Le mythe de l’éden vert africain
Pas moins de 21 millions de personnes vivent dans les réserves de l’Unesco, rappelle dans le monde son sous-directeur, Ernesto Ottone Ramirez, faisant pièce au mythe de la perpétuation d’un « éden vert ».
Tribune.
Dans son dernier ouvrage, L’Invention du colonialisme vert, l’historien Guillaume Blanc accuse plusieurs organisations internationales de perpétuer en Afrique une forme de néocolonialisme, en imposant la préservation d’une nature vierge et sauvage, vidée de ses populations pour le plaisir des touristes du Nord.
Il n’est pas dans les habitudes de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) de réagir à ce genre d’attaque. Celle-ci est néanmoins révélatrice d’un certain état du débat actuel sur la protection et la conservation de la nature et mérite qu’on s’y attarde.
Passons rapidement sur l’accusation fantaisiste faite aux organisations internationales de perpétuer le mythe d’un « éden vert ». Les communautés locales sont au cœur des pratiques de conservation modernes depuis plus d’un demi-siècle. Dès 1971, le programme de l’Unesco sur les biosphères s’est justement développé contre la tentation de « mettre la nature sous cloche » pour, au contraire, développer des activités économiques, agricoles et touristiques durables, en harmonie avec la nature.
Les sites de l’Unesco abritent plus de 250 millions d’habitants dans le monde. Uniquement en Afrique, 21 millions de personnes vivent dans près de 80 réserves de biosphères dans 29 pays.
La conscience d’une relation indivisible entre la diversité culturelle et la diversité biologique est un principe que l’Unesco a réussi à inscrire dans le droit international. Présenter le travail de l’Unesco comme visant à vider la nature de ses habitants a ainsi suscité l’étonnement et la consternation de la communauté scientifique concernée.
Résurgence significative
Cette accusation d’un prétendu « colonialisme vert » n’est d’ailleurs pas nouvelle, c’est plutôt sa résurgence qui est significative. Le livre Myth of Wild Africa présentait des points de vue similaires il y a vingt-cinq ans. Quiconque travaille dans ce domaine connaît parfaitement les erreurs, les violences et parfois les crimes qui ont accompagné la création de certaines des zones protégées au cours de l’histoire.
Quelques minutes dans un colloque de spécialistes de l’environnement suffisent d’ailleurs pour y apprécier la vigueur des débats et des interrogations des experts sur leurs propres pratiques. Faire l’impasse sur les évolutions et les réflexions de la communauté scientifique, c’est avoir un demi-siècle de retard. Aucun pays ne crée aujourd’hui de réserve naturelle sans impliquer sa population. Le processus de nomination établi par la Convention du patrimoine mondial de 1972 l’exige d’ailleurs explicitement.
Au-delà de fausses nouvelles et des approximations qui sont le lot quotidien du traitement de l’action de l’ONU, ces accusations sont préoccupantes pour l’état du débat public. D’abord, elles insinuent que les Africains ne sauraient pas ce qu’ils font, ce qui est une insulte. Pensons aux gardes forestiers qui se font régulièrement attaquer et parfois tuer par des braconniers, comme tout récemment dans le parc des Virunga, en République démocratique du Congo (RDC).
C’est aussi passer sous silence les programmes de développement les plus novateurs, comme par exemple celui du site iSimangaliso, en Afrique du Sud. Créé à l’origine comme une réserve par le gouvernement de l’apartheid par l’expulsion brutale des populations qui y vivaient, le site a été rendu aux communautés qui en assurent la conservation, au titre de patrimoine mondial de l’Unesco.
Ensuite, et surtout, ces attaques s’évertuent à discréditer la coopération internationale – tantôt pour son ingérence, tantôt pour ses lenteurs, sans pour autant être force de quelconque proposition pour les communautés et leur environnement.
La coopération internationale n’est pas monobloc : elle est faite de la rencontre de centaines d’acteurs qui travaillent, coopèrent, s’opposent et se corrigent en permanence. Prendre le millier de sites inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, sur les cinq continents et partout en Afrique, pour y dénoncer la mainmise d’un grand dessein colonial d’expulsion des populations n’est pas sérieux.
L’Unesco n’est pas une organisation européenne, mais une organisation internationale et, de ce fait, une organisation également africaine. L’ADN de l’Unesco se définit par la prise en compte des particularismes locaux, des cultures et des traditions.
La nature qui se défend
L’analyse de cette diversité des contextes est la base de toute démarche rigoureuse. C’est aussi l’essence de la coopération entre différents acteurs en réponse à des situations chaque fois uniques. Sur le site de Simien par exemple, en Ethiopie, qui fut l’un des premiers inscrits sur la liste du patrimoine mondial, et où le surpâturage était l’une des menaces pour l’intégrité du site et ses dernières populations endémiques de bouquetins d’Abyssinie.
Loin d’« expulser » les populations, ce sont les frontières du parc qui ont été redessinées, pour en exclure les villages les plus peuplés, tandis que les populations des villages situés au cœur du parc, comme le village de Gich, qui avaient déjà commencé à quitter le site pour s’installer en ville, du fait de la crise agricole, ont été accompagnées – au prix d’infinis débats entre conservateurs, autorités locales et sponsors des programmes (comme il arrive en Europe, et pas seulement en Afrique, dans des cas de constructions de routes ou de barrages).
Ailleurs, comme dans le Parc national du banc d’Arguin, en Mauritanie, les populations locales et notamment les Imraguen jouent un rôle essentiel dans la gestion durable des bancs de poissons et la protection des oiseaux migrateurs. Sans évoquer les centaines de programmes de soutien à l’agriculture et aux activités des populations des réserves de biosphère du mont Elgon au Kenya jusqu’aux rives fragiles du lac Tchad. Sur le site de Sahamalaza aux îles Radama (Madagascar), le programme de restauration des habitats dégradés a permis aux pépiniéristes d’améliorer leurs revenus jusqu’à 1 500 dollars par an, dans un pays où le salaire moyen annuel est de 400 dollars et où 90 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour.
Loin de chercher le retour à « l’éden vert », des centaines de programmes témoignent de ces tentatives d’inventer une relation durable entre les humains et leur environnement. Masquer cette réalité sous des raccourcis trompeurs, c’est à la fois tromper le public sur le passé et saper les fondements d’une action possible dans le présent.
La protection de la biodiversité est une urgence absolue et les êtres humains en font partie intégrante. Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. Cette mission représente le plus haut niveau d’engagement scientifique, éthique et politique que l’humanité ait eu à consentir. Aucun pays n’y parviendra seul. La coopération internationale est la seule voie possible. Les centaines de rapports d’experts et de programmes sur le terrain le démontrent depuis des années. Les curieux y trouveront des solutions très concrètes, très locales, héritées de la sagesse de peuples pour habiter le monde de façon durable, et tenter d’y vivre en paix – et non pas seulement d’y survivre.