La politique étrangère des États africains face aux génocides
Aux yeux du grand public des années 1990, le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda d’avril à juillet 1994 a d’une certaine manière consacré l’entrée tragique des sociétés africaines dans la modernité. L’historien spécialiste des Grands Lacs n’aura pas ménagé sa peine pour œuvrer à disqualifier le soupçon d’archaïsme et d’irrédentisme ethnique qui pouvait poindre chez certains à l’évocation de ce drame. Le Mal, la négation politiquement organisée de l’Humanité, pouvait également prendre place dans ces contextes, comme ailleurs. La tragédie rwandaise aura aussi imprimé sa marque sur la politique étrangère des États africains, en les encourageant à assurer un rôle nouveau dans les institutions internationales et dans le maintien de la paix. Rappelons d’abord les répercussions internationales du génocide rwandais, à l’ONU en particulier, pour mieux comprendre ensuite ce nouveau rôle, avec ses ambiguïtés.
Par David Ambrosetti, Politiste, chargé de recherche au CNRS, directeur du laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Université Bordeaux Montaigne, Sciences Po Bordeaux dans The Conversation
Sur la scène politique internationale, le génocide rwandais fut une source d’apprentissage. À Paris, d’abord : un sujet africain passé quasiment inaperçu (une rébellion armée partie en octobre 1990 à la conquête du pouvoir à Kigali), relevant du « domaine réservé » du président français et de ses conseillers, pouvait se conclure par une mise en cause de « responsabilités accablantes » de la France. Le Rwanda est alors devenu un objet d’attention devant une nouvelle audience mondialisée, à la fois diplomatique, médiatique, juridictionnelle et militante, ce qui a contribué, un temps, à ébranler la politique de clientèle postcoloniale pilotée depuis l’Élysée, bien au-delà des faibles intérêts bilatéraux liant le Rwanda à la France.
À l’ONU également, l’onde de choc dépasse la région africaine des Grands Lacs. Car les Casques bleus étaient présents à Kigali durant le génocide, forcés à l’inaction. Comment imaginer un tel fiasco de la « communauté internationale », alors au faîte de sa gloire au sortir de la guerre froide ?
Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU de 1997 à 2004, doit trouver une réponse. Il était aux premières loges de ce funeste printemps rwandais, lui qui dirigeait alors le maintien de la paix à l’ONU. Le diplomate algérien Lakhdar Brahimi y contribuera, par son rapport publié par l’ONU en 2000. De même que Samantha Power, l’actuelle cheffe de l’USAID, l’agence américaine en charge de l’aide internationale, qui éclaira les dilemmes dans lesquels l’administration Clinton et le secrétariat général des Nations unies étaient alors empêtrés.
Un refrain s’impose alors dans les cercles des praticiens de la paix et la sécurité : « African Solutions to African Problems ». Les partenaires des organisations régionales du continent veulent voir celles-ci prendre en charge leurs défis sécuritaires. Les chefs d’État africains acceptent une posture plus volontariste face aux conflits armés et aux violences de masse contre les civils. Adopté en 2000, l’Acte constitutif de la nouvelle Union africaine (UA), qui naît en juillet 2002 sur les cendres de l’Organisation de l’Unité africaine, prévoit dans son article 4 la compétence de l’UA face aux crimes contre l’humanité et de génocide.
Autre marqueur de leur volontarisme, les États africains deviennent au même moment des contributeurs de troupes incontournables pour les opérations de paix sur le continent, à l’ONU et à l’UA. Le président rwandais, Paul Kagamé, ancien rebelle qui a conquis le pouvoir en juillet 1994, mettant fin au génocide, fait partie de ces « bons élèves ». En 2007, il a su saisir la portée symbolique d’un engagement des troupes rwandaises dans l’opération de paix déployée conjointement par l’Union africaine et l’ONU au Darfour en vue de faire cesser des violences de masse constituant un possible génocide. Le paradoxe fut de voir des accusations de crimes de guerre et crimes contre l’humanité émises par la suite à l’encontre des généraux rwandais nommés à la tête de cette mission, tel Patrick Nyamvumba, pour son rôle durant la guerre au Zaïre/République démocratique du Congo (RDC) en 1996-1997. Paul Kagamé a alors su faire un bon usage de son nouveau rôle de premier plan à l’ONU, en menaçant de retirer ses troupes si l’ONU venait à poursuivre ses investigations et ses accusations publiques contre le Rwanda, notamment sur son rôle dans la déstabilisation de l’Est de la RDC.
De même, la Cour pénale internationale (CPI) créée à La Haye pour punir les responsables des principaux crimes internationaux suscite une relative adhésion : 19 États africains (mais pas le Rwanda) sont signataires du statut de Rome au moment où naît la nouvelle Cour en juillet 2002 (sur un total de 76 États parties dans le monde à cette date). Et lorsque l’administration de George W. Bush tente de faire barrage à la CPI au Conseil de sécurité, les États africains suivent les positions européennes pour défendre l’institution pénale.
Le climat change néanmoins au tournant des années 2010. Le conflit au Darfour, dès 2003, joue ici un rôle pivot. En 2004, des accusations de génocide se multiplient aux États-Unis et à l’ONU à l’encontre du régime militaire soudanais de Khartoum, en lutte contre les rebelles darfouriens. En 2005, et pour la première fois, le Conseil de sécurité saisit la CPI. Bien que réticente, l’Union africaine se résigne en 2006 à déployer une force de paix conjointe avec l’ONU. À cette date, l’ONU entend assumer une nouvelle « Responsabilité de Protéger ». La CPI émet en 2009 un mandat d’arrêt contre le président soudanais en exercice, Omar el Béchir. Sur place, au Soudan, on entend dire que les agents de la mission internationale de paix fourniraient des informations à la Cour.
Cette inculpation aura progressivement un effet délétère sur le soutien des État africains à la Cour. D’autres poursuites, au Kenya notamment, creusent davantage le fossé. En juin 2015, la CPI et des organisations occidentales accuseront le président sud-africain Jacob Zuma de ne pas avoir fait arrêter Omar el Béchir lors de sa participation au 25e sommet de l’UA organisé par l’Afrique du Sud. En réaction, Zuma tente en 2016 de quitter officiellement la CPI. Les institutions parlementaires et judiciaires du pays l’en empêchent finalement. Mais d’autres pays suivent. Le Burundi devient en 2017 le premier État à quitter effectivement le statut de Rome, au moment où la CPI s’intéresse aux allégations de crimes contre l’humanité à l’encontre d’opposants au régime de Pierre Nkurunziza.
La Cour est accusée de ne cibler que des dirigeants africains pour mettre en scène une justice incapable de juger des dirigeants autrement plus puissants. Le fait que la Procureure d’alors, Fatou Bensouda, soit de nationalité gambienne n’y change rien. Fatou Bensouda plaidera également pour des poursuites contre les auteurs de crimes de guerre en Afghanistan, en incluant dans son périmètre les troupes américaines, ce qui lui vaudra en 2020 de faire l’objet de sanctions décidées par l’administration Trump, abandonnées ensuite par Joe Biden.
Cette période correspond à une nouvelle posture revendicative, au Conseil de sécurité de l’ONU, de la Russie et la Chine qui accentuent alors leur présence sur le continent africain. Un regard chiffré sur l’utilisation des veto par ces deux membres permanents en témoigne.
Depuis 2007, la Russie a usé 32 fois de son droit de veto (1,8 par an en moyenne), contre seulement trois fois de 1985 à 2006 (0,1 par an), et 88 fois de 1945 à 1984 (2,2 par an). Par comparaison, dans cette période 2007-2024, les États-Unis en ont usé sept fois (0,4 par an, dont trois depuis octobre 2023 à propos du conflit israélo-palestinien), contre 39 fois de 1985 à 2006 (1,8 par an), et 48 fois de 1945 à 1984 (1,2 par an). Quant à la Chine, elle qui avait opposé son veto seulement deux fois entre 1985 et 2006 (0,1 par an), et une seule avant 1985, comptabilise seize veto depuis 2007 (0,9 par an). Et l’élément le plus marquant est le suivant : ces seize veto chinois ont toujours été combinés à des veto russes. S’ils ne portaient que rarement sur les opérations de paix en Afrique, ces veto ont convaincu le reste du monde que les membres occidentaux du Conseil ne disposaient plus des mêmes marges d’action pour imposer les mesures interventionnistes de leur choix au Conseil de sécurité.
Bien des dirigeants africains adhèrent à l’objectif d’un rééquilibrage mondial de la puissance. Il y a cependant une dimension supplémentaire dans leurs réactions : une quête résolue de reconnaissance internationale, une révolte constante face aux stigmates du passé, qui se traduit par une hypersensibilité aux situations de ségrégation et d’apartheid pétries de racisme (racisme dont les Occidentaux n’ont certes pas le monopole). À cet égard, la plainte déposée en décembre 2023 par le gouvernement sud-africain devant la Cour internationale de justice à l’encontre du gouvernement israélien sur le chef d’accusation de génocide contre les Palestiniens de la bande de Gaza projette sur la scène mondiale un rôle d’avant-garde dans la condamnation de l’occupation et de la colonisation. Déjà, à la conférence internationale contre le racisme, organisée à Durban en 2001, Pretoria avait mené la bataille pour la reconnaissance des crimes contre l’humanité du passé (esclavage et colonisation) et leur réparation. Dans l’échelle de l’intolérable, l’urgence humanitaire n’est pas toujours lue de la même façon.
Rappelons que l’histoire des génocides est également une histoire africaine. Le premier génocide du XXe siècle prend place dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain conquise par les troupes impériales de Guillaume II (avec, comme premier gouverneur colonial civil, un certain Heinrich Göring, père de Hermann, le Reichsmarschall et criminel de guerre nazi). Dirigés par Lothar von Trotha, les colonisateurs recourent aux camps de concentration visant à l’extermination des populations Herero et Nama, dont les chefs militaires leur opposent une résistance féroce. Depuis maintenant plusieurs années, les autorités de la Namibie demandent à ce titre réparation au gouvernement allemand.
Entre 2020 et 2022, un nouveau conflit armé sévit au nord de l’Éthiopie, dans un Tigré coupé du monde par les autorités du pays. Les bilans sont effrayants : missionné par l’UA, l’ancien président nigérian, Olusegun Obasanjo, évoque entre 300 à 600 000 décès dus à la guerre.
Aux États-Unis, des manifestations dénoncent un génocide en cours. Des organisations de droits de l’homme alertent. Des sanctions bilatérales sont prises. Mais les trois gouvernements africains siégeant au Conseil de sécurité de l’ONU (qu’on appelle le « A3 ») s’opposent à toute délibération du Conseil, au motif qu’il appartiendrait aux Africains de répondre à la crise, hors de toute ingérence étrangère. Des voix dénonceront pourtant l’inaction de l’UA, voire sa complicité à l’égard du gouvernement fédéral éthiopien, et trouveront ici une explication aux réticences du « A3 ». Les vieux réflexes de retrait et d’attentisme jadis visibles à l’OUA n’ont donc pas totalement disparu.
Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU est tout de même saisi, et crée fin 2021 une Commission internationale d’experts pour enquêter sur ces violations massives du droit humanitaire par toutes les parties au conflit. Fatou Bensouda en fera partie, pour un temps. Ces experts voient néanmoins leurs efforts interrompus en novembre 2023, un an après l’accord de paix signé par les belligérants à Pretoria, et ce au nom de la nécessaire protection de ce fragile processus de paix. Les indices collectés confirmaient pourtant l’existence de crimes internationaux commis à grande échelle…