dogolo « Hemeti » qui déchire le Soudan depuis plus d’un an. Alliés à la junte militaire (parrainée par l’Égypte) qui a renversé en 2019 le régime d’Omar el-Béchir, longtemps allié de l’Iran puis des Frères musulmans (et donc du Qatar), les paramilitaires soudanais sont les héritiers des milices arabes (Janjawid et autres), que les massacres des populations non arabes du Darfour et du Sud-Soudan ont rendues tristement célèbres dans la décennie 2000.
Pour les éloigner autant que pour sceller dans le sang son renversement d’alliance au profit de l’Arabie saoudite de MBS, le régime Béchir les a ensuite envoyés combattre au Yémen contre la rébellion des Houthis, soutenus par ses anciens alliés iraniens, aux côtés des Émiriens et des Saoudiens dont ils constituaient l’essentiel de l’infanterie. Les paramilitaires en sont revenus considérablement aguerris et enrichis. Manipulés dans un premier temps par l’armée régulière contre un régime Béchir à bout de souffle, puis contre le pouvoir civil issu d’une révolution (relativement) pacifique, ils ont fini (avec l’aide des mercenaires russes de Wagner) par se retourner contre la junte (dont les chefs ont tous été formés dans les académies militaires égyptiennes) dans une guerre civile dont on ne voit ni le sens ni l’issue.
Il n’est donc pas exclu que les services égyptiens finissent par s’entendre avec les services émiriens (qui partagent une commune détestation des Frères musulmans) pour mettre fin à la guerre inter-soudanaise et réorienter contre le voisin éthiopien l’ardeur belliqueuse des paramilitaires soudanais (qui font la guerre depuis plus de 20 ans). Il reste en effet toujours quelques querelles territoriales à régler dans la zone frontalière que traverse le Nil bleu.
Affaiblie par la rébellion tigréenne qui a révélé les piètres capacités de son armée, pâle héritière de la puissante armée rouge du DERG, l’Éthiopie ne tiendrait sans doute pas longtemps contre ses ennemis coalisés. Or le temps n’est plus où le régime Zenawi était l’un des principaux points d’appuis américains en Afrique et il est peu probable que les Etats-Unis volent au secours d’un allié aussi controversé, quel que soit le locataire de la Maison Blanche. Il en va de même des Israéliens, traditionnellement proches des Éthiopiens (d’aucuns diraient depuis le roi Salomon) mais dont les services et les forces armées sont aujourd’hui orientés contre l’Iran et ses proxies. Or l’Iran, qui ne semble pas jouer de rôle majeur dans la guerre civile soudanaise, ne parraine aucun des acteurs de la tragédie en cours.
Il n’en va pas de même des autres puissances régionales que sont non seulement l’Égypte et les EAU, mais aussi l’Arabie saoudite et même la Turquie. Du côté saoudien, dans un geste de haute politique qui n’est pas sans rappeler le modèle gaullien, le prince héritier MBS a voulu sortir de la guerre au Yémen pour se consacrer à ses projets de développement du littoral de la mer Rouge. Et la guerre civile soudanaise, tout comme la domination houthie du littoral yéménite, n’y est en rien favorable. Quant aux Turcs, ils cherchent à renouer avec l’héritage ottoman, qui a contrôlé le Hedjaz jusqu’au Yémen jusqu’à l’avènement, précisément, des Saoud. Cela se traduit entre autres par l’intervention de mercenaires turcs aux côtés du gouvernement légal somalien, et par un rapprochement inattendu avec le régime égyptien tirant un trait sur la période Morsi.
On observera que la religion ne joue aucun rôle dans ces conflits, que ce soit au Soudan, où tous les protagonistes sont musulmans sunnites, ou en Éthiopie, où les ethnies amhara et tigréenne sont censées partager la même foi chrétienne orthodoxe. Cela prouve-t-il, aujourd’hui comme dans l’Antiquité la plus lointaine, que la divinité au-dessus des religions demeure le Nil ?
Mais, direz-vous, en quoi est-ce que ces histoires lointaines intéressent la France ? Le drapeau tricolore ne s’est plus trempé dans les eaux du Nil depuis Fachoda. Pourtant, notre pays garde encore des intérêts limitrophes de la région en cause : au Tchad, résigné à subir les soubresauts des massacres récurrents dans le Darfour voisin ; à Djibouti, morceau d’Éthiopie arraché sous notre Second empire à l’empire abyssin à l’occasion d’une de ses périodes d’anarchie tout aussi récurrentes.
La France, membre permanent du Conseil de sécurité, pourrait pourtant jouer dans la région un rôle diplomatique de tout premier plan du fait des bonnes relations qu’elle entretient, aujourd’hui comme historiquement, avec les principaux acteurs de la tragédie en cours. En suscitant une médiation permettant de parvenir à une solution négociée au problème du remplissage du GRED, notre pays préserverait l’Éthiopie d’une nouvelle déconfiture militaire tout en lui évitant de perdre la face.
La France renouerait ainsi avec la vieille amitié entre de Gaulle et le Négus, nouée dans les combats de la Libération. Elle se ferait pour longtemps une amie influente en Afrique (l’UA siège à Addis) sans pour autant se fâcher avec les autres parties au conflit, qui restent des partenaires voire des alliés. Ce serait pour notre pays un retour en Afrique par la grande porte après les échecs que l’on sait. Cela serait en outre cohérent avec notre stratégie pour l’indopacifique, que les soubresauts en Nouvelle-Calédonie n’aident pas à crédibiliser.
Quelle place de la France en Afrique et dans le monde
L’action diplomatique, non la diplomatie des poignées de main devant les caméras, mais celle, beaucoup plus efficace, qui emprunte des canaux discrets, voire secrets, ne nécessite pas de grands moyens budgétaires. Encore faudrait-il que notre pays renoue avec un destin, une vocation, ou plus simplement une stratégie. Toutes les puissances régionales en ont une, qu’elles mettent en œuvre avec application. Quelle est la grande stratégie de notre pays, au-delà des échéances électorales qui se succèdent à un rythme accéléré? Avons-nous décidé de sortir de l’Histoire ?
Il nous manque depuis trop longtemps une volonté, de la persévérance, et par-dessus tout, une vision et une compréhension de notre juste place dans le monde. Le beau projet du « Louvre Abu Dhabi » aurait-il vu le jour sans Champollion ? De Gaulle disait que derrière les victoires d’Alexandre se tenait Aristote. Il aurait pu ajouter que derrière les découvertes de Champollion se trouvait Bonaparte.
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
Le groupe de réflexions Mars*